Nouvelle Donne - épisode 1.09

La Théorie du Chaos

Résumé des épisodes précédents

 

 – Gillian est contactée Peter Crane, un riche homme d'affaire qui a acquis les toiles qu'elle avait exposées à Philadelphie (1.06) et qui souhaite qu'elle en peigne d'autres pour redécorrer sa maison de vacances. Malgré la mauvaise première impression que lui laisse Peter Crane, elle accepte de travailler pour lui, en partie à cause des problèmes d'argent rencontrés par Joe.

 

– Angie fait la connaissance de Luke, un ancien ami de Kira qui ne la laisse clairement pas indifférente. Néanmoins, gênée par son manque d'expérience en ce qui concerne les relations amoureuses, elle préfère se montrer distante, malgré l'intérêt qu'il manifeste à son égard.

 

 – Le soir de la St-Valentin, alors qu'elle s'apprête à passer la soirée seule, Caitlin accepte l'invitation de David Shepard, le psychologue de Rose, à aller boire un verre. Le lendemain matin, elle se réveille dans son lit.

*

 Rose étouffa un bâillement et chassa une mouche qui voletait un peu trop près de son visage.
 L'insecte s'éloigna et la fillette le suivit des yeux quelques secondes, avant de poser son regard sur l'horloge murale qui surplombait la porte de la classe. Seul le battement régulier de la trotteuse répondait à la voix monotone de l'institutrice stagiaire, qui récitait son cours d'histoire depuis près de trente minutes. Face à elle, chaque enfant semblait plongé dans un état léthargique similaire à celui de Rose, mais la jeune femme ne s'en formalisait pas ; sans doute attribuait-elle ce silence inhabituel à l'intérêt démesuré que ses élèves nourrissaient à l'égard des listes interminables de dates qu'elle énonçait. La fillette sentait ses paupières s'alourdir davantage à chaque déplacement de l'aiguille sur le cadran, et elle se serait sans doute endormie avant la fin du cours si trois coups brefs frappés contre le panneau en bois de la porte ne l'avaient pas tirée de sa torpeur. Les enfants se redressèrent d'un même mouvement alors que la directrice de l'école pénétrait dans la pièce. L'institutrice blêmit, bafouilla quelques mots que personne ne comprit, persuadée sans doute que sa carrière dans l'enseignement venait de prendre fin à l'instant. Sa supérieure la rassura d'un sourire bienveillant.
 – Je ne vous interromprai pas longtemps, dit-elle à l'intention de la jeune fille.
 Celle-ci, troublée par cette intrusion inattendue, se contenta de hocher docilement la tête et de reculer d'un pas mal assuré. La directrice se tourna vers la porte qu'elle avait laissée ouverte et adressa un signe de la main à une personne restée dans le couloir. Une fillette blonde la rejoignit, les yeux rivés à la pointe de ses chaussures, et s'immobilisa à côté d'elle.
 – Je vous présente Claire, annonça la doyenne. Elle a été obligée de manquer souvent l'école ces derniers mois et par conséquent, elle terminera l'année scolaire dans votre classe. J'ose espérer que vous lui réserverez l'accueil qu'il convient.
 Quelques murmures s'élevèrent, mais la plupart des élèves continuaient d'observer la petite fille avec curiosité. Au dernier rang, Rose se sentait vaguement mal à l'aise et évitait avec soin de croiser le regard de Claire. Elle se souvenait sans peine du jour où, cinq mois plus tôt, elle s'était tenue face à vingt inconnus qui la dévisageaient comme un animal de cirque. Le supplice de la petite fille dura encore trois minutes, puis l'institutrice lui désigna une table inoccupée et la directrice quitta la salle. Claire s'installa sans un mot à la place qui lui avait été attribuée, ignorant avec soin les têtes qui pivotaient sur son passage. L'enseignante fut contrainte de réclamer le calme à plusieurs reprises avant de parvenir à regagner l'attention des enfants. Tandis que ses camarades recommençaient à somnoler sur leur chaise, Rose lança quelques coups d'œil discrets vers la nouvelle et elle profita de la torpeur générale pour l'observer à la dérobée. Elle lui faisait penser à une poupée de porcelaine, avec son teint trop pâle et ses yeux délavés. Elle ne cessait de jouer avec les mèches courtes qui encadraient son visage et Rose constata que ses pieds ne touchaient pas le sol. Se sentant épiée, Claire tourna la tête et Rose s'empressa de reporter son attention sur l'institutrice, qui venait de commencer l'énumération des états séparatistes pendant la Guerre de Sécession, et l'ordre dans lequel ils avaient rejoint les États confédérés d'Amérique. Il ne lui fallut que quelques secondes pour retrouver l'état léthargique duquel l'arrivée de Claire l'avait tirée et dont elle ne sortit que lorsque la sonnerie retentit, une quinzaine de minutes plus tard. La classe s'anima d'un seul coup et les élèves ne prêtèrent aucune attention à l'enseignante qui s'efforçait de leur dicter leurs devoirs. Quelques paires d'yeux se reposèrent avec curiosité vers la nouvelle élève, mais la plupart des enfants avaient déjà oublié sa présence et s'empressèrent de quitter la salle. Rose les suivit d'un pas traînant, traversa la cour de récréation et s'installa sur le muret qui en délimitait le périmètre. Elle avait l'habitude d'y passer ses récréations, parfois en compagnie de Lucy mais généralement seule. Sans prendre la peine de lui demander son accord, Claire se hissa à côté d'elle et laissa pendre ses jambes dans le vide.
 – Je m'appelle Claire, dit-elle après un court silence.
 – Je sais.
 – Toi tu t'appelles comment ?
 Rose réprima un soupir. Elle ignorait pour quelle raison la fillette avait décidé de venir s'installer près d'elle, comme s'il n'y avait pas suffisamment de place ailleurs.
 – Rose.
 – C'est joli comme prénom. Pourquoi tu joues pas avec tes amis ?
 – Eux c'est pas mes amis.
 – Ah ? C'est qui alors tes amis ?
 – Ils habitent pas ici.
 – Ils habitent où ?
 Rose fronça les sourcils et reporta son attention sur ses camarades qui chahutaient dans la cour de récréation, courant après un ballon ou sautant à l'élastique. Dans son ancienne école, elle se serait probablement trouvée parmi eux. À présent, elle préférait s'abstenir de se mélanger aux autres enfants. Ils ne l'intéressaient pas.
 – Ailleurs. J'ai déménagé y'a pas longtemps.
 – Pourquoi ?
 Une ombre passa sur les traits de la fillette. Elle haïssait cette question, mais savait toutefois exactement quoi répondre pour s'assurer que Claire ne viendrait plus l'ennuyer. Ces mots, qu'elle avait prononcés des dizaines de fois au cours des derniers mois, provoquaient toujours la même réaction chez ses interlocuteurs ; l’embarras, en premier lieu, toujours suivi d’un « Je suis sincèrement désolé » vide de sens. Par la suite, la plupart des gens s'arrangeaient pour éviter sa conversation.
 – Mes parents sont morts.
 Elle se tourna lentement vers Claire pour constater les effets de sa réponse mais, à sa plus grande surprise, celle-ci ne manifesta ni gêne, ni fausse pitié.
 – C'est très triste.
 Décontenancée par cette réaction inattendue, Rose la dévisagea un instant avant de détourner la tête. C'était elle, à présent, qui se sentait mal à l'aise.
 – Et toi, pourquoi tu as dû manquer l'école, grogna-t-elle.
 – J'ai été malade. Au début, je faisais mes devoirs à l'hôpital, mais après je me sentais trop mal. Mes parents ont pensé que je devais plutôt me reposer et que je retournerais à l'école quand j'irais mieux.
 – Et tu es guérie, maintenant ?
 Claire acquiesça d'un simple hochement de la tête.
 – Elle était très grave, ta maladie ?
 – C'était une leucémie. J'aurais pu mourir, précisa-t-elle face au manque de réaction de la part de Rose. Mais les docteurs ont réussi à me soigner. Tu ne veux vraiment pas aller jouer avec les autres ?
 – Non.
 – Ça t'embête, si je reste avec toi ?
 – Pourquoi tu ne vas pas jouer avec eux ?
 – Je les connais pas. Toi, tu as l'air gentille, je t'aime bien.
 Rose haussa les épaules avec indifférence, mais ne parvint pas à réprimer le petit sourire qui étira les coins de ses lèvres.
 – Tu les vois encore, tes amis d'avant ?
 – Non.
 – Ils te manquent ?
 Rose marqua une brève hésitation. Quelques semaines auparavant, Caitlin avait réussi à la convaincre de téléphoner à sa meilleure amie à Los Angeles, dont elle n'avait eu aucune nouvelle depuis qu'elle avait déménagé. La conversation n'avait duré qu'une dizaine de longues minutes, au terme desquelles la fillette avait réalisé qu'elles n'avaient tout simplement rien à se dire.
 – Pas vraiment.
 Claire n'insista pas davantage et Rose l'en remercia intérieurement. Elle n'avait aucune envie de prolonger plus longtemps cette discussion, qu'elle commençait à trouver très ennuyeuse.
 – Demain, je te présenterai quelques personnes de ma classe d'avant.
 – Pourquoi tu n'es pas allée vers eux aujourd'hui ?
 – Parce que j'avais envie de parler avec toi.
 – Et si j'ai pas envie que tu me les présentes ?
 – C'est comme tu veux.
 Rose s'apprêtait à répliquer qu'elle n'avait aucun besoin de connaître les anciens camarades de Claire, qu’elle ne souhaitait d’ailleurs pas se faire de nouveaux amis, mais la sonnerie qui annonçait la fin de la récréation l’en empêcha. Avant qu'elle ait eu le temps de réagir, Claire avait sauté en bas du muret et se dirigeait vers l'entrée de l'école. Rose la rattrapa dans leur salle de classe et désigna la table vide située à côté de la sienne.
 – Tu peux te mettre là, si tu veux.

