Nouvelle Donne - épisode 1.08

Le Cœur a ses Raisons


 13 février 2003

 Gillian ne chercha pas à retenir un soupir de soulagement lorsqu'elle put enfin appuyer sur le bouton qui commandait la fermeture automatique des portes de la galerie. Elle détestait les vernissages, particulièrement lorsque l'artiste dont on exposait le travail n'avait que 22 ans et se comportait avec une telle arrogance. Elle s'assura qu'elle avait bien enclenché le système d'alarme, puis fit glisser la lourde grille et en verrouilla le cadenas.
 - Longue journée, hein ?
 Gillian se retourna et rencontra le regard de Will, le collègue avec lequel elle avait organisé le vernissage. Peu encline à discuter, elle répondit d'un simple hochement de tête et se hâta de faire le tour des salles de la galerie. Après s'être s'assurée que tout était en place et qu'aucun visiteur n'avait rien oublié, elle regagna tout aussi rapidement le vestiaire du personnel. Lorsqu'elle eut enfilé son vieux blouson en jean et rassemblé ses affaires, elle fouilla dans son sac à la recherche de son téléphone portable. Elle constata alors qu'elle avait reçu un appel d'un numéro qui n'était pas enregistré dans son répertoire. Son doigt s'attarda une seconde sur la touche de rappel, mais elle se contenta finalement de glisser l'appareil dans sa poche. Il s'agissait peut-être d'une erreur et, dans le cas contraire, la personne qui avait tenté de la joindre rappellerait plus tard.
 - On va boire un verre, tu te joins à nous ? lui demanda Will lorsqu'elle émergea du vestiaire.
 Il avait été rejoint par les deux étudiants qui étaient venus les aider pour la soirée. Gillian déclina poliment leur invitation, prétextant un mal de tête. Elle s'imaginait mal leur avouer qu'en réalité, elle n'appréciait guère leur compagnie. À l'exception de Will et de deux autres de leurs collègues, la plupart des gens qui travaillaient avec elle avaient tout juste vingt ans, effectuaient quelques heures à la galerie pour financer leurs études et pensaient que le monde leur appartenait. À leur contact, Gillian se sentait toujours désagréablement vieille.
 - Comme tu veux, tant pis pour toi, répondit Will avec un haussement d'épaules. Bonne soirée.
 Gillian leur adressa un signe de la main et s'apprêtait à sortir lorsque la sonnerie de son portable retentit. Avec un soupir excédé, elle le sortit de sa poche et jeta un rapide coup d'œil à l'écran. Il s'agissait du même numéro inconnu que celui à partir duquel on avait tenté de l'appeler plus tôt. Elle appuya sur la touche 'répondre' et porta l'appareil à son oreille.
 - Allô ?
 - Gillian Callaghan ?
 La voix de son interlocuteur lui était parfaitement étrangère et elle crut y déceler un léger accent dont elle n'aurait su déterminer la provenance.
 - C'est moi.
 - Ah enfin, j'ai tenté de vous joindre tout l'après-midi.
 L'homme au bout du fil s'exprimait rapidement et avec impatience. Gillian se mordit la lèvre inférieure pour s'empêcher de lui faire remarquer que tout le monde ne pouvait pas se permettre de passer la moitié de la journée au téléphone.
 - Je m'appelle Peter Crane, continua-t-il. Je vous téléphone concernant les toiles que vous avez exposées à Philadelphie.
 La mauvaise humeur de la jeune femme s'évapora instantanément et elle sentit les battements de son cœur s'accélérer. Elle s'écarta légèrement de ses collègues, peu désireuse qu'ils écoutent la conversation.
 - La responsable de l'exposition ne devrait pas tarder à vous contacter, j'ai acquis ce matin deux de vos tableaux et je souhaiterais voir le reste de votre travail.
 Surprise, la jeune femme ne trouva rien à répondre.
 - Mademoiselle, vous êtes toujours là ? s'impatienta son interlocuteur.
 - Oui, oui, excusez-moi, je…
 - Je suis en plein dîner d'affaires et je n'ai pas beaucoup de temps, la coupa-t-il avec rudesse. Je suis à San Francisco pour quelques jours. Si cela vous convient, j'aimerais que nous nous rencontrions au plus vite.
 - Bien sûr, je… je vais vous donner l'adresse de la galerie où je travaille, vous…
 - C'est inutile, je la connais. Je passerai demain lorsque vous aurez terminé.
 - D'accord, à dix-neuf heures alors…
 - Très bien. Bonne soirée, mademoiselle.
 L'inconnu raccrocha avant que Gillian n'ait eu le temps de lui répondre. Elle demeura parfaitement immobile pendant quelques instants, l'expression de son visage figée dans un demi-sourire, tandis que son cerveau s'efforçait d'assimiler les informations qu'on venait de lui transmettre.
 - Gil, tout va bien ?
 La jeune femme leva les yeux vers Will, qui s'était approché d'elle. Elle hocha énergiquement la tête, encore trop émue pour s'exprimer autrement.
 - Un appel important ?
 En temps normal, elle lui aurait fait poliment remarquer que ça ne le regardait pas, mais elle se sentait soudain bien trop heureuse pour penser à le remettre à sa place. Au lieu de ça, elle acquiesça d'un nouveau signe de la tête.
 - Un type a acheté deux des toiles que j'avais exposées à Philadelphie, il… il souhaite me rencontrer…
 - Wow, et bien félicitations. Tu n'as pas oublié de lui préciser que tu as déjà un petit ami j'espère, ajouta-t-il avec un sourire narquois.
 Gillian leva les yeux au ciel mais préféra ne pas se formaliser de cette remarque aussi idiote que puérile. Elle se réjouissait bien trop de retrouver Joe pour perdre son temps à discuter avec Will. Elle le salua d'un signe de la main et effectua en courant les quelques mètres qui la séparaient de l'arrêt de bus le plus proche et s'engouffra dans le premier véhicule qui s'arrêta. Le trajet lui sembla durer une éternité tant elle était excitée et pressée d'arriver. Lorsqu'elle parvint finalement au café, elle constata que presque toutes les tables étaient inoccupées. Joe lui tournait le dos, accoudé au bar. Elle se glissa silencieusement à côté de lui et passa une main dans la sienne. Il sursauta à ce contact, arraché brusquement à ses pensées.
 - Bonsoir, murmura-t-elle après avoir déposé un baiser sur sa joue.
 Joe se tourna vers elle et lui adressa un sourire forcé.
 - Salut. C'est allé, ce vernissage ?
 - Un cauchemar.
 Joe se tourna vers elle et la dévisagea avec une pointe d'étonnement.
 - À en croire ce sourire radieux, on pourrait plutôt penser que tu viens de passer la plus belle journée de ta vie.
 - On peut dire ça, répondit Gillian, incapable de contenir plus longtemps son enthousiasme. J'ai reçu un coup de téléphone tout à l'heure. Un type a acheté deux des toiles que j'ai exposées !
 - Tu vois, je savais que ça finirait par arriver.
 La jeune femme passa ses bras autour de son cou et Joe dut se retenir au rebord du bar pour ne pas tomber à la renverse.
 - Je n'arrive toujours pas à y croire ! s'exclama-t-elle. Tu imagines, quelqu'un a aimé ce que j'ai peint ! Mieux, quelqu'un a acheté mes toiles et en veut d'autres !
 - En veut d'autres ?
 - Oui, ce type, c'est lui qui m'a appelée, il veut qu'on se rencontre pour que je lui montre le reste de mon travail ! Il doit passer à la galerie demain en fin d'après-midi.
 À ces mots, le sourire disparut du visage de Joe.
 - Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Gillian en s'écartant, surprise par cette réaction.
 - Rien, je… en fait j'imaginais qu'on passerait la soirée ensemble. Max est d'accord de faire la fermeture seul, je ne pense pas qu'il y aura foule…
 Gillian eut un sourire attendri.
 - Ne t'inquiète pas, murmura-t-elle. Ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps, au pire je lui demanderai qu'on se voie plutôt un autre jour. Je ne pouvais vraiment pas manquer une opportunité pareille…
 - Je comprends… Je te retrouverai à la maison dès que j'aurai terminé. Tu vas lui en mettre plein la vue.
 - J'y compte bien.
 Joe déposa un baiser sur le front de la jeune femme puis s'écarta d'elle et fit le tour du bar.
 - Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Il faut fêter ça.
 - Non merci, répondit-elle. Je vais plutôt y aller. Il faut que je passe chez Katie et je vais essayer de peindre un peu. Je t'attendrai pour aller me coucher.
 Il hocha la tête et Gillian lui adressa un large sourire avant de tourner les talons.

