Nouvelle Donne - épisode 1.07

La Confusion des Sentiments

«Une fenêtre dont la forme est celle d'un rectangle surmonté d'un demi-cercle doit obligatoirement avoir une surface de 5m2. Quelles dimensions doit-on lui donner pour obtenir le plus petit périmètre ?»

 Angela émit un gémissement de désespoir tandis qu'elle relisait pour la dixième fois l'énoncé du problème de mathématiques qu'elle avait sous les yeux. Elle se demandait à quoi ce genre d'exercices pourrait bien lui servir dans la vie. Jamais elle n'avait envisagé de se lancer dans la construction de fenêtres. Elle jeta un coup d'œil dans la direction de Kira et renonça immédiatement à tout espoir qu'elle lui vienne en aide. Penchée sur sa table, son amie semblait déjà bien trop absorbée par les calculs complexes dans lesquels elle était plongée pour apercevoir les regards accablés que lui lançait Angela. Avec un soupir, celle-ci se rejeta en arrière sur sa chaise. Elle aurait encore la note minimale, elle le savait et y était habituée. Au cours du dernier trimestre, elle avait tout juste réussi à maintenir sa moyenne suffisamment haut pour conserver sa place dans l'équipe de basket-ball du lycée. Ses notes étaient néanmoins à nouveau en chute libre depuis le début du trimestre et les longues après-midi qu'elle passait à réviser en compagnie de Kira ne paraissaient pas y changer grand chose. S'armant de courage, la jeune fille posa à nouveau les yeux sur sa feuille et s'empara d'un crayon. Peut-être parviendrait-elle au moins à gagner quelques points…
 Il lui semblait qu'une éternité s'était écoulée lorsque la sonnerie retentit enfin. Pressée de quitter sa salle de classe, Angela se hâta de rassembler ses affaires et d'aller déposer sa copie sur le bureau de son professeur.
 - Je vois que vous avez fait des étincelles, une fois de plus, railla celle-ci après avoir baissé les yeux une dizaine de secondes sur la feuille que la jeune fille venait de lui remettre.
 Le teint d'Angela vira au rouge et elle ouvrit la bouche pour rétorquer quelque chose mais, au même moment, un bras se glissa sous le sien et Kira l'entraîna hors de la pièce. Lorsqu'elles furent dans le couloir, Angela se dégagea avec mauvaise humeur.
 - Cette sale vieille peau ! s'emporta-t-elle.
 - Je ne pense pas que t'attirer une heure de colle y changera quelque chose.
 Sans vraiment prêter attention aux paroles de son amie, Angela donna un coup rageur dans le mur, ce qui lui arracha une grimace de douleur.
 - Te casser une main non plus d'ailleurs. Tu veux aller boire un cappuccino ?
 - Peux pas. Entraînement supplémentaire jusqu'à sept heures…
 - Dans ce cas, je t'accompagne, je ferai des devoirs en t'attendant et on ira boire ce cappuccino après.
 - Tu rigoles ? Ma mère vient me chercher directement après l'entraînement… Demain ?
 Kira hocha la tête et les deux adolescentes prirent la direction du gymnase. Lorsqu'elles y entrèrent, l'équipe masculine n'avait pas fini de s'entraîner.
 - Super, grogna Angela. On va encore devoir attendre une heure avant de pouvoir commencer. Je vais me changer, je me dépêche.
 Kira s'assit sur les gradins Angela se dirigea en courant vers les vestiaires. La jeune fille salua rapidement les quelques autres membres de son équipe qui se trouvaient déjà là et se hâta de passer sa tenue de sport aux couleurs du lycée ainsi que sa paire de baskets usées. Lorsqu'elle regagna le gymnase, l'entraînement des garçons avait visiblement pris fin.
 - Ils ont un nouveau joueur, l'informa Callie, une grande rousse qui jouait comme arrière, en la rejoignant. Celui qui discute avec Kira, il a l'air mignon.
 Tandis que Callie se dirigeait d'un pas léger vers le terrain, Angela tourna la tête pour constater que Kira semblait effectivement en grande conversation avec un garçon brun qu'elle ne se souvenait pas avoir déjà vu à l'école. Lorsqu'elle l'aperçut, Kira lui fit signe de les rejoindre.