 

*

 

 – J’aimerais que vous terminiez L’Écume des Jours pour mardi, et que vous relisiez vos notes concernant la littérature française dans le mouvement surréaliste. J’interrogerai l’un d’entre vous, et il va de soi que l’heureux élu sera noté. La moitié d’entre vous qui a suivi le cours d’aujourd’hui devrait s’en sortir sans passer des heures à réviser. Quant aux autres… Je leur souhaite un très agréable week-end.
 Un grognement protestataire s’éleva dans la salle de classe, mais ne suffit pas à attendrir le professeur de littérature française.
 – Inutile de vous plaindre. Et avant que vous ne partiez, on m’a demandé de vous parler d’un échange culturel qui sera organisé l’été prochain avec une classe d’un lycée français. Ceux que ça intéresse peuvent prendre une feuille d’information et venir à la séance qui aura lieu mercredi prochain. Voilà, je ne vous retiens pas davantage.
 Il déposa sur son bureau une pile de papiers à laquelle la grande majorité des élèves ne prêta pas attention. Angela s’empressa de ranger son matériel dans son sac et s’apprêtait à suivre ses camarades, mais l’enseignant l’intercepta à l’instant où elle passait devant lui.
 – Angela, auriez-vous la gentillesse d’en donner une à Kira ? Je pense que ça pourrait l’intéresser.
 L’adolescente s’empara de la feuille qu’il lui tendait et en prit une deuxième sur la pile.
 – Ça pourrait bien m’intéresser aussi, grogna-t-elle avant de quitter la pièce.
 Son interlocuteur lui adressa une moue dubitative qu’elle prit soin d’ignorer. Elle fit semblant de se plonger dans la lecture du document et manqua de heurter Kira, qui l’attendait dans le couloir.
 – Hey doucement, s’exclama cette dernière.
 – Ah désolée, j’t’avais pas vue. Tiens, il paraît que ça « pourrait t’intéresser ».
 Elle lui tendit les deux feuilles, auxquelles Kira jeta un regard intrigué.
 – Tu n’en gardes pas une pour toi ? s’étonna-t-elle.
 – Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire en France ? Je l’ai juste pris parce qu’il croit que je suis trop bête pour m’intéresser à un échange scolaire. C’était bien, chez le conseiller d’orientation ?
 – Formidable, j’ai appris tout un tas de choses passionnantes que je savais déjà, ironisa la jeune fille.
 – Je me demande bien pourquoi on nous oblige à subir ça. C’est débile, on a encore un an de lycée de toute façon.
 – On sait jamais, ça peut être utile. Imagine que tu découvres que le grand rêve de ta vie, dont tu n’avais jamais pris conscience jusque-là, c’est de devenir médecin. Au moins, il te reste une année pour comprendre toutes les subtilités de la biologie anatomique.
 – Aucune chance que ça m’arrive, rétorqua Angela. Au mieux, il me dira que mon avenir est parfaitement tracé dans le service de restauration rapide, et gagnerai du temps en arrêtant les cours dès la fin du semestre.
 Après avoir déposé leurs affaires dans leurs casiers, les deux adolescentes se joignirent à la masse de lycéens qui sortaient du bâtiment et se séparèrent à l’entrée du gymnase.
 – On se retrouve quand j’ai terminé ? demanda Angela avant de pousser la lourde porte métallique.
 – Pas aujourd’hui, je dois rentrer. Mais de toute façon on se voit ce soir, j’espère que t’as pas oublié qu’on travaille ensemble pour le contrôle de chimie.
 – Comme si je risquais d’oublier ça. T’inquiète pas, je serai là. Faut juste que je passe à la maison après l’entraînement pour prévenir ma grand-mère.
 – Ta mère fait encore des heures sup’ ?
 – Comme à peu près tous les soirs depuis un mois. À ce rythme-là, on va finir millionnaires.
 – Ça t’éviterait de passer le reste de ta vie dans un fast-food.
 – C’est pas bête. Bon j’te laisse, si je me dépêche pas je vais encore me faire engueuler. À plus tard.
 La jeune fille se dépêcha de traverser le terrain et de gagner les vestiaires. Un petit groupe composé de quelques membres de son équipe se tenait un peu en retrait, agglutiné tel un essaim d’abeilles. Sans doute trop occupées à partager les derniers potins du lycée, ses camarades ne remarquèrent sa présence que lorsqu’elle laissa tomber une de ses baskets sur le carrelage.
 – Oh, salut Angie. On t’avait pas entendue arriver.
 Leur conversation s’interrompit aussitôt et elles se séparèrent avec un peu trop d’empressement. Angela feignit de ne pas remarquer leur comportement, mais elle se doutait du sujet de leurs messes basses ; la semaine précédente, elle avait manqué l’entraînement à deux reprises à cause de révisions qu’elle devait effectuer avec Kira, et elle appréhendait la réaction de l’entraîneur. Résignée, elle se changea le plus rapidement possible et prit une profonde inspiration avant de quitter les vestiaires. Elle sursauta lorsqu’elle se retrouva face à son entraîneur qui l’attendait juste derrière la porte.
 – Pryce, faut qu’on discute une petite minute.
 Surprise par le ton presque aimable qu’il avait employé, Angela le suivit dans un coin isolé du terrain.
 – Pour la semaine passée je suis vraiment désolée, y’avait ce contrôle de maths pour lequel je devais réviser et…
 – Ça ne fait rien. Écoute, je… J’ai une nouvelle plutôt désagréable pour toi. Tu… tu as été exclue de l’équipe.
 L’espace d’une seconde, la jeune fille songea qu’il se moquait d’elle et qu’il n’allait pas tarder à éclater de rire. Lorsqu’elle réalisa qu’il ne plaisantait pas, le sang se retira d’un seul coup de son visage.
 – Quoi ?
 – Crois-moi ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi, surtout avec le championnat qui approche. J’ai passé une demi-heure à essayer de plaider ta cause, mais ça n’a servi à rien. Ils disent que tes notes sont en chute libre et que tu dois te concentrer sur tes résultats scolaires. Tu pourras revenir dès que tes moyennes seront meilleures. Me regarde pas comme ça gamine, j’ai vraiment fait ce que je pouvais.
 Il lui asséna sur l’épaule une claque qui se voulait sans doute encourageante.
 – T’inquiète pas, je suis sûr que c’est juste l’affaire de quelques semaines. Et en attendant, je compte sur toi pour bosser comme une malade. On va avoir besoin de toi vite fait, la petite nouvelle, elle tiendra même pas jusqu’à la fin du mois.
Le cerveau de la jeune fille semblait incapable d’assimiler les informations qui lui parvenaient. Avec des gestes lents et imprécis, elle retourna à l’intérieur du vestiaire, récupéra ses affaires et sortit du gymnase sans prendre la peine de se rechanger. Elle espérait vaguement retrouver Kira à l’extérieur, mais lorsqu’elle parvint à l’arrêt du bus scolaire, il était déjà parti. Déçue et désorientée, elle s’affala sur la banquette en plastique, replia ses jambes contre elle et appuya son front contre ses genoux. Elle n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé lorsqu’une voix familière retentit à côté d’elle.
 – T’as pas ta tête des bons jours, princesse.
 Angela leva les yeux et son regard croisa celui de Luke qui se tenait face à elle, les mains enfoncées dans les poches de son jean. Elle détourna aussitôt la tête et essuya ses joues humides du revers de la main. Elle préférait éviter qu’il la voie pleurer.
 – Laisse-moi tranquille.
 – Écoute, je veux pas me mêler de tes affaires, mais, Greg m’a dit qu’il avait entendu des filles de ton équipe qui discutaient à la sortie des vestiaires et…
 – Je t’ai dit de me laisser tranquille, d’accord ?
 Luke recula d’un pas, puis se ravisa et s’assit à côté d’elle.
 – Dans mon ancien lycée, ils avaient lancé une espèce de chasse aux sorcières à cause d’un type qui avait pris je sais pas quel stimulant. Une vraie folie, ils ont testé tout le monde. Ils ont découvert que j’avais fumé de l’herbe et j’ai été exclu. À cause d’un joint qu’on m’avait filé quelques jours plus tôt dans une fête. Aucune possibilité de réintégrer l’équipe. J’ai passé les pires six mois de ma vie.
 – Pourquoi tu me racontes ça ?
 – Parce que si ça se trouve, toi, tu joueras de nouveau dans pas longtemps.
 – Oh oui bien sûr. Il suffit qu’un miracle se produise et que je comprenne subitement à quoi peuvent bien servir les mathématiques.  Rien de plus facile.
 – Kira peut te filer un coup de main, non ?
 – À part un échange de cerveau, je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire de plus. On a déjà passé des heures à réviser, ça rentre pas, qu’est-ce que j’y peux ? Tout le monde à l’air de croire que je ne travaille pas, mais c’est faux, j’essaie vraiment, mais ça ne change rien du tout.
 – Et te lamenter sur ton sort, tu crois que ça va changer quelque chose ?
 Angela était trop bouleversée pour remarquer la pointe d'ironie dans la voix de Luke. Furieuse qu'il se permette ainsi de la juger, elle serra les poings si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes.
 – Je me souviens pas de t’avoir demandé ton avis. Fiche-moi la paix.
 – Tu sais que t’es sûrement la personne la plus bornée que je connaisse ?
 – Et alors ?
 – Et alors rien. T’es exaspérante.
 Il se redressa et sortit les clés de son scooter de sa poche.
 – J’dois y aller, tu veux que je te ramène ?
 – Non merci, je préfère attendre le bus.
 – Comme tu veux. Bonne soirée.
 Un nœud se forma dans la gorge de la jeune fille tandis qu’elle le regardait s’éloigner. Une part d’elle aurait voulu se lever et le rattraper, lui demander pardon de s’être montrée aussi désagréable. Ses jambes refusèrent toutefois de bouger et elle attendit seule l’arrivée du bus dans lequel elle monta à contrecœur.