*

 14 février 2003

 Kira referma son casier avec un claquement sec et se tourna vers Angela, qui se tenait adossée au mur à côté d’elle. La jeune fille contemplait pensivement un morceau de papier rose bonbon qu’elle avait ramassé sur une table de la cafétéria quelques minutes auparavant.
 - Tu as envie d’y aller ? lui demanda Kira.
 Angela releva les yeux et dévisagea son amie sans comprendre.
 - Quoi, où ça ?
 - Cette soirée de la Saint-Valentin.
 Kira désigna du regard le feuillet d’invitation qu’Angela avait toujours sous les yeux.
 - Oh ça…
 La jeune fille hissa son sac sur son épaule et toutes deux s’engagèrent dans un couloir grouillant d’adolescents.
 - D’après ce que j’ai entendu depuis une semaine, reprit Kira, pratiquement toute l’école y va…
 - Bof, je sais pas trop…
 - Ça peut être marrant, insista Kira. On peut toujours aller y faire un tour, et si ça craint trop, on rentre chez moi et on se met un DVD.
 - Je demanderai à ma mère, répondit Angela sans grande conviction. Mais c'est pas gagné, je suis censée aller au cinéma avec mes sœurs et mes grands-parents… Une tradition débile qui date de quand mes parents étaient encore ensemble.
 La sonnerie retentit au même instant et les deux jeunes filles s’immobilisèrent devant la porte entrouverte du laboratoire d’informatique. Kira jeta un coup d’œil à l’intérieur et esquissa un sourire.
 - On va attendre ici une minute, je crois.
 Angela passa à son tour la tête par l’embrasure et dut plaquer sa main contre son visage pour se retenir de pouffer de rire. À l’intérieur de la salle encore déserte, leur professeur d’informatique semblait bien trop occupée à flirter avec un de ses collègues pour avoir remarqué que la pause était terminée.
 - Vous attendez quoi au juste ?
 Les deux jeunes filles se retournèrent d’un même mouvement et Angela se retrouva nez à nez avec Luke, qu’aucune d’elles n’avait entendu arriver. Elle sentit son teint virer au rouge et s’empressa de détourner la tête, feignant de s’intéresser subitement aux craquelures qui couraient le long du mur. La porte du laboratoire s’ouvrit avant que Kira ait le temps de répondre et leur professeur d’anglais leur adressa un bonjour poli avant de s’éloigner en direction de sa propre classe. Kira et Luke échangèrent un regard amusé.
 - Voilà ce qu’on attendait, commenta-t-elle.
 Les trois adolescents pénétrèrent dans la salle et prirent place derrière leurs ordinateurs en évitant soigneusement de croiser le regard de leur professeur.
 - Il paraît que ça va être chaud, cette soirée.
 Kira réalisa qu’elle avait conservé le feuillet rose.
 - Tu y vas ?
 - Oui sûrement. Un groupe de pom pom girls est venu nous remettre des invitations en mains propres, pendant notre dernier entraînement. J’imagine qu’il ne faut surtout pas rater ça.
 Angela roula des yeux et appuya sur le bouton qui commandait le démarrage de son ordinateur.
 - J’espère que vous venez, ajouta Luke en l’imitant.
 - Je ne sais pas, répondit Kira. Je suis assez vexée en fait. Aucune pom pom girl n’est venue me remettre d’invitation en personne.
 Un sourire en coin s’esquissa sur le visage d’Angela et Luke fronça les sourcils
 - Très amusant, répliqua-t-il. Tu devras te contenter de la demande suppliante d’un modeste joueur de basket ball.
 Kira fit semblant de réfléchir pendant quelques secondes, avant de se tourner vers son ami. Sa réponse se trouva toutefois interrompue par le claquement de la porte. Le silence s’installa presque aussitôt dans la salle jusque là particulièrement bruyante.
 - Je préfère ça,  déclara le professeur d’informatique en regagnant son bureau, contre lequel elle s’adossa. J’aimerais que vous commenciez pas ouvrir les fichiers sur lesquels nous avons travaillés la semaine dernière.
 Kira entra son mot de passe pour se connecter au serveur du lycée et, tandis que son fichier se copiait sur le disque dur de l’ordinateur, elle inscrivit quelques mots au dos du feuillet d’invitation qu’elle fit ensuite glisser vers Luke. Celui-ci s’en empara et baissa discrètement les yeux pour lire ce que Kira y avait noté : « Ok pour ce soir ». Le jeune garçon se tourna vers elle et désigna Angela d’un signe de la tête. Kira récupéra le morceau de papier rose et répondit par écrit à la question muette de Luke : « Elle vient aussi, de gré ou de force. »