 - Je te présente Luke, lui annonça-t-elle avec un large sourire. On était voisins avant que je déménage, il vient d'emménager pas loin d'ici. Luke, voici ma meilleure amie, Angie.
 Angela lui adressa un vague signe de la main et sentit ses joues s'empourprer lorsqu'il lui sourit en retour avant de se tourner à nouveau vers Kira.
 - Va falloir que j'y aille, mais ça m'a fait super plaisir de te revoir. Faudra qu'on aille boire un verre un de ces jours !
 Il traversa rapidement le terrain pour rejoindre les vestiaires et Angela le suivit un instant des yeux, jusqu'à ce que la voix tonitruante de son entraîneur ne la rappelle brusquement à l’ordre.
 - Pryce, je peux savoir ce que tu attends pour ramener tes fesses par ici ?
 La jeune fille sursauta et rejoignit presque à contrecœur ses coéquipières sur le terrain.

*

 - Vous devriez arrêter ces saletés avant qu'il soit trop tard ma p'tite dame. Ma belle-sœur est morte d'un cancer, c'était pas joli à voir.
 Caitlin laissa échapper un soupir excédé et porta sa cigarette à ses lèvres. Elle n'était vraiment pas d'humeur à supporter des conseils en matière de santé, surtout venant d'un parfait inconnu dont l'hygiène de vie devait s'apparenter à celle d'un vieux chanteur de rock.
 - Les tatouages donnent également le cancer, rétorqua-t-elle sèchement, en désignant du menton le gigantesque faucon qui s'étalait sur l'avant bras du marchand. Ce café, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?
 - Oh faut pas le prendre comme ça hein, j'disais ça pour vous hein. Ça fait trois dollars.
 La jeune femme s'empara du gobelet de café fumant et lui tendit un billet de cinq dollars.
 - Gardez la monnaie.
 Le marchand haussa les épaules et la regarda s'éloigner en se demandant si c'était tout le café qu'ils ingurgitaient qui rendait certains de ses clients aussi désagréables. Caitlin parcourut quelques mètres avant de tourner au coin de l'immeuble où vivait Gillian. Elle tira une dernière bouffée sur sa cigarette puis laissa tomber le mégot à travers la grille d'une bouche d'égout. Pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, elle n'avait jamais aimé fumé en présence de sa sœur. Elle poussa la lourde porte d'entrée et gravit lentement quatre étages d'escaliers, chaque marche lui faisant prendre conscience d'un des nombreux inconvénients liés à sa consommation de tabac; lorsqu'elle parvint sur le palier de l'appartement de sa sœur, elle dut attendre une minute d'avoir repris son souffle avant d'appuyer sur la sonnette. Après quelques secondes, des pas retentirent, suivis du bruit d'une clé qu'on glisse dans une serrure et le visage de Gillian apparût dans l'entrebâillement de la porte.
 - Ah Katie c’est toi !
 Gillian essuya ses mains maculées de peinture sur sa chemise en jean et s'écarta pour laisser entrer sa sœur.
 - Désolée pour la tenue, j'étais en train de peindre. Je ne t'attendais pas aussi tôt d'ailleurs, s'étonna-t-elle en jetant un coup d'œil à son bracelet montre, qu'elle avait accrochée à la ceinture de son pantalon pour éviter de la salir.
 - Je suis sortie un peu en avance. Café ?
 Gillian s'empara du gobelet fumant que lui tendait sa sœur et adressa à celle-ci un large sourire.
 - Tu es un ange Katie.
 Les deux jeunes femmes prirent la direction de la cuisine. Tandis que Gillian s'efforçait de faire disparaître de ses mains les traces de peinture acrylique séchée, Caitlin s'installa sur le banc de coin et se mit à feuilleter un magazine féminin que sa sœur avait laissé sur la table. N'y trouvant rien d'intéressant, elle le referma et son regard s'attarda un instant sur une pile de courrier au sommet de laquelle reposait une carte postale représentant la Statue de la Liberté. Curieuse, elle la retourna et son cœur manqua un battement lorsqu'elle reconnut l'écriture qui recouvrait le verso.
 - On l'a reçue ce matin…
 Caitlin leva la tête. Gillian venait de s'asseoir en face d'elle.