 

*

 

 Catherine Pryce atteignit le préau de l’école primaire peu avant que la sonnerie ne libère une horde d’enfants qui se précipitèrent vers les voitures de leurs parents ou les bus du ramassage scolaire. Catherine les observa d’un œil amusé, cherchant sa petite-fille parmi eux. Comme chaque jour, Rose émergea du bâtiment parmi les derniers, mais sa grand-mère constata avec une certaine satisfaction que, pour une fois, elle n’était pas seule. Une fillette blonde qui parlait en gesticulant avec animation l'accompagna jusque dans la cour où elles se séparèrent.
 – On se voit lundi ?
 Rose hocha la tête et la regarda s'éloigner en direction de la voiture de sa mère avant de rejoindre Catherine.
 – Tu t'es fait une nouvelle amie ? demanda celle-ci.
 – Elle est nouvelle, elle connaît personne. Dis, on pourra aller boire un chocolat avant de rentrer ?
 – Bien sûr. On peut même y aller maintenant, on a un peu de temps avant ton rendez-vous. Il faut juste attendre Lucy, on l’accompagnera jusqu’à l’école de musique.
 Depuis quelques semaines, c'était Catherine qui amenait Rose à sa séance hebdomadaire chez le Dr Shepard. Caitlin ne lui avait pas donné d'explication précise et la fillette n'avait pas posé de questions. Elle appréciait ces quelques heures qu'elle passait seule avec sa grand-mère. Lucy les rejoignit deux minutes plus tard, encombrée d’un volumineux paquet rectangulaire enveloppé de papier journal.
 – Désolée pour le retard. J’ai dû finir d’emballer ça avant de partir.
 Elle désigna son fardeau d’un air nonchalant qui dissimulait mal son impatience d’en révéler le contenu à sa grand-mère et à sa petite sœur.
 – C’est quoi ? demanda celle-ci.
 Un sourire emplit de fierté s’afficha sur le visage de Lucy.
 – La toile qui m’a rapporté la meilleure note de la classe d’arts visuels.
 – Cool, s’exclama Rose.
 – Félicitations, ajouta Catherine en déposant un baiser sur le front de Lucy. Je me réjouis que tu nous montres ce que tu as peint. Est-ce qu’il faut venir te chercher, après ton cours ?
 – Non c’est bon, je rentrerai avec Julie. Elle finit son cours de chant en même temps que moi.
 Tout en discutant, elles prirent la direction de l’école de musique, située quelques rues plus loin, à proximité du centre médical où travaillait David Shepard. Lucy bavarda avec volubilité pendant tout le trajet, racontant sa journée, son cours d’arts visuels, sa mésentente avec sa copine Camille qui ne comprenait définitivement rien à la peinture. Rose ne quittait pas sa sœur du regard, avalait chacune de ses paroles avec une délectation visible.
 – Tu as l’air de bien t’entendre avec Lucy, constata Catherine après qu’elles eurent quitté cette dernière.
 Rose acquiesça d’un signe de la tête.
 – Elle est gentille, je l’aime beaucoup.
 Elles traversèrent la rue et poussèrent la porte d’un petit café où elles se rendaient parfois, avant ou après les rendez-vous de Rose. La propriétaire les salua d’un sourire chaleureux et les laissa s’installer à leur table habituelle avant de s’approcher pour prendre leur commande, deux grandes tasses de chocolat fumant et un muffin pour Rose.
 – Comment s'appelle-t-elle, ta nouvelle amie ? lui demanda sa grand-mère.
 – Claire. Elle a dû redoubler parce qu'elle a été malade et qu'elle était à l'hôpital. Elle m'a dit qu'elle aurait pu mourir.
 Rose avala une gorgée du liquide crémeux qui lui brûla légèrement la langue.
 – Dis, c'est quoi, une leucémie ?
 – C'est une maladie, une sorte de cancer dont certains enfants souffrent parfois.
 – La maman de Kate a le cancer elle aussi, j'ai entendu Kate qui en parlait avec Angie. Est-ce que ça veut dire qu'elle va mourir ?
 – Pas forcément. Il y a un très bon médecin qui s'occupe d'elle, c'est pour ça qu'elle est venue à San Francisco.
 – J'espère qu'elle guérira. Même si elle est pas très gentille.
 Un voile passa devant les yeux de la fillette, dont l'expression devint soudain plus triste. Attentive aux réactions de sa petite-fille, Catherine remarqua aussitôt ce léger changement dans sa physionomie.
 – Quelque chose ne va pas ma chérie ?
 – Si les docteurs peuvent soigner la maman de Kate, pourquoi… pourquoi ils n'ont pas aussi soigné papa et maman ?
 Malgré une courte hésitation, la voix de Rose n'avait pas tremblé, et elle ne détourna pas le regard comme elle l'aurait fait quelques mois plus tôt à l'évocation de ses parents. Catherine posa sa main sur les siennes.
 – Ce n'est pas pareil, mon ange. Ton papa et ta maman n'étaient pas malades. Ils avaient beaucoup de blessures, à cause de l'accident.
 – Ils auraient pu les réparer.
 – Ils ont essayé, ils ont vraiment essayé. Mais leurs blessures… leurs blessures étaient très graves. Ils saignaient beaucoup…
 – Pourquoi ils ne leur ont pas donné du sang de quelqu’un d’autre ? J’ai vu à la télé que les docteurs font ça des fois, et que ça soigne les gens.
 – Ils l’ont sans doute fait, mais ça n’a pas suffi. Je sais que c’est très injuste…
 Rose baissa le regard vers sa tasse de chocolat qu’elle fixa en silence pendant plusieurs minutes avant de reprendre la parole, d’un ton neutre.
 – Est-ce que je serais morte aussi, si j’avais été dans la voiture ?
 La gorge de Catherine se serra.
 – Personne ne peut le savoir, trésor.
 – Ça serait bien tu sais, que les gens ne meurent jamais. Ou alors seulement quand ils sont très très vieux. Comme ça, papa et maman seraient encore avec moi, et Claire n’aurait pas dû aller à l’hôpital.
 La fillette resta songeuse un instant, puis son visage se détendit un peu.
 – Tu crois que je pourrais l’inviter à la maison, après mon rendez-vous ? Elle pourrait rester manger avec nous.
 – On téléphonera à Kate pour lui poser la question, mais je pense qu’elle sera d’accord.
 – On fera des frites ?
 – Bien sûr, si ça te fait plaisir.
 – Maman en faisait toujours quand j’invitais ma copine Sarah, et on les mangeait devant la télé.
 – Alors on fera des frites. Je passerai au supermarché tout à l’heure, pendant que tu seras chez le docteur Shepard. Tu devrais finir ton chocolat avant qu’il soit froid, ma chérie.