*

 Caitlin s’empara de son paquet de cigarettes et hésita quelques secondes avant de l’enfouir à nouveau dans sa poche pour l’en ressortir presque aussitôt. Elle n'avait, en théorie, pas le droit de fumer à l'intérieur du bâtiment. Son bureau ne disposait néanmoins pas de détecteur de fumée et, si elle prenait soin d'aérer suffisamment, personne ne saurait jamais qu'elle avait enfreint le règlement. Les roulettes de sa chaise émirent un faible grincement lorsqu'elle s'écarta de son bureau. Avec un regard en direction de la porte, elle se leva, ouvrit la fenêtre et s'appuya contre le mur. Elle tira avec avidité sur sa cigarette et se pencha à l'extérieur pour expirer la fumée. Un sourire fugace passa sur son visage. Dire qu'elle avait promis à Daniel qu'elle tenterait d'arrêter… Elle aspira une nouvelle bouffée et ferma les yeux. Ce n'était pas la première fois qu'elle pensait à lui, depuis quelques jours, et elle ne s'en étonnait pas vraiment. Elle était comme les autres, tout ce tapage médiatique et commercial qui entourait la fête de la Saint Valentin lui montait à la tête. Avec un soupir, elle porta à nouveau la cigarette à ses lèvres avant d'en écraser le bout contre le rebord en pierre de la fenêtre. Elle demeura immobile quelques instants, le temps que le mégot refroidisse, puis regagna son bureau et le laissa tomber dans la corbeille à papier. Il ne faudrait pas qu'elle oublie de la vider elle-même, avant le passage de la femme de ménage. Elle venait de se remettre au travail lorsque la sonnerie de son téléphone portable retentit, à l'intérieur de son sac à main.
 - Maman, salut… Je… écoute… je suis désolée de te déranger au travail…
 La voix d'Angela manquait un peu de naturel, comme si elle était sur le point de solliciter une faveur. Ou une permission.
 - Est-ce que tout va bien ? s'enquit Caitlin.
 - Ah ouais, t'inquiète pas. En fait je me demandais… Tu vois, y'a une soirée qui est organisée ce soir, et avec Kira on pensait aller y faire un tour… C'est ses parents qui viendraient nous chercher et je dormirais chez elle… Comme de toute façon j'étais pas censée être à la maison…
 - Qui est-ce qui organise cette soirée ?
 - Un type de dernière année, Evan quelque chose…
 - Je ne suis pas sûre d'aimer l'idée de te savoir chez quelqu'un qui s'appelle 'quelque chose'…
 - Maman, s'il te plait… La mère de Kira connaît bien ses parents, t'as qu'à l'appeler si tu me fais pas confiance.
 - Angie, tu sais très bien que ce n'est pas une question de confiance…
 - J'ai seize ans maman, arrête de me traiter comme un bébé !
 L'agacement pointait dans la voix d'Angela et Caitlin se sentit tentée de refuser pour cette seule raison. Elle se ravisa toutefois. Sa fille n'avait pas entièrement tort, elle savait qu'elle se montrait trop protectrice envers elle.
 - Très bien, tu peux y aller, soupira-t-elle. Mais je veux que vous soyez rentrées avant deux heures. Et pas d'alcool.
 - Bien sûr que non. T'es géniale, merci beaucoup ! Oh et du coup on va en profiter pour réviser pour notre contrôle d'histoire demain, je rentre dans la soirée d'accord ?
 - Pas trop tard quand même…
 - Nan t'inquiète pas.
 - Est-ce que ta grand-mère est là ?
 - Elle aide Rose à apprendre son vocabulaire. Oh y'a Lucy qui me fait signe de lui passer le téléphone. On se voit demain alors ?
 - On se voit demain. Passe une bonne soirée ma chérie.
 - Toi aussi. Bye.
 Il y eut quelques secondes de silence avant que la voix de Lucy ne remplace celle d'Angela.
 - Salut maman, ça va bien ?
 - J'ai beaucoup de travail trésor, est-ce que tu peux te dépêcher ?
 - Bien sûr, excuse-moi. En fait c'est Rose, elle ne retrouve plus ses affaires de danse et elle pense qu'elle a pu oublier son sac chez son médecin, hier… Je lui ai dit que ça ne te dérangerait sûrement pas de passer le chercher avant de rentrer à la maison…
 -  J'irai, dis-lui de ne pas s'inquiéter.
 - C'est super, elle te dit merci ! On te voit ce soir ?
 - Je ne pense pas, je risque de rentrer tard. Vous avez déjà décidé de ce que vous allez voir, au cinéma ?
 - Rose voudrait voir La Planète au Trésor je crois, je sais pas trop ce qu'il y a d'autre. Bon j'vais te laisser.
 - Bonne soirée ma chérie, amusez-vous bien.
 - Merci, à demain. Je t'aime maman.
 Caitlin attendit que Lucy ait raccroché pour reposer son téléphone sur son bureau. Avec un soupir résigné, elle redressa l'écran de son ordinateur portable et se replongea dans le rapport qui l'occupait depuis le début de l'après-midi. Lorsqu'elle quitta son bureau, elle constata que tous ses collègues étaient déjà partis. Ils avaient probablement tous des projets bien plus intéressants que de passer la soirée à effectuer des heures supplémentaires.
 La lumière du jour avait presque totalement disparu lorsqu'elle gara sa voiture à proximité du centre médical où travaillait David Shepard. La jeune femme croisa les bras sur sa  poitrine pour se préserver du vent froid qui balayait les rues et pressa le pas en direction du modeste bâtiment de briques rouges. À la réception, une secrétaire lui indiqua que le Dr Shepard était encore en consultation mais qu'il aurait terminé dans quelques minutes. Caitlin la remercia d'un hochement de la tête avant de s'engouffrer dans l'ascenseur, qui s'immobilisa au deuxième étage quelques secondes plus tard. Un homme d'une quarantaine d'années patientait déjà dans la salle d'attente. La jeune femme le salua avant de s'installer sur l'un des sièges libres. Un peu moins d'un quart d'heure s'était écoulé lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, laissant passer le Dr Shepard, précédé d'une fillette qui à peine plus jeune que Rose. L'homme se leva aussitôt et échangea quelques mots avec David avant de s'éloigner dans le couloir désert en tenant sa fille par la main.
 - Excusez-moi Caitlin, ça a duré un peu plus longtemps que prévu.
 La jeune femme se leva pour lui serrer la main.
 - Ça n'a pas d'importance, je ne suis pas pressée.
 Elle le suivit dans son bureau et récupéra le sac contenant les affaires de danse de Rose, que David avait soigneusement mis de côté.
 - Je vous remercie, Rose est tellement étourdie parfois.
 - C'est normal à son âge. Elle a des choses bien plus importantes et intéressantes en tête.
 - Sans doute.
 Le silence plana pendant un court instant avant qu'elle ne s'empresse de reprendre la parole.
 - Bon et bien, je vais vous laisser, vous avez sûrement mieux à faire ce soir que de rester à votre bureau…
 - Pour être honnête, c'est exactement ce que je m'apprêtais à faire. Rester à mon bureau, je veux dire…
 Caitlin se sentit vaguement mal à l'aise, et en même temps un peu rassurée de constater qu'elle n'était pas la seule à n'avoir aucun projet le soir de la Saint Valentin.
 - Désolée.
 - Ne le soyez pas. D'ailleurs, puisque vous n'êtes pas pressée, est-ce que vous m'accompagneriez pour prendre un café ?
 La jeune femme eut un instant d'hésitation, surprise par cette invitation pour le moins inattendue.
 - Nous pourrons discuter de Rose, s'empressa d'ajouter David. Nous n'en avons pas eu souvent l'occasion dernièrement.
 Caitlin hocha finalement la tête. Ce n'était pas une si mauvaise idée, après tout. Elle n'avait pas vraiment hâte de rentrer chez elle et la compagnie du Dr Shepard ne lui était pas désagréable. Ils choisirent un petit bar situé non loin du centre médical et dont les tables étaient presque toutes inoccupées. Dans un coin, un juke-box jouait une vieille chanson de Bryan Adams sur laquelle Caitlin se souvenait avoir dansé à de nombreuses reprises lorsqu'elle était adolescente. Elle suivit David vers le fond de la pièce et ils prirent place à côté d'une fenêtre qu'aucun chiffon n'avait dû approcher depuis plusieurs semaines. Une serveuse vraisemblablement ravie de se trouver là quitta le bar avec un soupir et vint prendre leur commande, qu'elle leur apporta deux minutes plus tard.
 - Santé, dit David en levant légèrement son verre qu'il porta ensuite à sa bouche.
 Caitlin imita son geste et avala une longue gorgée de thé brûlant. Plusieurs minutes s'écoulèrent sans qu'aucun d'eux ne prononce une parole. Le regard tourné vers la rue qu'elle apercevait de l'autre côté de la fenêtre, Caitlin s'efforçait de ne pas penser à l'étrangeté de la situation dans laquelle elle se trouvait. D'un geste machinal, elle sortit son paquet de cigarettes et en porta une à ses lèvres.
 - Est-ce que je peux vous en prendre une ? demanda David lorsqu'elle eut tiré quelques bouffées.
 - Bien sûr, répondit-elle en lui tendant son paquet.
 Au passage, les doigts de David effleurèrent brièvement les siens. La jeune femme sentit son visage s'empourprer. Son cœur battait soudain beaucoup trop vite et la tête lui tournait un peu. David retira immédiatement sa main et elle détourna nerveusement les yeux.
 - J'essaie d'arrêter depuis des mois, dit-il en reposant le briquet sur la table. Sans grand succès.
 Caitlin força un sourire mais évita soigneusement de croiser son regard. Il lui semblait que la température venait subitement d'augmenter d'au moins dix degrés. Un silence embarrassé s'abattit entre eux, troublé uniquement par le tapotement régulier des ongles de la jeune femme sur la table. Après plusieurs longues minutes, elle décida que l'absence de mots était bien pire que toutes les banalités du monde. Ne trouvant toutefois aucun sujet de conversation, elle choisit celui pour lequel ils étaient supposés se trouver là.
 - Je ne sais pas si je vous ai déjà remercié pour tout ce que vous faites pour Rose, j'ignore comment elle s'en serait sortie, si vous n'aviez pas été là…
 David haussa modestement les épaules.
 - Je me contente de faire mon métier, ni mieux ni moins bien que la plupart de mes collègues…
 - C'est possible, ça n'empêche pas que vous l'avez énormément aidée…
 - C'est une petite fille très courageuse.
 - C'est vrai…
 Caitlin se sentit profondément désolée que la conversation soit si rapidement épuisée. Elle avala d'une seule traite le reste de son thé et regretta de ne pas avoir commandé quelque chose de plus fort.
 - Je vais me chercher une bière, dit-elle en se levant. Je vous prends quelque chose ?