 - Oh, parvint-elle à articuler.
 Elle retourna la carte un peu trop rapidement et feignit de s'intéresser à la photo.
 - Je suis navrée, murmura Gillian, visiblement embarrassée.
 - Ne t'en fait pas pour ça, s'empressa de répondre Caitlin. Ça va, je t'assure.
 Caitlin s'efforça de sourire et d'adopter un air détaché, consciente que de tels artifices ne suffiraient pas à convaincre sa sœur. Deux semaines s'étaient écoulées depuis que Daniel avait quitté San Francisco, et elle préférait encore éviter de trop penser à lui.
 - Est-ce qu'il t'a appelée ?
 - Quelques jours après son déménagement, on n'avait pas grand-chose à se dire en fait… Mais il a l'air de se plaire, là-bas.
 Gillian hocha silencieusement la tête. Caitlin savait qu'elle pouvait se confier à elle si elle en ressentait l'envie ou le besoin, ce qui n'était pas vraiment le cas. Au contraire, la jeune femme s'empressa de changer le sujet de la conversation.
 - Est-ce que tu penses que tu pourras venir manger à la maison avec Joe demain soir ? demanda-t-elle, un peu précipitamment.
 - Ça m'étonnerait. Joe est obligé de faire la fermeture, il aura sûrement besoin que je lui donne un coup de main…
 - Un soir de semaine ? C'est ton anniversaire Gil…
 - Je sais, soupira-t-elle. Ça ne m'enchante pas et je sais que Joe ne me demandera pas de rester, mais je l'imagine mal s'occuper de tout sans personne pour l'aider…
 - C'est pour ça qu'il a du personnel non ?
 Caitlin regretta immédiatement cette remarque. Elle savait pour quelle raison Joe était obligé de diminuer le nombre d'heures de ses employés et ne souhaitait pas particulièrement aborder ce sujet avec Gillian.
 - Il s'est enfin décidé à se débarrasser de cette petite cruche qui faisait le service, et la gamine qui fait quelques heures à midi n'a pas l'âge de travailler le soir. C'est normal que je lui donne un coup de main en attendant qu'il trouve quelqu'un d'autre…
 Caitlin entrouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa aussitôt, se rappelant soudain que sa sœur ignorait tout des difficultés financières que rencontrait actuellement Joe. La jeune femme détourna les yeux, vaguement mal à l'aise, et promena un instant son regard autour d'elle. Chaque pièce de l'appartement était décorée de quelques petites toiles réalisées par Gillian, à l'exception de la cuisine. Sur les murs à la peinture jaunie et craquelée, la jeune femme avait accroché plusieurs dessins réalisés par Lucy, à différents âges.
 - Est-ce que tu as eu des nouvelles de la galerie ?
 - J'ai eu la directrice au téléphone il y a deux jours, d'après elle quelques visiteurs avaient l'air intéressés mais il n'y a aucun acheteur pour l'instant. L'exposition est encore ouverte plus d'un mois, j'imagine que ça viendra…
 - Je n'ai aucun doute à ce sujet, sourit Caitlin.
 - Tu es gentille Katie, j'aimerais pouvoir me montrer aussi optimiste…
 Caitlin lança à sa sœur un regard surpris.
 - Tu aurais dû voir les autres artistes qui étaient exposés, soupira Gillian.
 - Je suis persuadée que tu es tout à fait à la hauteur, Gil. Ils ne t'ont pas choisie pour rien…
 - Peut-être, mais… Je ne sais pas, avec tous les espoirs que j'ai placés dans cette expo, je crois que j'ai vraiment peur que ça ne donne rien…
 Caitlin esquissa un sourire et posa une main sur celle de sa cadette.
 - Ça va fonctionner, Gil. Tu as travaillé tellement dur, il n'y a aucune raison que ça ne soit pas le cas.
 - Et si ça ne fonctionne pas ? Qu'est-ce que je vais dire à Joe ? Je ne veux pas le décevoir…
 Pendant une seconde, Caitlin ne trouva rien à répondre. Gillian se montrait habituellement si confiante et sûre d'elle, elle n'avait pas l'habitude de la voir ainsi en proie aux doutes.