 

*

 

 Gillian reposa son pinceau maculé de peinture acrylique, essuya ses mains sur sa salopette et recula de quelques pas pour contempler d'un œil critique le résultat d'une demi-journée de travail. Elle détestait peindre ailleurs que dans son atelier, mais Peter Crane s'était montré particulièrement intransigeant sur ce point du contrat. Une pièce avait été spécialement aménagée pour elle dans la maison de vacances de l'homme d'affaires et celui-ci exigeait qu'elle s'en serve pour réaliser les toiles qu'il lui avait commandées. D'après lui, cela devait lui permettre de mieux s'imprégner des spécificités et de l'atmosphère du lieu. Gillian avait tenté de lui expliquer qu'elle ne pouvait pas travailler dans un environnement qu'elle connaissait si peu, sans toutefois réussir à le faire revenir sur sa décision.
 – Vous vous y habituerez, avait-il conclu.
 Le ton de sa voix ne laissait aucune place à la discussion. Depuis, Gillian effectuait chaque matin le trajet jusqu'à la villa de Peter Crane, située en bordure d'océan.
 La jeune femme inclina la tête sur le côté, plissa les yeux et esquissa une moue insatisfaite. Elle travaillait sur cette toile depuis plus de trois semaines et le résultat ne ressemblait pas à la moitié de ce qu'elle aurait pu obtenir si elle avait bénéficié de conditions de travail plus adéquates. Elle laissa échapper un soupir, rinça soigneusement ses pinceaux et rangea son matériel. La lumière du jour commençait à décliner et elle savait que Joe préférait qu'elle soit rentrée avant la tombée de la nuit.
Gillian verrouilla la porte derrière elle et traversa le vaste hall qui la séparait de la sortie. La grande maison de Peter Crane était déserte, à l'exception d'une femme de chambre qui s'affairait au premier étage. D'une manière générale, elle n'avait aucune raison de se plaindre. Malgré quelques exigences qu'elle avait assimilées à de simples caprices liés à sa fortune, Peter Crane lui laissait une grande liberté. Lorsqu'elle avait signé son contrat, elle craignait qu'en l'obligeant à peindre à son domicile il ne cherche à interférer avec son travail, mais elle le voyait en réalité très peu. Il passait occasionnellement mais ne pénétrait jamais dans la pièce qu'il avait aménagée pour la jeune femme.
 La nuit commençait à tomber lorsque Gillian gara le pick-up de Joe à proximité du café, où elle avait prévu de le retrouver. Elle se hâta de traverser la rue et poussa la porte vitrée de l’établissement, à l’intérieur duquel trois clients seulement étaient installés. Occupé à ranger de la vaisselle derrière le bar, Max ne l’entendit pas s’approcher.
 – Inutile de faire semblant de travailler, plaisanta-t-elle. Tout le monde sait que tu te plonges dans les magazines féminins dès que tu crois que personne ne te regarde.
 Max sursauta. Le sourire un peu forcé qu’il lui adressa ne suffisait à cacher ni sa fatigue, ni sa mauvaise humeur.
 – Café ? proposa-t-il.
 – Plus tard. Est-ce que Joe est là ?
 – Dans son bureau. Il a passé la moitié de la journée enfermé là-dedans et j'aime autant te prévenir, il est d'une humeur massacrante.
 – C'est parce que tu ne sais pas t'y prendre.
 – J’ai toujours su qu’il faisait preuve de favoritisme.
 Gillian frappa deux coups à la porte avant d'entrer. Absorbé par son travail, Joe ne leva pas les yeux de la pile de papier au-dessus de laquelle il était penché.
 – Max, je t'ai dit que j'en avais encore pour une quinzaine de minutes, tu ne peux vraiment pas t'en sortir seul jusque-là ?
 – En fait, Max a l'air de s'en sortir plutôt bien, répondit Gillian en refermant derrière elle.
 Joe redressa la tête, surpris.
 – Oh c'est toi ? Je ne t'attendais pas si tôt.
 – Quel accueil.
 – Excuse-moi, j'ai eu la tête là-dedans tout l'après-midi, je crois que mon cerveau est sur le point de se prendre des vacances.
 – Donne-lui quelques minutes de repos alors.
 Gillian contourna le bureau, écarta d'une main une partie des documents qui en recouvraient chaque centimètre carré, et s'assit en face de Joe. Celui-ci esquissa un sourire, ravi qu'elle lui fournisse une excuse pour faire une pause.
 – Mais juste quelques minutes.
 – Je ne te retiendrai pas plus longtemps, c'est promis. Et ensuite j'irai donner un coup de main à Max, comme ça tu pourras terminer tranquillement de t'occuper de ta paperasse.
 – Tu sais, tu n'es pas obligée de faire ça. Tu as travaillé toute la journée, tu dois être fatiguée.
 – Un peu, admit la jeune femme. Mais ça ne me dérange pas de donner un coup de main. Comme ça, je culpabilise moins pour tout le café que je bois gratuitement.
 – Tu es un ange. C'est allé, ta journée ?
 – Tu plaisantes ? ironisa-t-elle. Un véritable enfer. Neuf heures à peindre en contemplant l'océan, dans une immense maison vide et silencieuse. À midi, une domestique m'a même apporté un sandwich au poulet et m'a appelée 'madame'. Je t'assure, c'est invivable.
 – On dirait que tu t'habitues à ton nouveau lieu de travail.
 – Je crois que je n'ai pas vraiment le droit me plaindre. Évidemment, ce n'est pas mon atelier et je ne peux pas dire que je sois entièrement satisfaite de ce que j'ai peint pour l'instant, mais je suis sûre que ça viendra.
 – Tu penses en avoir encore pour combien de temps ?
 – Deux ou trois moi, peut-être un peu plus. Pourquoi ?
 – Comme ça, je m'intéresse à ce que tu fais c'est tout.
 Joe lâcha la main de la jeune femme et détourna les yeux.
 – Joe, qu'est-ce qui se passe ? Et ne répond pas 'rien', si quelque chose te tracasse je préférerais que tu m'en parles.
 Il hésita un instant à répondre. Il savait que ce travail comptait beaucoup pour Gillian et, pour cette raison, il s'était jusque-là appliqué à lui cacher le manque de sympathie qu'il éprouvait à l'égard de Peter Crane.
 – Je t'assure, c'est rien. Disons que je serai content quand tu auras terminé. Je… je n'aime pas tellement te savoir là-bas, je n'ai pas confiance en ce type.
 – De qui tu parles ? De Peter Crane ? Tu ne l'as même pas rencontré.
 – Inutile de le rencontrer, crois-moi. Je connais ce genre de personne.
 – Quel genre de personnes ?
 – Je te l'ai dit, il ne m'inspire aucune confiance. Pour commencer, je ne comprends pas pour quelle raison tu dois passer tes journées entières là-bas.
 – Je travaille pour lui. J'ai signé un contrat.
 – Et depuis c'est à peine si on se voit encore. Tu es absente toute la journée et quand je rentre du café, tu es déjà endormie.
 – Dans ce cas, tu n'as qu'à rentrer plus tôt. Voilà, problème résolu.
 – Tu sais très bien que je ne peux pas me le permettre.
 – Et tu sais très bien que je ne peux pas non plus me permettre de discuter les termes du contrat que Peter Crane m'a fait signer. Il ne s'agit que de quelques semaines, lorsque j'aurai terminé cette commande les choses redeviendront exactement comme avant.
 – Tu n'es pas obligée de faire ça. On s'en est toujours sorti financièrement jusque-là, je ne vois pas pourquoi ça devrait changer.
 – Il n'est pas seulement question d'argent ! Je n'arrive pas à croire qu'on ait cette conversation. Je pensais que tu étais content pour moi. Est-ce que tu réalises ce que ça représente pour moi ? Au-delà de l'aspect financier ? Quelqu'un s'intéresse enfin à ce que je peins ! J'attends ça depuis des années.
 – Je suis content pour toi, le problème n'est pas là !
 – Où est-il dans ce cas ?
 – Je n'aime pas te savoir chez lui toute la journée, c'est tout. Tu ne trouves pas… étrange qu'un type que tu ne connais absolument pas exige que tu te rendes chez lui chaque jour ? Alors que tu dis toi-même que ton travail serait bien meilleur si tu pouvais peindre dans ton atelier ? Le fait que ce riche homme d'affaires puisse avoir des intentions qui n'ont aucun rapport avec l'art ne t'a jamais effleuré l'esprit ? Les gens comme lui croient qu'ils peuvent obtenir tout ce qu'ils veulent grâce à leur argent. Y compris les jolies jeunes femmes impressionnables.
 Les yeux de Gillian s'écarquillèrent sous l'effet de la surprise. L'espace de quelques secondes, elle sembla ne pas savoir quelle réaction adopter et finit par éclater de rire.
 – Ce n'est vraiment pas drôle, Gil.
 – Au contraire, c'est très amusant. Tu es jaloux. Toutes ces histoires, c'est juste parce que tu es jaloux. Joe, j'espère que tu ne penses pas sérieusement ce que tu viens de dire. Peter Crane n'est jamais là quand je travaille, j'ai dû l'entr'apercevoir trois fois au maximum. S'il m'oblige à peindre sur place, c'est par pur caprice.
Joe secoua la tête, loin d'être convaincu.
 – Ta naïveté m'impressionnera toujours.
 – Je ne suis pas naïve. C'est toi qui es totalement paranoïaque, tu vois le mal partout. Qu'est-ce que je suis censée faire ? N'accepter de peindre que pour des femmes ou des homosexuels ?
 – Bien sûr que non, ne sois pas ridicule. Je préférerais simplement que tu te tiennes à l'écart de ce type. J'ai peur qu'il n'imagine pouvoir obtenir de toi des choses qui ne font pas partie de votre contrat.
 – Et même si c'était le cas ? Quelle importance si Peter Crane espère parvenir à me séduire ? Tu as confiance en moi, non ?
 – Évidemment, Gil je…
 – Dans ce cas, j'ignore pour quelles raisons tu t'inquiètes.
 Joe lâcha un soupir résigné. De toute évidence, cette conversation ne mènerait à rien et il valait probablement mieux y mettre un terme.
 – Tu as raison, je m'inquiète sans doute pour rien…
 Gillian sourit avec indulgence et noua ses bras autour des épaules de Joe avant de déposer un baiser sur sa joue.
 – Est-ce que je t'ai déjà dit que je t'aime ? murmura-t-elle.
 – Mmm rien de t'empêche de recommencer.
 Gillian l'embrassa à nouveau, puis s'écarta de lui pour verrouiller la porte du bureau.
 – Qu'est-ce que… ?
 La jeune femme l'interrompit en déposant son index sur ses lèvres. Un sourire espiègle flottait sur les siennes.
 – Chut… Je préférerais qu'on évite d'attirer l'attention des personnes qui se trouvent de l'autre côté de ce mur.