*

 Gillian contempla un instant le reflet que lui renvoyait le miroir et laissa échapper un soupir exaspéré. Á l'aide d'une serviette humide, elle retira l'anti-cerne qu'elle venait à l'instant d'appliquer sous ses yeux. De toute évidence, ce produit ne possédait aucune des vertus miraculeuses que lui prêtait la firme de cosmétiques qui le commercialisait. Elle effaça soigneusement toute trace de maquillage et se contenta d'appliquer un peu de fond de teint. Elle rangea ensuite le petit boîtier en plastique dans son sac à main, jeta un nouveau coup d'œil à son reflet et ajusta la veste de son tailleur avant de sortir. Elle n'avait guère l'habitude de porter des tenues aussi strictes en dehors des vernissages organisés à la galerie et se sentait très peu à l'aise. Un homme aux cheveux grisonnants attendait près du bureau d'accueil, occupé à feuilleter la revue que publiait mensuellement la galerie. Lorsque Gillian approcha, Will la désigna du doigt et l'homme se tourna vers elle. La jeune femme estima qu'il devait être âgé d'une cinquantaine d'années et le costume de marque qu'il portait laissait peu doute sur son aisance financière. Aucun sourire ne perturba son air grave et sérieux lorsque Gillian s'avança pour lui serrer la main.
 - Mademoiselle Callaghan ? demanda-t-il.
 Gillian confirma d'un petit signe de la tête. Il l'examina d'un rapide coup d'œil avant de poursuivre.
 - Je suis Peter Crane, nous nous sommes parlés hier au téléphone.
 La jeune femme se demanda s'il pensait vraiment qu'elle avait déjà oublié son nom.
 - Nous pourrions aller discuter autour d'un verre, suggéra-t-il.
 Elle se contenta de lui adresser un sourire poli. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait bien trop nerveuse pour parler. Will lui adressa un sourire complice et elle suivit Peter Crane à l'extérieur, où une voiture luxueuse semblait les attendre. Mr Crane ouvrit la portière arrière pour l'inviter à entrer, mais la jeune femme hésita un instant et se tourna vers lui, sans cacher sa surprise.
 - Mon hôtel se trouve à une vingtaine de minutes d'ici, dit-il. Nous y serons plus tranquilles.
 Gillian lui jeta un regard méfiant.
 - Je préférerais ne pas trop m'éloigner, répondit-elle. Je n'habite pas très loin d'ici et j'aimerais ne pas rentrer trop tard. Il y a un café de l'autre côté de la rue, je pense que nous y serons tout aussi tranquilles qu'au bar d'un hôtel.
 Peter Crane la dévisagea un court instant puis referma la portière d'un geste sec.
 - Comme vous voulez, dit-il sans que sa voix ne traduise aucune émotion. Je vous suis.
 La jeune femme marqua une nouvelle hésitation puis traversa la route, longea les bâtiments qui faisaient face à la galerie et s'arrêta devant une porte surmontée d'une petite enseigne en bois.
 - Cet endroit a l'air charmant, commenta Mr Crane en la suivant à l'intérieur.
 Gillian fit semblant de ne pas remarquer la pointe d'ironie qui perçait dans sa voix. Elle choisit une table située non loin de l'entrée et ils s'y installèrent, attendant que quelqu'un vienne prendre leur commande.
 - Je suppose que Linda Coleman vous a contactée, lui dit-il lorsque la serveuse leur eut apporté leurs consommations.
 - Elle m'a appelée ce matin…
 - Je viens d'acquérir une maison de vacances sur la côte. Les anciens propriétaires n'avaient malheureusement guère de goût concernant la décoration et mon épouse a été enchantée par les tableaux que vous avez exposés à Philadelphie. Nous pensons tous deux qu'il est primordial de soutenir les jeunes artistes, nous savons combien il est difficile de se faire un nom dans ce milieu. Linda vous a-t-elle parlé du prix ?
 - Et bien, à vrai dire…
 - Je m'en doutais, la coupa Peter Crane. Il s'agit de votre première vente et je suppose que vous n'avez aucune idée de la valeur de votre travail…
 - Pas la moindre, avoua Gillian avec un petit sourire. On ne nous parle pas beaucoup de cet aspect du métier, aux beaux-arts…
 - Je vous en donne mille cinq cent. Comme vous le savez, mon offre concerne deux des toiles de Philadelphie, mais il est envisageable que je vous en commande d'autres, pour lesquelles je vous paierais évidemment une somme plus élevée.
 - Et il s'agirait de… de quel genre de commande ?
 - Des toiles similaires à celles que j'ai achetées. Il est évident que je souhaite une certaine harmonie entre l'ensemble des travaux que je souhaite acquérir.
 - Oui je… je comprends… C'est juste que je n'ai pas vraiment l'habitude de travailler ainsi…
 - Naturellement. Je tiens à vous laisser une liberté maximale, toutefois je souhaite que nous nous rencontrions régulièrement afin que je puisse suivre l'évolution de votre travail. J'aime avoir l'occasion de connaître un peu mieux les artistes à qui je passe commande, ça rend le travail plus personnel.
 Pour la première, Gillian crut voir l'ombre d'un sourire se dessiner sur le visage sévère de son interlocuteur.
 - Évidemment, reprit-il, je n'ai pas besoin d'une réponse immédiate. Je conçois qu'il s'agit d'une charge de travail importante et que vous avez probablement besoin de temps pour y réfléchir. Je souhaiterais toutefois régler les détails de la vente aussi vite que possible. Je serai à San Francisco jusqu'à la fin du mois, je vous recontacterai.
 Il avala d'une gorgée le reste de sa vodka tonic et s'apprêtait à se lever lorsque Gillian sembla retrouver l'usage de la parole.
 - Non, attendez !
 Peter Crane interrompit son geste et la dévisagea avec intérêt.
 - C'est d'accord, reprit-elle. Je veux dire, pour les toiles de Philadelphie, et pour les autres. Je n'ai pas d'autre acheteur de toute façon… Je… j'appellerai Linda Coleman à la première heure lundi pour qu'elle m'envoie les papiers dont j'ai besoin pour…
 - C'est inutile, je les ai.
 Il ouvrit son attaché-caisse et en sortit une petite pile de feuilles agrafées dans un coin ainsi qu'une carte de visite.
 - Je vous le laisse, prenez le temps de le lire et téléphonez-moi lorsque vous l'aurez signé. Je vous souhaite une bonne soirée, mademoiselle.
 Il serra rapidement la main de Gillian puis se leva et quitta le café, laissant la jeune femme encore trop abasourdie pour réaliser vraiment ce qui lui arrivait. Elle but très lentement le café qu'elle avait commandé avant de sortir à son tour. Une pluie fine commençait à s'abattre sur la ville et la jeune femme se hâta de rentrer chez elle. Lorsqu'elle parvint à son appartement, elle constata avec surprise que la porte était verrouillée. Elle jeta un regard à son bracelet-montre. Son rendez-vous avec Peter Crane avait duré un peu plus d'une heure et, selon ce dont ils avaient convenu, Joe aurait déjà dû l'attendre à la maison. La porte grinça en tournant sur ses gonds et Gillian fit un pas dans l'entrée obscure de l'appartement. De toute évidence, il n'avait pas pu se libérer à temps. Avec un soupir, elle se débarrassa de son manteau et sortit son téléphone portable de son sac à main. Joe n'avait même pas essayé de l'appeler. Elle composa machinalement le numéro du café. Plusieurs sonneries retentirent avant qu'on ne décroche.
 - Allô ? fit la voix fatiguée de Joe.
 - C'est moi, je viens de rentrer.
 - Oh merde, j'avais pas vu qu'il était aussi tard… Écoute, je vais pas pouvoir rentrer tout de suite… Y'a encore pas mal de monde, au mieux je pense pouvoir essayer de fermer d'ici une heure, peut-être une heure et demi…
 - Je croyais que Max devait s'occuper de la fermeture ? s'étonna la jeune femme.
 Il y eut quelques secondes de silence.
 - Max a eu un, une sorte d'empêchement… Je suis vraiment désolé, j'arrive dès que possible, ne bouge pas.
 -  Je n'en avais pas l'intention, soupira-t-elle.
 Elle entendit un léger déclic, indiquant que Joe avait raccroché avant même qu'elle eût terminé sa phrase. Elle referma son portable et traîna les pieds jusqu'au living-room où elle se laissa tomber lourdement sur le canapé. Elle se sentait étrangement lasse et découragée. Rien ne se passait comme elle l'aurait souhaité… Certes la perspective de cette vente la réjouissait, mais Peter Crane ne ressemblait pas à l'acheteur qu'elle avait imaginé. Il n'appréciait vraisemblablement pas plus la peinture qu'elle n'aimait faire la lessive. Il ne lui avait parlé que d'argent quand elle aurait voulu parler d'art, il n'avait évoqué que les aspects techniques sans prendre en compte un quelconque processus de création. De toute évidence, il n'avait absolument rien compris des sentiments qu'elle avait tenté de retranscrire dans les toiles qu'il avait achetées. La jeune femme réprima un bâillement et s'empara de la télécommande de la télévision. Une chaîne câblée passait une énième rediffusion de Quand Harry Rencontre Sally. Elle coupa le son, ferma les yeux et ne tarda pas à s'endormir.