 - Je ne crois pas que ça arrivera, répondit-elle finalement. Il sait combien tu t'investis dans ce que tu fais. Et si pour une raison ou une autre tu ne vends rien cette fois-ci, ça sera pour la prochaine exposition. Tu aurais tort de te décourager maintenant.
 - Tu as probablement raison, soupira Gillian en s'efforçant de paraître convaincue.
 Le reste de l'après-midi s'écoula très rapidement et, lorsque Caitlin consulta sa montre un peu moins de deux heures plus tard, elle lâcha une exclamation de surprise. Elle devait aller chercher Angela un demi-heure plus tard et elle n'avait pas encore fait ses courses. Après s'être excusée auprès de sa sœur, elle s'empressa de prendre congé et de regagner sa voiture, qu'elle avait garée le long d'une rue adjacente. Lorsqu'elle s'arrêta dans le parking d'un petit supermarché, une pluie fine s'était mise à tomber et la jeune femme s'engouffra en courant à l'intérieur. Elle ne venait que rarement faire ses courses ici, préférant d'ordinaire l'épicerie de son quartier. Celle-ci offrait cependant l'avantage de se trouver bien plus près du lycée que fréquentait Angela.
 Elle salua rapidement quelques personnes qu'elle connaissait avant de faire rapidement le tour du magasin, déterminée à perdre le moins de temps possible. Elle n'avait toutefois pas prévu qu'autant de monde attendrait près de l'unique caisse ouverte. La jeune femme rejoignit la file avec un soupir résigné et leva les yeux vers l'imposante horloge située au-dessus de la porte d'entrée du supermarché. Ses chances d'être à l'heure diminuaient à chaque déplacement de la trotteuse sur le cadran. Elle s'était à peine rapprochée de la caisse lorsqu'une voix familière attira son attention. Elle tourna la tête pour voir de qui il s'agissait et ne pu cacher sa surprise lorsqu'elle se retrouva pratiquement nez à nez avec David Shepard, le psychologue de Rose.
 - Tiens, bonjour Caitlin, la salua-t-il.
 - Docteur Shepard, murmura-t-elle, accompagnant sa réponse d'un léger signe de la tête.
 - David, la corrigea-t-il.
 Au même instant, un jeune garçon d'une dizaine d'années les rejoignit et laissa tomber un paquet de cookies dans le panier que portait David.
 - Je ne crois pas que vous connaissiez mon fils, Aidan, ajouta celui-ci en posant une main affectueuse sur l'épaule de l'enfant.
 Caitlin secoua légèrement la tête et adressa un sourire au garçon qui la dévisageait avec intérêt. Sans qu'elle ne puisse déterminer pour quelle raison, elle se sentait soudain particulièrement mal à l'aise.
 - Vous êtes qui ? s'enquit Aidan en la dévisageant de plus belle.
 - Il me semble t'avoir déjà dit qu'il est impoli de poser ce genre de questions, le réprimanda gentiment son père.
 - Laissez, ce n'est pas grave. Je suis la maman d'une petite fille dont ton papa s'occupe.
 - Oh. Elle a quoi ?
 - Ça suffit, intervint à nouveau David, d'une voix beaucoup plus ferme. Et va rapporter ce paquet de gâteaux, tu sais très bien que tu n'es pas censé profiter d'être ici pour t'empiffrer de sucreries.
 Le jeune garçon jeta un regard noir à son père avant de repartir en bougonnant dans les rayons du magasin. David le suivi des yeux pendant une seconde avant de se tourner à nouveau vers Caitlin.
 - Excusez-le, il est d'une curiosité excessive, c'est parfois très embarrassant.
 Caitlin força un sourire.
 - J'ignorais que vous aviez des enfants.
 - J'en ai deux, ma fille, Bailey, a préféré rester avec la baby-sitter. Ils vivent avec leur mère, je ne les ai qu'un week-end sur deux normalement.
 La jeune femme hocha la tête, incapable de trouver une réponse plus appropriée. Cette conversation lui paraissait pour le moins incongrue, particulièrement à une caisse de supermarché.
 - C'est la première fois que je vous vois ici, reprit-il pour changer de sujet.
 - L'appartement de ma sœur et le lycée de ma fille aînée sont à deux pas d'ici.
 - Je vois. Je crois que c'est votre tour.