 

*

 

 – Je sais bien que me remettre avec Jeremy serait une erreur. Mais, tu comprends, c’est l’amour de ma vie… Je ne voudrais pas non plus passer à côté de notre unique chance de nous réconcilier.
 Caitlin hocha la tête, plus par réflexe que pour acquiescer. Elle baissa discrètement les yeux vers sa montre et constata que deux minutes à peine s’étaient écoulées depuis qu'elle avait vérifié l'heure pour la dernière fois.
 – Peut-être que je devrais l’appeler, après tout… À quel moment est-ce que tu as compris que c’était terminé, je veux dire, de manière définitive, avec ton mari ?
 – Heu, laisse-moi réfléchir. Je pense que ça devait être le jour où il m’a traitée de garce hystérique en plein tribunal.
 Un peu surprise par la dureté du ton de Caitlin, Melissa Evans fronça les sourcils puis haussa les épaules.
 – J’imagine que c’est différent. Jeremy et moi sommes restés en bons termes, après tout. S’il m’avait traitée de la même manière que ton ex-mari, je n’aurais même jamais envisagé de retourner vivre avec lui.
 Caitlin se mordit la langue pour s’empêcher de remercier sa collègue de remuer ainsi le couteau dans la plaie. Même si cela remontait à des années, elle n’appréciait guère qu’on lui rappelle la manière dont Jason s’était comporté, pendant leur divorce.
 – Si tu veux mon avis, tu ne devrais pas l’appeler et attendre que ça vienne de lui. Écoute Melissa, j’aimerais rester mais il faut vraiment que je file, j’ai rendez-vous avec le thérapeute de Rose et…
 – Oui bien sûr, je comprends. Comment va-t-elle, la pauvre chérie ?
 – Mieux, beaucoup mieux. J’espère que ça s’arrangera, avec Jeremy. À lundi.
 Caitlin ne parvenait plus à se souvenir par quel concours de circonstances elle était devenue la confidente de Melissa, qu’elle connaissait pourtant à peine, mais depuis quelques semaines il ne se passait pas un jour sans que la jeune femme ne lui fasse profiter de ses difficultés conjugales. Comme si l’échec de son propre mariage la transformait en experte des relations amoureuses compliquées. Elle la salua d’un signe de la tête puis s’empara de sa veste et se dépêcha de rejoindre sa voiture. Une circulation dense encombrait les rues de la ville et, selon une habitude devenue quotidienne, la jeune femme passa les vingt minutes suivantes à pester contre l’ensemble des autres automobilistes.
 Elle gara sa voiture à quelques pâtés de maison de sa destination, par sécurité, et effectua à pied le reste du trajet jusqu’au domicile de David Shepard. Il l’accueillit avec un large sourire qu’elle s’efforça de lui rendre. Comme chaque soir depuis un mois, elle fit de son mieux pour laisser sa culpabilité sur le palier et se jura qu’elle ne reviendrait pas le lendemain. Ses bonnes résolutions s’évaporèrent toutefois à la seconde où il l'entoura de ses bras et où leurs lèvres se rencontrèrent.
 – Tu as passé une bonne journée ? lui demanda-t-il.
 – J’ai vendu un appartement hors de prix à un type qui ne doit pas savoir quoi faire de son argent et qui compte l’offrir à sa fille qui s’apprête à entrer à l’université. Quand je pense que mes parents ne m’ont même pas téléphoné pour mon dernier anniversaire…  Oh et j’ai aussi joué les conseillères conjugales - encore - pour ma collègue Melissa.
 – Ça devient un job à plein temps, tu devrais demander une augmentation. Est-ce qu’elle a décidé de se remettre avec son ex-mari ?
Caitlin s’immobilisa au milieu du couloir. Elle ignorait si elle devait interpréter de manière ironique la remarque de David.
 – Quoi ? fit-il. Je n’ai le temps de suivre aucune série à la télévision, les aventures sentimentales de Melissa et Jeremy, c’est un peu mon feuilleton quotidien.
 – Oh seigneur, est-ce que je te parle vraiment de ça chaque jour ?
 – Non rassure-toi. De temps en temps, j’ai droit à une rediffusion.
 – Je suis désolée, je radote et je ne m’en étais même pas rendu compte.
 – Ne t’inquiète pas pour ça. C’est assez amusant, de t’écouter radoter. J’ai préparé des spaghettis, j’espère que tu as faim.
 Il disparut par la porte de la cuisine. Restée seule, Caitlin s’attarda une seconde dans le couloir. Elle déposa sa veste sur le dossier d’une chaise qui était devenue la sienne, laissa son regard dériver sur les cartons que David n’avait jamais défaits suite à son déménagement, sur les murs qu'elle considérait à présent comme familiers. Lorsqu’elle était venue ici pour la première fois, elle pensait juste s’offrir quelques instants d’insouciance, pendant lesquels elle n’aurait pas besoin de se préoccuper de sa famille, de son travail, de ses collègues, du reste du monde. Jamais elle n’aurait imaginé que les quelques instants en question finiraient par devenir quotidiens. L’espace d’une heure ou deux, elle avait l’impression de pouvoir se détacher un peu de la réalité. Et lorsqu’elle parvenait à refouler son sens habituel des responsabilités, elle réalisait qu’elle aimait se trouver là, qu’elle aimait chaque minute qu’ils passaient ensemble, comme une parenthèse dans la routine journalière. Un bruit de récipients qui s’entrechoquent suivi d’un juron l’arracha à ses pensées. Elle s’approcha de l’entrée de la cuisine et passa discrètement la tête par l’entrebâillement de la porte afin d’observer David sans qu’il s’en rende compte. Agenouillé devant un placard, il s’efforçait de ranger en vrac les ustensiles qui s’en étaient échappés quand il l’avait ouvert. Elle sourit, amusée par le manque d’organisation dont il faisait preuve lorsqu’il s’agissait de l’entretien de son appartement.
 – Besoin d’un coup de main ?
 David retint de justesse le couvercle d'une casserole qui s'échappa de la pile où il venait de le mettre.
 – Est-ce que tu es en train d’insinuer que je ne peux pas me débrouiller tout seul ? demanda-t-il en adoptant un ton faussement vexé.
 – Pas du tout, tu as l’air de t’en sortir à merveille, plaisanta-t-elle.
 – Je préfère ça.
 Il asséna un coup à la porte du placard qui accepta enfin de se refermer complètement.
 – Au lieu de te moquer de moi, et si tu allais t’installer bien confortablement devant la télé pendant que je finis de me battre ? Et ensuite on mangera en regardant le film le plus ridicule qu’on pourra trouver.
 – Je ne peux pas rester très longtemps…
 – Ce n’est pas une suggestion. Je te sers un verre de vin, ou tu préfères un soda ?
 – Je suis sérieuse, je…
 – Caitlin, détends-toi un peu. J'ai l'impression de ne te voir qu'en coup de vent. J'aimerais qu'on passe une vraie soirée ensemble, pour une fois.
 Il n'eut pas besoin d'insister davantage pour qu'elle capitule.
 – Moi aussi, j'en ai envie.
 – Alors va t’asseoir. Je t'apporte à boire dans une minute.
 Tandis qu’il se lançait à la recherche d'un tire-bouchon, la jeune femme contourna le comptoir qui séparait la cuisine de la salle de séjour. Elle s’installa sur le canapé, s’empara de la télécommande de la télévision et fit défiler les chaînes avant de s’arrêter sur la rediffusion d’un talk show. Une jeune femme aux yeux rouges et gonflés y expliquait comment elle avait surpris son époux dans les bras de sa meilleure amie, le soir de leur anniversaire de mariage, alors qu’elle s’apprêtait à lui annoncer qu’elle était enceinte. Elle avait depuis donné naissance à des jumeaux, dilapidé ses maigres économies au casino où elle tentait d’oublier la trahison de son mari, et emménagé dans une caravane avec ses enfants avant que l’assistance sociale ne lui en retire la garde.
 – Je me demande ce qui peut pousser des gens à aller déballer leurs problèmes comme ça, sur un plateau de télévision, commenta-t-elle à l’attention de David.
 – L’argent. Ce sont des acteurs.