*

 - Est-ce que tu veux boire quelque chose ?
 Angela se retourna brusquement en sentant qu'on lui tapait sur l'épaule et se retrouva nez à nez avec Luke.
 - Quoi ?
 - Je te demande si tu as soif !
 Il devait presque hurler pour que sa voix couvre le bruit de la musique qui sortait à plein volume des haut-parleurs disposés aux quatre coins de la pièce.
 - Un peu, répondit la jeune fille, en criant elle aussi.
 Luke lui tendit un gobelet en plastique remplit d'un liquide rougeâtre.
 - Il y a de l'alcool là-dedans ?
 - Sûrement un peu, répondit-il en haussant les épaules. C'est un problème ? Je vais te chercher un soda si tu préfères.
 Angela secoua vivement la tête.
 - Non ça va, merci beaucoup.
 Luke lui adressa un sourire et se hissa à côté d'elle sur le comptoir qui séparait la cuisine de la salle de séjour.
 - Chouette soirée, hein ?
 Angela répondit d'un hochement de la tête, sans quitter des yeux ses camarades qui s'agitaient sur la piste de danse improvisée.
 - Tu danses ?
 Elle se retourna vers lui avec surprise.
 - Heu, non, merci… bafouilla-t-elle, prise au dépourvu.
 - Sûre ?
 Angela hocha vaguement la tête.
 - Tant pis pour toi. Tu me gardes ça ?
 L'adolescente s'empara de la bouteille de bière qu'il lui tendait et le regarda s'éloigner dans la foule. Il ne tarda pas à aborder une jolie fille blonde et Angela ne put s'empêcher de songer qu'elle était la plus parfaite idiote que la terre eût jamais portée. Elle le suivit du regard un instant, jusqu'à ce que Kira vienne la rejoindre.
 - C'est qui, la fille qui danse avec Luke ? demanda Angela en se tournant vers son amie.
 - Kitty Swanson, elle ne doit pas avoir 15 ans mais elle a déjà réussi à se classer en très bonne position dans le top des filles du lycée avec qui les types voudraient le plus passer du temps en tête-à-tête dans les vestiaires.
 - Je ne veux même pas savoir d'où tu tiens ce genre de renseignement… C'est une pom pom girl ?
 - Tu me poses vraiment cette question ? Même son prénom la prédestinait à être pom pom girl…
 Angela reporta son attention sur la jeune fille qui se trémoussait en face de Luke, faisant voler sa longue chevelure blonde autour de son visage.
 - Tu crois qu'elle lui plait ?
 - Évidemment qu'elle lui plait, plus de la moitié des garçons qui sont ici vendraient leur mère pour avoir le privilège de danser avec elle. Tu es jalouse ?
 - Bien sûr que non, s'empressa de répondre Angela. C'est… dégoûtant, voilà tout. Qu'est-ce qu'elle fait ici d'ailleurs, à son âge ?
 Kira se força à réprimer un sourire.
 - Avoue que tu la détestes.
 - Je ne la déteste pas. Je m'en fiche.
 - Tu ne devrais pas trop t'inquiéter, elle sort avec le capitaine de l'équipe de football, une vraie armoire à glace, je voudrais pas être à la place de Luke quand il va se pointer.
 - Pourquoi est-ce que les capitaines d'équipes sportives sortent toujours avec des pom pom girls ?
 Kira éclata de rire et Angela fut obligée d'abandonner l'air sinistre qu'elle arborait jusque-là.
 - Et alors comme ça tu as un faible pour Luke ? demanda Kira après avoir réussi à reprendre sa respiration.
 - Je n'ai de faible pour personne.
 Angela évita soigneusement le regard de son amie et sembla soudain s'intéresser de très près au bout de ses chaussures.
 - Tu devrais l'inviter à danser, reprit Kira.
 - Il m'a invitée, grommela Angela, trop bas pour que son amie puisse l'entendre.
 - Quoi ?
 - Rien, laisse tomber. J'ai envie de prendre un peu l'air, ça devient étouffant ici. On sort une minute ?
 - Bien sûr.
 Les deux jeunes filles se laissèrent glisser en bas du comptoir et se frayèrent un chemin à travers la foule. Elles n'avaient parcouru que quelques mètres lorsque Kira s'arrêta pour saluer un grand garçon à l'air dégingandé qui lui servait de partenaire en cours de science.
 - J'y vais déjà, lui cria Angela à l'oreille. Tu me rejoins dehors ?
 Kira acquiesça d'un hochement de la tête et Angela s'efforça avec difficulté de parvenir à la porte d'entrée. Lorsqu'elle réussit enfin à s'extraire de la masse d'adolescents qui s'entassaient à l'intérieur, elle regretta de ne pas avoir songé à emporter son pull-over. Comparée à la chaleur étouffante qui régnait à l'intérieur, la nuit semblait encore plus fraîche. Pendant une seconde, elle hésita à retourner le chercher, mais les cris qui provenaient de l'intérieur suffirent à l'en dissuader. Elle croisa les bras sur sa poitrine et s'assit sur le perron, le menton appuyé sur ses genoux.
 - Tu vas au moins attraper la mort si tu restes là.
 Angela se retourna et ne chercha pas à cacher sa surprise lorsqu'elle reconnut Luke. Il ferma la porte derrière lui et vint s'asseoir à côté d'elle.
 - Tu as rendu la jolie blondinette au catcheur qui lui sert de petit ami ?
 - Ne rigole pas avec ça, ce type c’est un ogre, j’te jure. J'ai décampé en courant dès que je l'ai vu se pointer.
 - C'est bien fait, ça t'apprendra à essayer de draguer des petites filles.
 - C'est de ta faute, tu aurais dû venir danser avec moi.
 - Ah oui ? On voit que tu ne m'as jamais vue danser.
 - Dans ce cas montre-moi.
 Angela se tourna vers lui, persuadée qu'il se moquait d'elle. Il ne semblait toutefois avoir aucune envie de rire et la jeune fille sentit son teint virer au rouge.
 - C'est hors de question.
 - Allez, c'est ma chanson préférée en plus ! Qu'est-ce que tu risques ? Il n'y a que moi.
 Raison de plus, songea-t-elle. Elle détourna le regard et bénit intérieurement Kira lorsque celle-ci passa la tête par l'entrebâillement de la porte.
 - Ah vous êtes là.
 Elle les rejoignit à l'extérieur et se laissa tomber de l'autre côté d'Angela.
 - On se les gèle, constata-t-elle.
 - J'essayais de convaincre ta copine de danser avec moi, dit Luke. Une vraie tête de mule.
 Kira tourna la tête vers Angela, qui émit un grognement excédé.
 - La personne la plus obstinée que je connaisse, répondit Kira avec un sourire en coin.
 - C'est ça, parlez de moi comme si j'étais pas là.
 Angela se redressa avec mauvaise humeur et retourna à l'intérieur et prenant bien soin de claquer la porte derrière elle.
 - Est-ce que j'ai fait quelque chose que je n'aurais pas dû ? demanda Luke, l'air déconcerté.
 - Oui, tu as oublié de prendre des pincettes.
 Kira s'appuya sur son épaule pour se relever et entreprit de retrouver Angela au milieu de la foule compacte. Il ne lui fallut qu'une minute ou deux pour la repérer, affalée dans un fauteuil, la bouteille de bière que Luke lui avait confiée toujours à la main.
 - Tu m'expliques ?
 Angela leva les yeux vers elle, mais feignit de ne pas l'avoir entendue. Elle détourna presque aussitôt le regard et porta la bouteille de Luke à ses lèvres. Kira la lui prit aussitôt des mains, s'assit sur l'accoudoir du fauteuil et se pencha vers Angela de telle sorte que celle-ci puisse l'entendre sans qu'elle ait besoin de hurler.
 - Il y a dix minutes tu virais au vert tellement tu étais jalouse parce qu'il dansait avec cette petite traînée, et quand il flirte avec toi tu pars en boudant ? Explique-moi.
 - Il ne flirtait pas.
 - Non c'est vrai, il t'invitait à danser uniquement pour remplir son quota de causes humanitaires.
 - Ne te moque pas de moi.
 Angela se leva et s'éloigna d'un pas rageur, bousculant les gens sur son passage. Kira poussa un profond soupir et marqua une courte hésitation avant de lever à son tour pour tenter de la rattraper. Elle eut juste le temps de l'apercevoir s'engager dans l'escalier menant au premier étage et la retrouva dans une chambre à coucher déserte, assise en tailleur sur le lit, le visage tourné vers la fenêtre et les épaules secouées par des sanglots silencieux. Kira referma soigneusement la porte de la chambre derrière elle et s'approcha lentement.
 - Hey, murmura-t-elle en s'asseyant à côté d'Angela. Ça ne va pas ?
 Angela renifla bruyamment et s'efforça de refouler les larmes qui jaillissaient de ses paupières.
 - Je suis désolée, je n'aurais pas dû te taquiner à propos de Luke, continua Kira. Tu sais, s'il ne te plait pas, rien ne t'oblige à danser avec lui…
 - Ça n'a rien à voir.
 - Quoi alors ?
 - Je ne sais pas faire ça…
 - Faire quoi ?
 - Tout ça, tous ces trucs de, ces trucs de filles… Rejeter ses cheveux en arrière, sourire niaisement, lancer des regards aguicheurs… Je… je sais être une bonne copine, pas une petite amie potentielle…
 Kira haussa les épaules.
 - Tu préférerais ressembler à Kitty Swanson ?
 - Pourquoi pas ? Ce genre de filles, elles n'ont qu'à battre des cils pour avoir le monde à leurs pieds.
 - Peut-être, mais tous leurs battements de cils ne suffisent que rarement à donner l'illusion qu'elles ont quelque chose dans le cerveau.
 - Qu'est-ce que tu en sais ? Si ça se trouve, cette Kitty est première de sa classe…
 Kira éclata de rire.
 - Tu plaisantes ? Avec les heures qu'elle doit passer à se contempler dans tous les miroirs qui croisent son regard, je ne vois pas quand est-ce qu'elle trouverait du temps à consacrer à son travail scolaire.
 Angela esquissa un sourire et passa le revers de sa main sur sa joue pour en effacer les larmes.
 - Je me sens ridicule, soupira-t-elle.
 - C'est compréhensible, répliqua Kira. Je me sentirais ridicule aussi si on m'avait surprise à envier Kitty Swanson, même juste l'espace d'une seconde. On redescend ? Tu ne seras obligée de danser avec personne.
 - Vas-y, j'ai envie de rester là un moment.
 - Angie…
 - Ça va, je te rejoins dans dix minutes. Tout le monde n'a pas besoin de savoir que je suis montée pour pleurnicher comme un bébé.
 - Tu es sûre ?
 Angela hocha la tête avec conviction et regarda la porte de la chambre se refermer derrière Kira avant de tourner à nouveau les yeux vers la fenêtre.