 Caitlin se retourna et croisa le regard irrité de l'employée.
 - Excusez-moi, murmura-t-elle à son attention avant de s'empresser de déposer ses articles sur le tapis roulant.
 - Ça fera quinze dollars et dix-huit cents.
 La jeune femme lui tendit un billet de vingt dollars, récupéra sa monnaie et se dépêcha d'emballer ses courses. Elle se tourna ensuite vers David, qui venait de payer ses propres achats. Aidan se tenait à nouveau à côté de lui, la mine boudeuse et contrariée.
 - Rose a rendez-vous demain je crois…
 David acquiesça d'un signe de la tête.
 - J'ai été ravi de vous voir, Caitlin. Bonne soirée.
 - Bonne soirée, répondit la jeune femme avant de se hâter hors du magasin.

*

 - Génial, elle est en retard.
 Angela croisa les bras sur sa poitrine et s'adossa à l'un des piliers en béton qui soutenait le toit du préau.
 - On n'a qu'à aller attendre à l'intérieur, suggéra Kira.
 - Nan, j'imagine qu'elle ne va pas tarder… Au moins elle ne pourra plus râler quand ce sera moi qui aurai du retard.
 Kira haussa les épaules et laissa tomber son sac à dos à ses pieds. L'entraînement d'Angela ne s'était pas vraiment très bien passé, ce qui n'avait rien arrangé à sa mauvaise humeur.
 - Cette idiote de Callie, grogna Angela. J'arrive vraiment pas à le croire, non mais tu l'as entendue ? Tu dois être un peu fatiguée, ça arrive à tout le monde Angie, continua-t-elle, adoptant une voix suraiguë.
 Elle feignit de rejeter ses cheveux en arrière et posa les mains sur ses hanches.
 - Regardez-moi, comme je suis belle et grande et comme je joue mal ! Franchement, elle se prend pour qui, pour me donner des conseils ? Avec ses grands airs et tout, elle n'a jamais marqué un seul panier ! Je ne comprends même pas pourquoi le coach la garde dans l'équipe… Pas pour ses talents sportifs en tout cas, mais c'est clair qu'elle a d'autres arguments très bien placés et sûrement très convaincants… Tu parles, il doit adorer la regarder courir, ça lui fait un remake d'Alerte à Malibu. Quel vieux perv…
 La jeune fille s'interrompit en voyant une silhouette masculine qui s'approchait d'elles. Surprise par le silence soudain de son amie, Kira leva les yeux au moment où Luke les rejoignait.
 - Encore là ? s'étonna-t-il.
 - La mère d'Angie a un peu de retard, c'est elle qui nous ramène.
 - Je vois. Quand elle vient me chercher, la mienne a plutôt tendance à avoir toujours une demi-heure d'avance. Vous voulez aller boire un truc en attendant ?
 Kira secoua la tête.
 - C'est pas une bonne idée, elle va arriver d'une minute à l'autre…
 - Ça ne fait rien, la coupa Angela. Elle n'avait qu'à être à l'heure, je lui enverrai un message sur son portable.
 - Tu es sûre ?
 La jeune fille hocha vigoureusement la tête.
 - Je lui dirai qu'on a terminé l'entraînement un peu plus tôt que prévu et qu'on ne voulait pas attendre sous la pluie.
 Kira haussa les épaules, visiblement peu convaincue mais pas décidée non plus à contrarier son amie.
 - Comme tu veux, se contenta-t-elle de répondre. Il y a un café juste au coin de la rue, on ne sera pas trop loin comme ça.
 La jeune fille partit en tête et les deux autres lui emboîtèrent le pas. À cette heure de la journée, l'établissement était principalement fréquenté par des lycéens cherchant à se détendre après leurs cours, rigolant en groupe ou installés seuls à une table, plongés dans un roman ou absorbés par leurs devoirs. Ils durent faire deux fois le tour de la salle avant de dénicher une table inoccupée. Angela se glissa la première sur la banquette recouverte de faux velours vert.
 - Tu joues au basket depuis longtemps ? s'enquit Luke en prenant place à côté d'elle.
 - Ça doit faire neuf ou dix ans, j'ai commencé en entrant à l'école. Et toi ?