 – Tout s’explique alors. Vu les cris hystériques que cette pauvre fille pousse depuis cinq minutes, je comprends qu’elle en soit réduite à ça, elle n’aurait sans doute pas beaucoup de succès à Broadway.
 – Tu devrais suggérer à Melissa de regarder, ça lui donnerait peut-être des idées sur la manière de régler ses problèmes conjugaux.
 L’ex-mari s’apprêtait à entrer sur le plateau lorsque la sonnerie du téléphone portable de Caitlin retentit. Elle l’extirpa de son sac un peu à contrecœur, déçue de manquer la dispute mélodramatique qui s’apprêtait à éclater entre les deux faux ex-époux.
 – Allô ?
 – Bonjour Kate, c’est Catherine. J’espère que je ne te dérange pas.
 – Bien sûr que non, est-ce ce qu’il y a un problème avec les filles ? demanda-t-elle, surprise par le ton étrangement froid de Catherine.
 – Oui ne t’inquiète pas, tout va très bien. Rose a invité une de ses camarades de classe et elle voudrait savoir si elle peut rester pour la nuit.
 – Oh, oui bien sûr.
 – Elles seront ravies. C’est une gentille gamine, cette petite Claire.
 – Rose n’a jamais parlé d’elle.
 – Elle a fait sa connaissance aujourd’hui. Je vais aller finir de préparer le repas. Est-ce que tu seras rentrée pour manger avec nous ?
 Caitlin jeta un coup d’œil en direction de David, qui venait de la rejoindre dans le living-room, deux verres de vin rouge à la main.
 – Non, je… je risque d’être retenue à l’agence encore un peu, des problèmes de paperasse que je voudrais régler avant le week-end. Si tu dois y aller, Angie peut s’occuper un peu de ses sœurs en attendant que je rentre.
 – Angie n’est pas encore rentrée, elle révise avec son amie Kira. Mais ne t’en fais pas, je resterai le temps qu’il faudra.
 – Merci infiniment, Catherine.
 – Je ne te retiens pas plus longtemps, à plus tard.
 Caitlin attendit d’entendre le déclic signalant que Catherine avait raccroché pour refermer son téléphone portable.
 – Tout va bien ? lui demanda David.
 – Oui je crois qu’on peut dire ça. Rose s’est fait une amie à l’école et elle l’a invitée à la maison, c’est la première fois depuis qu’elle vit avec nous.
 – C'est une très bonne nouvelle.
 Caitlin esquissa un sourire un peu crispé et porta son verre à ses lèvres. Elle savait qu'il avait vu Rose quelques heures auparavant et qu'elle lui en avait probablement déjà parlé. Elle haïssait ces instants où elle était obligée de se souvenir qu'avant tout, David était le thérapeute de sa fille.
 – Le repas sera prêt d’ici une petite quinzaine de minutes. J’ai préparé une sauce au saumon, j’espère que ça te convient.
 – C’est parfait. Je crois que je pourrais m’habituer à être dorlotée comme ça.
 Elle déposa son verre sur la table basse, à côté de celui de David, et appuya sa tête contre son épaule. Il passa un bras derrière ses les siennes, elle se cala confortablement contre lui et ferma les yeux. Il lui semblait qu’elle aurait pu rester indéfiniment ainsi, à respirer l’odeur de son eau de Cologne tandis qu’il caressait un peu négligemment ses cheveux. Il avait une façon très particulière de la toucher, de la prendre dans ses bras, qui lui donnait le sentiment d'être importante. Aucun des hommes qu'elle avait fréquentés dernièrement ne lui avait fait ressentir la moitié de ce qu'elle éprouvait auprès de David.
 – J’aimerais ne pas devoir rentrer du tout, soupira-t-elle.
 – Et bien reste.
 – Ne me tente pas.
 – Je suis sûr que je dois pouvoir trouver un moyen de te convaincre.
 – Je te trouve bien sûr de toi.
 Elle se redressa pour l’embrasser et fut interrompue par son téléphone qui se mit à sonner une nouvelle fois. Elle s’écarta de David avec un soupir agacé.
 – Je suis désolée, murmura-t-elle.
 Elle porta l’appareil à son oreille et l’en éloigna presque aussitôt pour protéger son tympan de la voix de Gillian, qui semblait passablement agitée.
 – Tu ne le croiras jamais.
 – Gil ?
 – Désolée, salut Katie. Passé une bonne journée ?
 – Si on veut. Qu’est-ce que je ne croirai jamais ?
 – Joe. Il était bizarre depuis quelques temps, et là ce soir c’était évident. Je crois qu’il me fait une crise de jalousie.
 – À quel propos ?
 – Mon nouveau travail. Il pense que les intentions de Peter Crane sont malhonnêtes.
 – Il a eu des gestes déplacés ?
 – Crane ? Non, je le vois à peine et Joe le sait.
 – Pourquoi est-ce qu’il s’inquiète alors ?
 – J’aimerais le savoir. Je crois que le macho qui sommeille en lui a du mal à accepter que je travaille pour un homme.
 – C’est complètement idiot.
 – Je sais ! Le pire, c’est que je pensais qu’il serait content pour moi. Il m’a toujours soutenue et encouragée à peindre, et puis ce n’est pas comme si on pouvait se permettre de cracher sur un peu plus d’argent.
 – Tu en a discuté avec lui ?
 – Évidemment. J’ai l’impression de te déranger, Katie.
 – Non pas du tout, c’est juste que…
 – C’est pas grave je comprends. Tu sais, tu travailles vraiment trop. Tu ferais mieux de sortir un peu, de voir du monde. C’est pas comme ça que tu réussiras à oublier le charmant psychologue.
 – Je t’assure que pour l’instant, les choses sont parfaites comme elles sont. J’aimerais pouvoir discuter plus longtemps, mais j’ai encore une tonne de documents à vérifier…
 – Je te laisse. Tu m’appelles demain quand tu as une minute ?
 – Je passerai chez toi dans la matinée. J’apporterai le petit-déjeuner et tu me raconteras tout dans les détails.
 – Super. À demain alors. Ne travaille quand même pas trop tard.
 Caitlin referma son téléphone portable, mal à l’aise. Jusque-là, elle n’avait jamais eu de secret pour sa sœur et elle s’en voulait de ne pas pouvoir lui dire la vérité.
 – Je croyais que Gillian était au courant, s’étonna David.
 – Elle sait ce qui s’est passé il y a un mois, pas que nous continuons à nous voir depuis. Je déteste mentir à Gillian, mais j’imagine que c’est mieux comme ça…
 – Tu sais, ça n’a pas non plus besoin d’être un secret absolu. Si tu veux en parler à ta sœur, je ne vois pas où est le problème. En ce qui me concerne, il faut juste éviter que ça parvienne aux oreilles des directeurs du centre médical.
 – Qu’est-ce qu’il se passerait, s’ils venaient à l’apprendre ?
 – J’imagine que je serais renvoyé. Au mieux je recevrais un blâme et ils confieraient le dossier de Rose à l’un de mes collègues.
 – Et qu’est-ce qui se passerait pour Rose, si on devait la confier à quelqu’un d’autre ?
 – C’est difficile à dire. D’une manière générale, on ne recommande pas vraiment ce genre de changement en cours de thérapie, mais chaque patient réagit différemment. Disons que tant qu’on peut l’éviter, c’est sans doute préférable pour Rose.
 – Alors nous sommes dans une impasse, c’est ça ?
 – On peut continuer comme maintenant, rester discrets, ne se voir que chez moi…
 – Même si on réussit à garder tout ça secret, combien de temps est-ce que ça pourra durer ? Ce genre de relation, ça fonctionne quand on a dix-huit ans, et encore…
 – J’ignore où ça peut nous mener, j’ignore si cette relation a un avenir mais… Au risque de paraître complètement déraisonnable, pour l’instant je m’en fiche. Pour l’instant, ce que je veux, c’est être avec toi. Juste ça.
 – Ça semble tellement simple, dit comme ça.
 – Les choses n’ont pas toujours besoin d’être compliquées. Et de toute façon, même si on décidait d’arrêter de se voir pour préserver Rose, je serais sans doute trop impliqué émotionnellement pour pouvoir continuer à m’occuper d’elle.
 – Ça ne règle pas vraiment le problème, fit remarquer Caitlin, sans toutefois pouvoir réprimer un sourire.
 David haussa les épaules, et, sans lui laisser l'occasion de prolonger la conversation, il l'attira contre lui.
 – Je crois que je sais comment te faire oublier qu'il y a un problème.