*

 15 février 2003

 Caitlin ouvrit brusquement les yeux pour les refermer aussitôt. Un violent mal de tête lui martelait les tempes, et elle dut se concentrer pendant quelques secondes avant de parvenir à rassembler ses souvenirs. Elle se redressa alors d'un seul coup, serrant machinalement le drap de lin blanc sur sa poitrine. Elle jeta un rapide coup d'œil autour d'elle et les battements de son cœur accélérèrent. La chambre dans laquelle elle se trouvait n'était pas la sienne, et le drap froissé à côté d'elle indiquait que quelqu'un avait dormi là. Après s'être assurée que la porte était close, elle se glissa hors du lit et s'empressa de réunir ses affaires avant de s'habiller et de quitter la chambre. Elle n'avait fait que deux pas lorsqu'elle se retrouva nez à nez avec David Shepard, vêtu uniquement d'un caleçon. Les joues de la jeune femme s'empourprèrent et elle baissa nerveusement les yeux.
 - J'ai fait du café, dit simplement David, évitant lui aussi de la regarder.
 Caitlin se sentit vaguement soulagée en constatant qu'il semblait aussi peu à l'aise qu'elle. Elle secoua légèrement la tête.
 - Je… j'ai une sorte d'intolérance à la caféine, je ne bois pas de café…
 - Oh… Vous… tu préfères une tasse de thé ? J'ai aussi du décaféiné…
 Caitlin releva la tête et fixa un instant son interlocuteur avant de décliner son offre d'un nouveau signe de la tête.
 - Il faut que j'y aille, j'ai… je dois récupérer mes filles avant midi.
 - Très bien.
 David n'était pas dupe et avait probablement compris qu'elle mentait. Il n'insista toutefois pas, et Caitlin lui en fut reconnaissante. Elle s'imaginait très mal en train de prendre le petit-déjeuner avec lui, comme si la situation n'avait rien d'anormal ou d'embarrassant.
 - Bonne journée, alors, murmura-t-elle.
 Sans rien ajouter, la jeune femme pivota sur ses talons et se hâta de quitter l'appartement de David. Une fois dans le couloir, elle s'adossa au mur à côté de la porte et prit quelques instants pour tenter de faire de l'ordre dans sa tête, ce qui s'avéra rapidement impossible. Elle ignorait même la raison exacte qui l'avait poussée à raccompagner David chez lui avant de se retrouver dans son lit. Elle passa une main sur son visage puis descendit rapidement l'escalier. Elle n'avait pas la moindre idée de l'heure mais, à en juger par la lumière vive qui l'accueillit au-dehors, la journée devait être déjà bien entamée. Elle cligna des paupières et leva un bras au-dessus de sa tête pour abriter ses yeux du soleil. Le temps n'avait pas été aussi radieux depuis plusieurs jours. Avec un soupir, la jeune femme traversa la rue pour rejoindre sa voiture, qu'elle avait garée là le soir précédent. Lorsqu'elle arriva chez elle, environ une demi-heure plus tard, son premier réflexe consista à se précipiter à la salle de bains. L'eau brûlante lui picota la peau lorsqu'elle se glissa sous la douche. Elle ferma les yeux et appuya l'arrière de sa tête contre le carrelage encore froid, tandis que la paroi vitrée se couvrait lentement de buée. Malgré la température de l'eau, chaque centimètre carré de son corps était parcouru de tremblements et plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'elle ne parvienne à se calmer. Le téléphone la força finalement à quitter la chaleur réconfortante de la salle de bains. Elle s'enveloppa dans une serviette et se dépêcha d'aller répondre. Aussitôt, la voix de Gillian retentit dans le combiné.
 - Déjà réveillée ? plaisanta celle-ci.
 - C'est pour ça que tu téléphones ? Pour un peu je croirais que tu es déçue de ne pas m'avoir tirée du lit.
 - Je voulais juste prendre de tes nouvelles, tu n'avais pas l'air très en forme hier.
 L'espace d'une seconde, Caitlin visualisa l'expression coupable de sa sœur lorsqu'elles s'étaient quittées la veille.
 - Ne t'inquiète pas pour moi, s'empressa-t-elle de répondre. Ça s'est bien passé, avec ton acheteur ?
 - Ne change pas de sujet, Katie. Je suis vraiment désolée que tu aies passé la soirée de la Saint Valentin seule. Catherine et Henry auraient dû y penser avant de proposer d'emmener les petites au cinéma ce soir-là…
 - Ils y ont pensé, Gil, c'est précisément pour cette raison qu'ils les prennent pour la nuit. Et arrête de culpabiliser, je n'ai pas passé la soirée seule de toute façon.
 Elle regretta ses paroles à l'instant où elle les entendit s'échapper de ses lèvres et aurait donné tout ce qu'elle possédait si cela lui avait permis de les retirer.
 - Tiens donc, répliqua Gillian d'un ton subitement très intéressé. Et est-ce que je pourrais savoir avec qui tu l'as passée dans ce cas ?
 - Personne, Gil. Vraiment, ça… ça n'a pas d'importance…
 - Inutile de mentir. Tu ne te mettrais pas à bafouiller si ça n'avait vraiment pas d'importance. Alors c'était qui ? Quelqu'un que je connais ? Un mystérieux inconnu rencontré dans un bar ?
 - Oui voilà, c'est exactement ça. Un mystérieux inconnu avec qui j'ai passé une soirée très agréable mais dont j'ignore absolument tout et que je ne reverrai jamais. Tu vois bien qu'il n'y a rien à raconter.
 - Bien essayé, je n'y crois pas une minute. Katie, je pensais qu'on ne devait jamais avoir de secret l'une pour l'autre, tu te souviens ?
 - On avait dix ans quand on s'est promis ça.
 - Tu avais dix ans. Et peu importe, un pacte est un pacte, tu n'oserais pas le trahir tout de même ?
 Caitlin laissa échapper un soupir. Elle oubliait parfois combien sa sœur pouvait se montrer bornée. Il ne servait à rien de discuter avec elle. Si elle avait une idée derrière la tête, d'une manière ou d'une autre elle réussissait toujours à obtenir ce qu'elle souhaitait.
 - D'accord, mais je refuse de te raconter ça au téléphone…
 - Tu as peur de quoi, que la ligne soit sur écoute ? se moqua Gillian. Tu regardes trop de films d'espionnage.
 - Très bien. Dans le fond ça m'arrange tu sais, je n'avais pas tellement envie de t'en parler de toute façon.
 - Je suis chez toi dans quinze minutes. Tu peux déjà mettre couler le café.
 - Je préférerais qu'on se retrouve au tea-room qui est en bas de ma rue. Je n'ai rien mangé et je meurs d'envie d'un pancake dégoulinant de confiture.
 - Ça marche, à tout à l'heure !
 Caitlin raccrocha le téléphone et se dépêcha de regagner la salle de bain où elle acheva de se préparer. Un peu moins de vingt minutes plus tard, elle rejoignait sa sœur devant l'entrée du tea-room.