 - À peu près pareil, au départ c'était juste pour faire plaisir à mon père, mais j'y ai vite pris goût.
 Angela baissa les yeux et remercia silencieusement le serveur qui s'arrêta à leur hauteur au même instant. Elle préférait éviter de devoir parler de son propre père.
 - Et comment va Théa ? demanda Kira après qu'ils eurent passé leur commande.
 - Bien je crois, elle a passé une partie des vacances avec nous, elle nous a aidés pour le déménagement. C'est ma sœur, précisa-t-il à l'attention d'Angela. Elle vient de terminer ses études de droit, elle a été engagée comme stagiaire par un cabinet de Los Angeles.
 - C'est génial, s'enthousiasma Kira. Tu la féliciteras de ma part.
 - Bien sûr. Tu as des frères et sœurs Angie ?
 - Une petite sœur, Lucy. Oh et il y a aussi ma demi-sœur, Rose, qui vit avec nous.
 Luke lui lança un regard intrigué, mais Kira lui fit comprendre d'un signe de la tête qu'il valait mieux qu'il ne lui pose pas davantage de questions à ce sujet. Heureusement, le serveur arriva au même instant avec leurs consommations. Un silence gêné plana pendant quelques minutes, interrompu finalement par la sonnerie du portable d'Angela.
 - Désolée, s'excusa la jeune fille. Ça doit être ma mère.
 Elle extirpa le téléphone de la poche de son jean et jeta un coup d'œil à l'écran, qui affichait effectivement le numéro de Caitlin. Elle appuya sur la touche 'répondre' et porta l'appareil à son oreille.
 - Maman ? Tu n'as pas eu mon message ? Oui bon ça va, tu étais en retard et on se les gelait, c'est pas la peine de t'énerver… Oui, oui, on arrive… Dans deux minutes, juré. À toute.
 - Elle est fâchée ? s'enquit Kira.
 - Pas vraiment, mais on ferait bien de se dépêcher.
 - Je peux te ramener un peu plus tard, Kira, proposa Luke. On pourra discuter encore un peu, et je verrai où tu habites.
 Kira interrogea Angela du regard et la jeune fille haussa les épaules, comme si ça lui était égal. Elle enfila sa veste et Luke se leva pour la laisser passer.
 - Je suis content d'avoir fait ta connaissance, Angie.
 Ils échangèrent un sourire, puis l'adolescente hissa son sac sur son épaule et quitta le café aussi vite que possible. La pluie avait redoublé et elle se précipita en courant vers la grille d'entrée du lycée, devant laquelle sa mère était stationnée.
 - Kira n'est pas avec toi ? s'étonna Caitlin.
 - Elle est restée au café avec un de ses copains, il la ramènera. Je suis désolée, avec cette pluie on avait vraiment froid…
 La jeune femme mit le contact et s'engagea sur la route.
 - Ce n'est pas grave, excuse-moi pour le retard. Je suis passée chez Gil et j'ai oublié l'heure. Ça c'est bien passé, l'entraînement ?
 - Bof pas terrible. On était toutes un peu fatiguées et le coach était de mauvais poil, il a pas arrêté de nous traiter de tous les noms.
 - Et ton contrôle de maths ?
 Angela laissa échapper un petit rire.
 - C'était des maths, maman. Je n'aurais pas moins bien compris la donnée si elle avait été écrite en russe.
 - Je croyais que tu avais passé du temps à réviser chez Kira ?
 - Ça n'a pas suffi visiblement…
 - Angie…
 - Oui je sais, je travaillerai plus.
 - J'en suis sûre.
 Le reste du trajet s'effectua dans le silence.

*

 Joe leva les yeux lorsque la clochette qui surplombait la porte d'entrée du café retentit. Gillian lui adressa un large sourire accompagné d'un signe de la main et retira son manteau avant de le rejoindre au bar.
 - Je suis un peu en retard, s'excusa la jeune femme. Lise est déjà arrivée ?
 Elle prit place sur un des tabourets du bar et Joe lui servit une tasse de café fumant.
 - Elle commence dans un quart d'heure, mais ne t'inquiète pas pour ça, répondit-il. C'est assez calme pour l'instant. Tu as eu une matinée chargée ?