 

 

*

 

 Le ballon rebondit contre le panneau qui surplombait le cerceau métallique du panier de basket-ball avant de retomber sur le sol, à quelques mètres d’Angela. Elle ne chercha pas à le rattraper, le laissa rouler et s’immobiliser un peu plus loin. Le vieux terrain était désert et l’alliance du crépuscule et du brouillard lui conférait une atmosphère un peu lugubre, digne d’un mauvais film d’épouvante. La jeune fille se retourna machinalement, comme pour s’assurer qu’elle était bien seule, puis récupéra son ballon et traversa le terrain jusqu’au grillage qui l’encerclait. Elle aurait dû se trouver chez Kira depuis plus d’une heure mais elle ne se sentait pas d’humeur à étudier et avait préféré se réfugier dans ce lieu où sa mère l’emmenait parfois, lorsqu’elle était petite.
 Dans la poche de son jean, le vibreur de son téléphone portable s’activa pour la troisième fois en quarante-cinq minutes. Elle savait que son amie devait commencer à se soucier de son retard, mais elle ne ressentait aucune envie de lui parler pour l’instant. D’autant plus qu’elle connaissait déjà le déroulement exact de la conversation ; Kira commencerait par manifester de l’inquiétude, s’efforcerait ensuite de lui faire admettre l’importance d’une note acceptable en chimie et parviendrait, finalement, à la convaincre de perdre sa soirée à essayer de mémoriser les différents éléments du tableau de Mendeleïev. La jeune fille lança rageusement le ballon devant elle, aussi loin qu’elle le pouvait. Elle enviait la facilité avec laquelle Kira assimilait ce genre de connaissances  dont elle-même ne parvenait pas à comprendre l’utilité. Une larme de colère et de frustration se détacha de sa paupière. Pourquoi fallait-il que sa mauvaise mémoire et son désintérêt pour les sciences lui coûtent sa place au sein de son équipe ? Elle n’avait jamais prétendu vouloir gagner un jour un prix Nobel.
 Elle essuya sa joue humide du revers de la main et s’assit à même le sol, le dos appuyé contre la clôture grillagée, les genoux repliés contre elle, les yeux clos. Elle s’en voulait un peu de ne pas être plus intelligente, en voulait à Kira de l’être autant, à ses professeurs de juger que sa passion devait passer en second plan, après des études qui ne l’intéressaient pas… Elle sursauta lorsque son ballon heurta le grillage à quelques centimètres à peine de sa tête, et laissa échapper un soupir de soulagement en constatant qu’il ne s’agissait que de Luke.
 – T’es cinglé, t’aurais pu m’assommer.
 – Quel charmant accueil, moi aussi ça me fait hyper plaisir de te voir. Ça t’embête si je m’assieds ?
 Sans attendre la réponse d’Angela, il s’installa à côté d’elle.
 – Kira m’a appelé y’a une demi-heure, elle m’a dit que t’es pas allée chez elle pour réviser. Elle voulait savoir si je t’avais vue, au gymnase. La pauvre elle avait l’air toute paniquée. Oh et rassure-toi, je lui ai rien dit, à propos de l’équipe.
 – Je m’en fiche. Et je vais très bien.
 – Ça se voit.
 – Tu as toujours réponse à tout, hein ? Et comment est-ce que tu m’as trouvée, d’ailleurs ?
 – Je savais que tu serais ici.
 – Pourquoi ?
 Luke haussa les épaules.
 – Sans doute grâce à mon intuition super développée. Ou alors parce que le seul endroit où tu aurais été encore plus facile à trouver, c’est chez toi. Franchement, un terrain de basket désert alors que tu déprimes parce que tu viens de te faire jeter de ton équipe ? Non seulement c’était trop facile, mais en plus ça donne l’impression que tu regardes beaucoup trop de téléfilms mélodramatiques.
 – Tu dis vraiment n’importe quoi.
 Angela croisa les bras et détourna le regard. Ils observèrent quelques minutes de silence, durant lesquelles elle faillit prendre la parole à plusieurs reprises avant d’y renoncer. La présence de Luke la réjouissait autant qu’elle la mettait mal à l’aise. Elle regrettait de s’être montrée aussi dure avec lui, mais elle ignorait comment s’y prendre pour lui présenter des excuses sans se sentir idiote. Dès qu’elle s’adressait à lui, elle avait l’impression de se montrer soit agressive, soit maladroite.
 – Alors on fait quoi ? demanda-t-il. Je te ramène chez toi où tu préfères rester là pour pleurnicher encore un peu ? Remarque, tu peux aussi choisir la troisième option.
 – Quelle troisième option ?
 – Tu arrêtes de pleurnicher et je reste là avec toi.
 – Pourquoi tu voudrais rester avec moi ? Je croyais que j’étais bornée et exaspérante.
 – C’est vrai. Mais t’as une façon adorable de l’être.
 Angela se félicita de ne pas avoir choisi comme refuge un endroit mieux éclairé. Dans la pénombre, Luke ne pouvait pas la voir rougir.
 – Et après c’est moi qui regarde trop de films, marmonna-t-elle.
 – Tu ne veux pas essayer de te taire, juste une minute ?
 Le doigt de Luke effleura les lèvres de la jeune fille, s’y attarda un court instant. Une sensation étrange s’emparait d’elle, à mi-chemin entre la gêne et l’excitation. Elle n’avait pas réalisé qu’il se tenait si près d’elle.
 – Alors, tu choisis quoi ?
 – J’aimerais te répondre, mais tu m’as demandé de me taire.
 – C’est bien la première fois que tu mets en pratique ce que je te dis. On n’a qu’à prétendre que la minute est terminée alors.
 – Dans ce cas, je crois que je préfère la troisième option.
 – Excellent choix, princesse.
 Le cœur de l'adolescente battait si vite qu’elle était persuadée qu’elle risquait de s’évanouir d’une seconde à l’autre. Luke se rapprocha davantage et déposa un baiser au coin de sa bouche.
 – Tu sens la noix de coco, murmura-t-il.