 - Tu es en retard, constata Gillian avec un petit sourire.
 Caitlin ne répondit rien et poussa la porte vitrée de l'établissement. Dès qu'elles furent installées, Gillian se pencha vers elle, incapable de dissimuler sa curiosité.
 - Alors ?
 - Gil, tu ne dois en parler à personne, d'accord ? Pas même à Joe. Personne.
 - Je pense que j'ai saisi l'idée générale. Alors ?
 Caitlin hésita un instant avant de reprendre la parole. D'une voix lente et quelque peu hésitante, elle entreprit de relater à sa sœur les événements de la soirée précédente, en s'efforçant soigneusement de donner à son récit l'air aussi naturel que possible.
 - Tu as fait quoi ? s'exclama Gillian aussitôt qu'elle eut terminé.
 Quelques clients tournèrent la tête vers elles.
 - Est-ce que tu pourrais hurler encore plus fort ? grogna Caitlin. Je crois qu'il y a une vieille dame sourde de l'autre côté de la salle qui n'a pas bien compris.
 - Excuse-moi Katie, c'est juste que je n'arrive vraiment pas à y croire.
 - Je sais, moi non plus.
 Gillian ne semblait toutefois pas trouver la situation aussi dramatique que sa sœur. La surprise passée, elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
 - Quand tu disais que tu n'avais pas passé la soirée seule, je pensais que tu parlais uniquement de la soirée… Je suis vraiment très épatée Katie, tu finis par te dévergonder un peu on dirait !
 - Ce n'est vraiment pas drôle.
 - Non tu as raison. Alors raconte, comment ça s'est passé ?
 - Parce que tu veux des détails en plus ?
 - Évidemment !
 - Gil, je t'en prie, c'est déjà suffisamment embarrassant…
 - Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu en fais un drame pareil. C'était la Saint-Valentin, tout le monde s'envoyait en l'air, je ne vois pas pourquoi tu t'en serais privée. Tu vas finir ton pancake ?
 Caitlin la dévisagea avec stupéfaction. Sa sœur ne semblait pas du tout réaliser les implications de la nuit qu'elle avait passée avec David Shepard. Avec un soupir, elle poussa son assiette dans la direction de Gillian. Elle n'avait subitement plus faim du tout.
 - Et si tu me racontais plutôt comment ça s'est passé, avec ton acheteur ?
 Gillian haussa les épaules.
 - Un businessman qui offre des toiles à sa femme pour se faire pardonner de passer toutes ses soirées à son bureau et de sauter sa secrétaire…
 - Tu n'as pas l'air très… enthousiaste, constata Caitlin.
 - Je ne sais pas Katie… Je crois que j'ai toujours imaginé vendre ma première toile à un amoureux de l'art qui me parlerait de ce qu'elle lui évoque et s'inquièterait de la meilleure façon de l'éclairer lorsqu'il l'accrocherait à son mur… Là, j'ai plutôt l'impression de devoir travailler en série… Il envisage de me commander d'autres toiles, pour aller avec celles qu'il a achetées…
 - C'est plutôt une bonne nouvelle, non ?
 - J'imagine, et je ne vais clairement pas cracher sur cet argent…
 - Qu'est-ce qui te tracasse alors ?
 - Je ne sais pas trop, je ne pensais pas que les choses se passeraient comme ça, c'est tout…
 Elle coupa un morceau de pancake qu'elle porta à sa bouche.
 - Joe n'était même pas là quand je suis rentrée, continua-t-elle. Il était presque dix heures quand il est arrivé, on a pu tirer un trait sur le cinéma… Il passe tellement de temps au café en ce moment, c'est à peine si on trouve le temps de se voir en vitesse de temps en temps…
 Caitlin adressa un regard désolé à sa sœur mais s'abstint de répondre.
 - Et qu'est-ce que tu comptes faire à propos de ce charmant médecin ? reprit Gillian. Tu vas le revoir ?
 - J'amène Rose à son cabinet une fois par semaine, je suppose que je vais être bien obligée de le revoir.
 - Ne fais pas comme si tu n'avais pas compris.
 - C'est toi qui n'as pas l'air de comprendre. Je… je ne peux pas faire ça, c'est le psychologue de Rose !
 - Et alors, il ne t'a pas demandé ta main que je sache. Et même si tu comptes le revoir, San Francisco est une grande ville, tu trouveras bien un autre psychologue pour la petite.
 - Comment est-ce que tu peux dire une chose pareille ? soupira Caitlin. Il n'y a même pas six mois que ses parents sont morts. David, enfin je veux dire le Dr Shepard est la première personne à qui elle ait accepté de parler. La seule personne. Elle commence enfin à se sentir à l'aise avec lui. En la faisant suivre par quelqu'un d'autre je risque seulement de la perturber davantage. Et dieu sait qu'elle n'a pas besoin de ça…
 - Et qu'est-ce qu'il en dit ? Tu as parlé de ça avec lui ?
 - Á vrai dire, on n'a pas vraiment parlé ce matin… J'ai plutôt tenté de m'éclipser de chez lui aussi vite que possible.
 - Tu aurais au moins pu le laisser te préparer ton petit-déjeuner. Du moment que c'était fait,  tu aurais pu en profiter jusqu'au bout.
 - Je te remercie infiniment pour tes conseils, mais j'espère que tu réalises que tu ne m'aides vraiment pas du tout…
 - Tu espères que je te dise quoi ? Que tu es la personne la plus irresponsable et égoïste que je connaisse ? Et bien ne compte pas sur moi. C'est peut-être la première chose irresponsable que tu aies faite de ta vie. Enfin, à part Jason évidemment.
 Caitlin détourna le regard. Elle ne tenait pas spécialement à aborder ce sujet.
 - Il faut que je te laisse, déclara-t-elle. Je dois passer au bureau…
 - Un samedi matin ?
 - Catherine et Henry ne ramènent Lucy et Rose qu'en fin d'après-midi, je comptais en profiter pour faire quelques heures supplémentaires…
 Elle avala d'une traite le jus d'orange qui restait dans son verre et se leva pour enfiler son manteau. Au moment où elle s'apprêtait à tourner les talons, Gillian posa une main sur son avant-bras pour la retenir.
 -  Tu sais Katie, pour une fois que quelque chose de bien t'arrive, tu devrais arrêter d'avoir peur et en profiter. Pense à toi, pour une fois. Au cas où tu l'aurais oublié, tu n'es pas seulement une mère…
 Caitlin resta immobile une seconde, puis esquissa un sourire à l'attention de sa sœur et resserra son manteau sur sa poitrine avant de quitter le tea-room. Gillian la suivit des yeux un instant, puis avala le reste du contenu de sa tasse et sortit un stylo et une chemise en plastique du sac qu’elle portait en bandoulière. Elle étala plusieurs feuilles devant elle, contempla les documents pendant quelques secondes, et apposa une signature hésitante sur l’un d’entre eux.