 Gillian hocha silencieusement la tête et porta la tasse à ses lèvres. Le café lui brûla légèrement la langue et elle reposa le récipient devant elle avec une petite grimace.
 - Je l'ai passée aux archives, ils m'ont trouvé des piles de documents à trier et à classer, je te laisse imaginer comme ça m'a fait plaisir. Je vais au moins en avoir jusqu'à la fin de la semaine. Et cet après-midi on m'a collé une visite scolaire. Heureusement que je ne suis supposée travailler qu'à mi-temps, si j'avais un temps complet on me forcerait probablement à y passer mes nuits aussi. Je me demande quand est-ce que je vais trouver du temps pour peindre avec les horaires que j'ai en ce moment…
 Joe ne répondit rien et détourna le regard. L'espace de quelques secondes, il sembla s'intéresser particulièrement au verre qu'il était en train d'essuyer.
 - Est-ce que tout va bien ? demanda Gillian.
 - Oui bien sûr, pourquoi ?
 Gillian haussa les épaules.
 - Tu as l'air soucieux. Quelque chose te tracasse ?
 - Je dois être fatigué, je ne dors pas très bien en ce moment.
 - Tu passes surtout trop de temps ici, répliqua la jeune femme. Tu devrais prendre un ou deux jours de congé… Pourquoi pas le week-end prochain ? On pourrait partir en escapade, aller faire du ski…
 - C'est une bonne idée, mais pour l'instant ça risque d'être difficile… Je ne peux pas me permettre de fermer en ce moment…
 - Max ne peut pas se charger du café un week-end ? Tu sais très bien qu'il est capable de le faire et que ça ne le dérangerait pas…
 - Ce n'est pas la question. Max fait déjà des tas d'heures supplémentaires, il a une vie en dehors d'ici tu sais.
 - Bien sûr. Alors que toi non, c'est évident.
 Joe laissa échapper un profond soupir, qui marquait aussi bien sa lassitude que son exaspération. Il savait d'avance que cette discussion ne mènerait à rien du tout.
 - Ne me fais pas dire ce que je ne pense même pas. C'est mon café, j'en suis responsable, pas Max. Je n'ai pas le droit de lui demander de passer tout son temps ici alors que je devrais déjà être bien content de l'avoir. S'il accepte de travailler autant, c'est uniquement parce que nous sommes amis. À sa place, n'importe qui d'autre aurait déjà démissionné.
 - Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu n'engages pas quelqu'un pour vous donner un coup de main ? Un vrai coup de main, je veux dire, pas juste huit heures par semaine. Ça te permettrait d'avoir un peu de temps libre, et il y a suffisamment de gens au chômage pour…
 - Et avec quoi est-ce que je le paierais ? s'emporta Joe. Est-ce que tu réalises que pour chaque employé qui travaille ici, il y a un salaire à verser à la fin du mois ?
 Joe jeta son chiffon avec un geste rageur et se détourna pour ranger les verres qu'il venait d'essuyer. Gillian le dévisagea avec surprise pendant quelques secondes.
 - C'est pour ça que tu as renvoyé Leah ? demanda-t-elle.
 - J'ai renvoyé Leah parce qu'elle passait plus de temps à lire des magazines et à se vernir les ongles qu'à travailler.
 - Joe, si tu avais des difficultés pour payer les factures, tu me le dirais, n'est-ce pas ? Je peux faire plus d'heures à la galerie s'il le faut…
 - Quand ? Tu viens de me dire que tu ne trouvais déjà plus le temps pour peindre…
 - Ça n'a pas d'importance…
 - Bien sûr, que ça en a. Gil, je t'assure que je peux tout à fait m'en sortir. Il faut juste qu'on fasse un peu attention et que j'essaie de limiter les frais du café. Je ne veux pas que tu t'inquiètes. Et je ne veux pas que tu mettes ta carrière de côté. Surtout pas maintenant.
 Il prit la main de Gillian et la porta à ses lèvres. La jeune femme s'efforça de sourire et de paraître rassurée, sans grande conviction.
 - Je suis désolé, continua Joe. C'est ton anniversaire, on ne devrait pas avoir ce genre de conversation.
 Gillian s'apprêtait à répondre lorsque la clochette de l'entrée retentit à nouveau. La jeune femme tourna la tête et adressa un sourire à sa sœur, qui venait d'entrer. Caitlin les rejoignit et serra affectueusement Gillian dans ses bras.