 

*

 

 L’autoradio s’alluma de manière automatique lorsque Caitlin mit le contact, libérant les paroles mielleuses d’une chanson à l’eau de rose. La jeune femme changea aussitôt de station. Elle ne tenait pas spécialement à écouter une adolescente de dix-sept ans raconter combien elle nageait dans le bonheur depuis qu’elle avait enfin rencontré le grand amour se sa vie. Elle atteignit son domicile une quinzaine de minutes après avoir quitté celui de David. Angela se tenait sur le perron, assise en tailleur, les écouteurs de son lecteur mp3 enfoncés dans les oreilles. Elle les retira en voyant sa mère s’approcher.
 – Tu as travaillé jusqu’à maintenant ? s’étonna l’adolescente.
 – Presque. Je suis allée faire un tour en voiture pour me changer les idées. Tu ne devais pas passer la soirée chez Kira ?
 – Je… viens de rentrer.
 – Ta grand-mère est encore là ?
 Angela acquiesça d’un hochement de la tête.
 – Je lui ai dit qu’elle pouvait y aller, mais elle préférait attendre que tu rentres.
 – C’est très gentil de sa part. Tu ne rentres pas ?
 – Je préfère rester dehors encore un peu.
 – Est-ce que tout va bien ?
 Angela haussa les épaules et força un sourire.
 – Je sais pas trop. J’ai été exclue de l’équipe. À cause de mes notes. Ils disent qu’ils me reprendront quand j’aurai amélioré mes moyennes.
 – Je suis désolée trésor.
 – Tu ne me dis pas qu’on m’avait prévenue et que ça devait arriver tôt ou tard ?
 – Non. Je trouve juste que c’est nul. Mais je sais que tu feras ton maximum pour pouvoir réintégrer ton équipe. Je ne m’inquiète pas pour toi.
 Elle déposa un baiser sur le front de sa fille et la serra brièvement dans ses bras.
 – Ne tarde pas trop quand même, tu vas finir par attraper froid.
 – Merci, maman.
 Seul le son assourdi de la télévision troublait le silence qui régnait à l’intérieur de la maison. Caitlin s’apprêtait à rejoindre Catherine au salon lorsque son regard tomba une peinture qui reposait dans le hall, appuyée contre la rambarde de l’escalier. La jeune femme reconnut aussitôt le style expressif et coloré de Lucy. Elle s’approcha de la toile, intriguée par la scène que sa fille y avait représentée. Un arc-en-ciel se détachait sur un ciel nocturne, éclairé par la lumière argentée d’une lune située hors du cadrage. L’ensemble dégageait une atmosphère un peu nostalgique, empreinte de douceur et de poésie.
 – Lucy a obtenu la meilleure note de son cours d’arts visuels.
 Caitlin sursauta. Elle n’avait pas entendu Catherine la rejoindre dans l’entrée.
 – Ça ne me surprend pas. C’est magnifique. Elle doit avoir hâte de montrer sa peinture à Gil.
 – Elle se réjouissait surtout de te la montrer à toi. Je crois qu’elle était un peu déçue que tu rentres si tard.
 Caitlin détourna le regard, gênée par les reproches implicites formulés par Catherine. Elle comprenait mieux la froideur que cette dernière avait manifestée plus tôt, au téléphone. Sans doute la blâmait-elle de ne pas passer davantage de temps avec ses filles.
 – Je la verrai demain matin. C’est allé, avec l’amie de Rose ?
 – Très bien, c’est une petite fille adorable.
 – Tant mieux. C’est bien la première fois qu’elle invite quelqu’un, je suis contente qu’elle se fasse des amis.
 – Tu ne me demandes pas comment s’est passé son rendez-vous chez le psychologue ?
 – Bien, j’imagine. David… le Dr Shepard est génial avec elle, elle l’apprécie beaucoup.
 – De toute évidence, elle n’est pas la seule.
 Surprise par la remarque de Catherine, Caitlin tarda un peu à répondre.
 – Qu’est-ce que tu veux dire ?
 – Tu penses que je n’ai rien remarqué ? Tu as subitement arrêté d’accompagner la petite chez lui, tu l’appelles par son prénom… Je ne suis pas née de la dernière pluie, Kate. Lorsque je t’ai appelée tout à l’heure, j’ai commencé par essayer de te joindre à ton bureau. D’où tu étais partie depuis plus d’une heure. Je suis ravie de m’occuper des petites, vraiment. Mais j’apprécierais que tu ne me mentes pas.
 La jeune femme avala sa salive avec difficulté. Elle se sentait comme une adolescente prise en faute, à qui l’on demandait des comptes. Sauf qu’elle n’avait plus 15 ans et que, malgré l’affection qu’elle lui portait, Catherine n’était pas sa mère.
 – Je suis désolée. Vraiment. Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que je couche avec le psychologue de Rose depuis plus d’un mois ? Que je suis en train de tomber amoureuse pour la première fois depuis Jason ? Que je n’ai pas envie de sacrifier ça, même si ça m’oblige à mentir et à me montrer égoïste ?
 – Je ne pensais pas que c’était si sérieux entre vous.
 – Je ne le pensais pas non plus mais… Il me rend heureuse.
 – Est-ce que tu as pensé à ce que cela signifie, pour Rose ?
 – Bien sûr que j’y ai pensé. J’y pense constamment. Crois-moi, je déteste cette situation et j’aimerais sincèrement qu’il existe une solution qui puisse satisfaire tout le monde mais… Il n’y en a pas. Aucune. Quoi que je décide, quelqu’un en souffrira.
 – Peut-être que tu aurais dû y songer avant de t’engager dans cette histoire.
 – Je sais très bien ce que j’aurais dû faire et ce que je n’aurais pas dû faire. Mais c’est arrivé, je ne peux ni revenir en arrière, ni prétendre que rien ne s’est passé. Et même si j’en avais le pouvoir, je ne le ferais pas.
 Les lèvres pincées de Catherine trahissaient la déception qu’elle n’exprimait pas.
 – Je pense qu’il vaudrait mieux que tu trouves quelqu’un d’autre pour s’occuper des filles lorsque tu seras… absente.
 – Elles adorent être avec toi…
 – Je le sais, et j’adore être avec elles moi aussi. Le problème n’est pas là, Kate. Je suis navrée, je ne peux pas cautionner ça.
 – Ce n’est pas ce que je te demande. Mais ce n’est pas juste de les punir…
 – Je ne cherche pas à les punir. Tu ne peux simplement pas espérer que je t’encourage à continuer de voir cet homme, alors que le bonheur de mes petites filles est en jeu. Elles ont besoin de toi, et Rose a besoin de stabilité.
 – Je ne t’autorise pas à prétendre que je ne me préoccupe pas de leur bonheur.
 – Je n’ai pas dit ça. Je sais que tu as beaucoup sacrifié pour elles, et la manière dont tu t’occupes de Rose est admirable. Mais cela ne justifie pas que tu prennes à présent le risque de perturber le peu d’équilibre qu’elle a. Et il n’est pas question que je te donne ma bénédiction.
 Sans un mot de plus, Catherine s’empara de son manteau et quitta la maison, laissant Caitlin abasourdie aussi bien par les reproches de Catherine que par les mots qu’elle avait entendus sortir de sa propre bouche. Elle ignorait si elle devait se sentir embarrassée par la tournure qu'avait pris leur conversation, ou soulagée d'avoir enfin exprimé à haute voix ce qu'elle ressentait. D'avoir enfin dit la vérité, malgré les conséquences engendrées par cet élan honnêteté. La porte d'entrée émit un léger grincement en tournant sur ses gonds, poussée par Angela.
 – Est-ce que tout va bien ? s’enquit-elle. Je viens de croiser grand-mère, elle avait l’air contrariée. Il y a un problème ?
 – Rien d’important. Mais il faudra trouver une baby-sitter pour tes sœurs.
 – Vous vous êtes disputées ?
 – D’une certaine manière. Mais je n’ai pas envie d’en discuter, ce n’est pas très intéressant de toute façon.
 – Des « histoires de grandes personnes », c’est ça ? Un jour, faudra que tu t’habitues à l’idée que je ne suis plus une gamine, maman. Bonne nuit.

 Caitlin suivit Angela au premier étage pour aller embrasser Lucy et Rose, qui dormaient toutes deux déjà profondément. Un matelas avait été installé au pied du lit de cette dernière et une fillette blonde y sommeillait, entourée par quelques animaux en peluche que Rose lui avait prêtés. Caitlin regagna ensuite le rez-de-chaussée et récupéra son téléphone portable dans son sac. Une petite enveloppe clignotait sur l’écran, indiquant un message non lu. Elle appuya sur une touche pour l’ouvrir, et un sourire se dessina sur son visage lorsqu’elle lut les quelques mots écrits par David : « Passe une bonne nuit, à demain ? »

  Fin.