*

 Angela émit un grognement de protestation lorsque Kira ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre. L'adolescente se roula en boule sous la couette, s'efforçant de protéger son visage de la lumière. Kira ne lui accorda toutefois qu'une brève minute de répit avant de s'approcher du matelas sur lequel son amie était allongée et de retirer la couverture d'un geste sec.
 - Il est presque deux heures, annonça-t-elle. L'heure à laquelle les princesses se réveillent.
 Angela se redressa à contrecoeur et tenta de s'emparer de la couverture que Kira lança sur son propre lit, de l'autre côté de la pièce.
 - Ma mère vient d'apporter le reste des pancakes qu'elle a faits ce matin, tu devrais manger un peu.
 Angela hocha la tête sans grande conviction et dut faire preuve de beaucoup de bonne volonté pour s'empêcher de récupérer sa couverture pour s'y enfouir à nouveau. Avec des gestes lents et incertains, elle se leva, resta un instant immobile pour retrouver son équilibre et traîna les pieds jusqu'à la salle de bains qui jouxtait la chambre de Kira. Elle en émergea une dizaine de minutes plus tard, le teint toujours aussi brouillé et l'air à peine moins fatigué.
 - Est-ce que Luke t'a dit quelque chose, demanda-t-elle en rejoignant son amie. À propos de hier soir…
 - Il n'a pas téléphoné, si c'est ce que tu te demandes.
 - J'ai été stupide hein ?
 - Ce n'est pas moi qui l'ai dit.
 Angela se laissa tomber sur le lit de Kira et replia ses jambes sous elle.
 - Il doit me prendre pour la dernière des idiotes…
 - Tu ne devais pas t’inquiéter pour ça, c’est un mec, il n’a sûrement rien compris, de toute façon.
 Angela esquissa un léger sourire mais les paroles rassurantes de son amie ne suffirent pas à dissiper totalement le sentiment d'amertume que lui laissait la soirée de la veille. Elle n'avait pratiquement plus croisé Luke après leur conversation sur le perron. À plusieurs reprises, elle l'avait aperçu qui dansait avec des filles qu'elle ne connaissait même pas et n'avait cessé de se demander pour quelle raison mystérieuse elle n'avait pas accepté son invitation. À présent, il la considérait certainement comme la reine des idiotes. Les deux jeunes filles étaient toujours affalées sur le lit lorsque deux coups brefs retentirent contre la porte de la chambre.
 - Ouais, répondit Kira sans se lever.
 Le visage de sa mère apparut dans l'entrebâillement, orné d'un large sourire.
 - J'ai un charmant jeune homme là en bas qui demande à vous voir, annonça-t-elle. Ce n'est pas ce gamin qui habitait le quartier avant qu'on déménage ? ajouta-t-elle en se tournant vers sa fille.
 Angela écarquilla les yeux et lâcha une exclamation de surprise qui lui attira un regard intrigué de la mère de Kira.
 - Je t'ai dit qu'il venait d'emménager par ici, maman. Tu peux lui dire qu'on arrive dans deux minutes ?
 Mme Peterson hocha la tête, sans cesser de sourire avec malice, et referma la porte derrière elle. Kira se redressa et se tourna vers Angela.
 - Ok, tu commences par te calmer d'accord ?
 Les deux adolescentes s'habillèrent aussi rapidement que possible et, une dizaine de minutes plus tard, elles rejoignaient Luke au salon. Mme Peterson était installée sur un fauteuil en face de lui et parlait avec entrain de l'époque où ils habitaient le même quartier.
 - Ah les voilà, s'exclama-t-elle en apercevant Kira et Angela.
 Mme Peterson s'éclipsa, laissant les trois adolescents seuls dans la pièce.
 - Je t'en supplie, excuse-la, souffla Kira en se laissant tomber sur le fauteuil que sa mère venait de quitter. Quand elle commence à parler, il faut au moins une catastrophe écologique pour la faire taire.
 - Y'a pas de soucis, elle a l'air sympa. Surtout qu'avec vous, c'est vachement long, deux minutes.
 Kira réprima un bâillement.
 - Quelle idée aussi de te pointer si tôt et à l'improviste.
 - Ben faut dire que j'avais une mission de la plus haute importance à accomplir. T'as oublié ça chez Evan, hier soir.
 Angela ne réalisa pas immédiatement que Luke s'adressait à elle. Le silence plana pendant quelques secondes avant que la jeune fille ne relève les yeux, pour croiser les regards amusés de ses deux amis. Luke esquissa un sourire.
 - T'as de la chance que j'étais là, j'suis pas sûr que tu l'aurais revu sinon.
 Les joues légèrement roses, Angela s'empara du pull-over que le jeune garçon lui tendait.
 - Merci…
 Luke haussa les épaules.
 - C'est normal. C'était cool hein, cette soirée ?
 - C'était sympa, répondit Kira. Tu es resté tard ?
 - Nan pas tellement, je suis pas parti très longtemps après vous en fait. Ça commençait à dégénérer de toute façon. Des types ont commencé à se battre, j'aurais pas voulu être à la place de celui qui a été surpris en train de danser avec la copine de l'ogre.
 Kira roula des yeux.
 - Décidemment, la petite Kitty fait tourner toutes les têtes.
 - Bah, c'est une gentille fille.
 - C'est ça ouais, soupira Angela. C'est hallucinant, vous êtes tous les mêmes…
 Luke fronça les sourcils, surpris par la réaction de la jeune fille.
 - Qu'est-ce que tu racontes ?
 - Ben elle a pas entièrement tort, intervint Kira. Il suffit qu'une jolie petite pétasse agite ses jolies petites fesses sous votre nez pour que vous répandiez de la bave partout et que vous oubliez comment fonctionne votre cerveau. C'est assez triste.
 - Heu vous êtes sûres que ça va bien ? Vous avez décidé de vous lancer dans une campagne féministe là ?
 - Non, on se demande juste pourquoi les hommes sont des idiots. Ne le prends pas personnellement hein.
 - Tu me rassures vachement là. Je crois que je vais peut-être vous laisser à vos petites, heu… réflexions…
 Luke se releva, mal à l'aise.
 - Bon ben, à demain alors…
 Kira lui adressa un petit sourire accompagné d'un signe de la main et le regarda quitter le living room sans bouger de son fauteuil. Angela se tourna vers son amie, surprise, avant de se lever pour le rattraper. Elle le rejoignit dans le couloir, juste avant qu'il n'ouvre la porte d'entrée.
 - Merci pour mon pull. C'est… c'est sympa de l'avoir rapporté.
 - Y'a pas de quoi. Et puis, ça a été un vrai bonheur de vous voir…
 - Ouais j'suis… Enfin, j'suis désolée… J'voulais pas avoir l'air… désagréable…
 - Oh t'inquiète pas pour ça. Kira était la pire des deux.
 - On n'a pas beaucoup dormi, bredouilla la jeune fille en guise d'excuse.
 - Ben la prochaine fois que vous n'aurez pas eu toutes vos heures de sommeil, faudra vraiment que je pense à éviter de vous adresser la parole.
 Il ponctua sa phrase d'un petit sourire et Angela comprit avec soulagement qu'il ne leur en voulait pas vraiment.
 - Bon, on se voit demain au lycée alors, reprit-il. Reposez-vous un peu d'ici là.
 La jeune fille acquiesça d'un signe de la tête. Elle le suivit un instant du regard avant de rejoindre Kira à l'intérieur.

*

 Caitlin referma silencieusement la porte derrière elle et s'assit à même le sol, les jambes croisées en tailleur. Le soleil venait de disparaître derrière les buildings et la nuit s'annonçait bien plus douce que la précédente. La jeune femme appuya sa tête contre le mur de brique et ferma les yeux. Elle avait besoin d'un peu de calme, d'un peu de temps pour réfléchir. Toute la journée, elle s'était efforcée de ne pas penser à David, en vain. Elle avait hésité à l'appeler une bonne centaine de fois, ne serait-ce que pour s'excuser. Même si elle restait persuadée que coucher avec lui était la plus mauvaise idée qu'elle avait eue depuis longtemps, elle ne se sentait pas vraiment fière de la manière dont elle s'était enfuie de chez lui. Et surtout, bien qu'elle refusât de l'admettre, elle avait envie d'entendre sa voix. Terriblement envie…
 Une voiture s'immobilisa de l'autre côté de la rue et le bruit du moteur arracha la jeune femme à ses pensées. Elle rouvrit les yeux et la mère de Kira lui adressa un signe de la main tandis qu'Angela descendait du véhicule. L'adolescente s'engagea dans l'allée qui menait à la maison et s'arrêta au bas des marches du perron.
 - J'suis désolée de rentrer si tard, s'excusa-t-elle. J'ai pas vu le temps passer…
 - Ne t'inquiète pas, je n'aurais pas commencé à m'inquiéter avant une petite heure.
 - Tant que tu n'allais pas chez les flics cette fois…
 Caitlin esquissa un sourire.
 - Tu ne devrais pas plaisanter avec ça. Tu as passé une bonne soirée, hier ?
 - Ouais, c'était pas mal. Toi t'as fait quoi ?
 - Je suis rentrée directement après le travail et j'ai regardé un film.
 Caitlin força un sourire. Elle n'avait pas l'habitude de mentir à ses enfants.
 - Je suis contente que tu te sois amusée, ajouta-t-elle.
 - Lucy et Rose sont déjà couchées ?
 - Rose doit déjà dormir, mais Lucy attendait que tu rentres. Dépêche-toi d'aller l'embrasser, j'arrive dans une minute.
 - Pourquoi tu restes dehors ? Tu sais, si c'est parce que tu veux pas qu'on sache que tu as encore recommencé à fumer, c'est pas la peine, on avait deviné.
 - J'arrive dans une minute.
 - Comme tu veux.
 Angela haussa les épaules et referma la porte derrière elle. Caitlin se releva et s'adossa au mur, les yeux dans le vague. Presque instinctivement, elle glissa une main dans la poche de son jean et l'en ressortit dès que ses doigts effleurèrent son paquet de cigarettes. Il fallait vraiment qu'elle arrête.
 Elle s'attarda quelques secondes sur le palier avant de retourner à l'intérieur. Elle monta directement à l'étage, souhaita une bonne nuit à Lucy et poussa la porte de la chambre de Rose pour s'assurer que la petite fille était bien endormie.
 - Kate ? demanda la voix ensommeillée de cette dernière.
 - Je ne voulais pas te réveiller, rendors-toi ma chérie.
 - Je dormais pas… Tu veux me lire une histoire ?
 - Bien sûr.
 Caitlin laissa la porte entrouverte derrière elle, de façon à ce qu'un filet de lumière du couloir éclaire la petite pièce. Elle s'empara d'un livre et s'installa par terre, à côté du lit de Rose. L'obscurité l'empêchait de déchiffrer correctement le texte, mais Angela et Lucy lui avait si souvent réclamé cette histoire qu'elle la connaissait pratiquement par cœur. Elle récita davantage qu'elle ne lut les deux premières pages du texte, tout en caressant d'une main la longue chevelure de Rose, qui ne tarda pas à s'endormir. Caitlin reposa le livre sur la table de chevet, embrassa la fillette sur le front et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Dans le couloir, elle croisa Angela qui lui souhaita une bonne nuit avant de s'enfermer dans sa chambre. La jeune femme descendit lentement les escaliers et passa par la cuisine pour se verser une tasse de tisane avant de regagner le living-room. Lucy et Rose n'avaient pas rangé leur échiquier et Caitlin constata avec amusement que les pièces de Lucy se trouvaient une fois de plus en mauvaise posture. Avec un soupir de satisfaction, elle se laissa tomber sur le canapé et garda les yeux clos pendant plusieurs minutes, s'efforçant de ne penser à rien. Lorsqu'elle les rouvrit, son thé ne fumait plus. Elle en avala une gorgée puis déposa sa tasse sur la table basse et s'empara de son téléphone portable, qu'elle avait abandonné là quelques heures plus tôt. L'écran indiquait plusieurs appels manqués et la jeune femme n'eut pas besoin de consulter l'historique des communications pour en connaître l'auteur. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres et son doigt hésita un instant avant d'appuyer sur la touche de rappel.

  Fin.