 - Joyeux anniversaire, petite sœur.
 - Si vous voulez manger quelque chose, vous devriez en profiter pendant qu'il n'y a pas trop de monde, recommanda Joe après avoir consulté sa montre.
 Gillian acquiesça d'un signe de la tête.
 - J'arrive dans une minute, installe-toi déjà Katie.
 La jeune femme s'éloigna en direction des toilettes. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, Caitlin se tourna vers Joe.
 - Est-ce que ça joue toujours, pour ce soir ? lui demanda-t-elle.
 - Bien sûr. Je m'arrangerai pour qu'elle s'absente un moment, comme ça vous aurez le temps d'installer la décoration. Tu as réussi à joindre vos parents ?
 - J'ai téléphoné à leur hôtel ce matin, mon père a dit qu'ils essaieraient de venir mais n'a rien pu me promettre. Il semble que ma mère soit très fatiguée par son traitement
 - Ça ferait très plaisir à Gil.
 - Je sais, c'est ce que je lui ai dit. Il m'a promis qu'il ferait son possible pour la convaincre. Nous passerons vers 19h, d'accord ?
 - C'est parfait. Attention, la voilà.
 En effet, Gillian les rejoignit quelques secondes plus tard et les deux jeunes femmes s'installèrent à une table un peu plus loin.
 - Alors, comment se passe ta journée ? demanda Caitlin.
 - Je ne sais pas trop. Papa m'a appelée ce matin, c'est toi qui lui as donné mon numéro de portable ?
 - Tu lui as donné le mien. Ça ne t'a pas fait plaisir qu'il te téléphone ?
 - Si, bien sûr. Ça m'a surprise, c'est tout. Je ne m'y attendais pas vraiment.
 - Gil, est-ce que quelque chose ne va pas ?
 Gillian marqua une courte hésitation et s'assura que Joe ne pouvait pas .
 - Je m'inquiète pour Joe, avoua-t-elle. Je crois… je crois qu'il a des problèmes d'argent. Et surtout, je crois qu'il ne veut pas que je le sache.
 - Qu'est-ce qui te fait penser ça ?
 - Et bien, le fait qu'il ne m'en ait pas parlé par exemple.
 - Je voulais dire, qu'est-ce qui te fait penser qu'il a des problèmes d'argent ?
 - Le personnel qu'il renvoie, tout le temps qu'il passe ici, le fait qu'il refuse de fermer le café ne serait-ce que pour quelques heures…
 - Tu te fais peut-être des idées…
 - Non, c'est très clair en fait. Je suis idiote, j'aurais dû m'en douter depuis longtemps… Je vais essayer de m'arranger pour avoir un temps complet à la galerie, au moins jusqu'à ce que ça aille mieux…
 - Gil, je ne crois pas que c'est ce que Joe voudrait… Tu dois te concentrer sur ta peinture…
 - Comment est-ce que tu peux savoir ce qu'il voudrait ? Attends un peu… Katie, tu n'étais pas au courant, n'est-ce pas ?
 Caitlin hésita une seconde avant de répondre mais choisit finalement de se montrer honnête avec sa sœur. D'une manière ou d'une autre, elle finirait forcément par l'apprendre.
 - Il m'en a parlé le mois dernier, lorsque tu es partie à Philadelphie.
 Gillian émit un petit rire et détourna le regard.
 - Alors c'était ça.
 - Gil…
 - Pourquoi est-ce qu'il ne m'a rien dit, Katie ?
 - Ce n'est pas avec moi que tu devrais discuter de ça…
 - C'est avec toi qu'il en a discuté pourtant !
 Caitlin poussa un profond soupir.
 - Il est hors de question que je joue les intermédiaires entre vous, Gil !
 - Est-ce que c'est sérieux ?
 - Quoi ?
 - Ses problèmes d'argent ?
 - Je n'en sais rien.
 - Katie, s'il te pl…
 La jeune femme s'interrompit lorsque Max s'approcha de leur table, une assiette dans chaque main. Elle attendit qu'il soit reparti en cuisine pour reprendre la parole.
 - Katie, j'ai besoin de savoir, s'il te plait.
 - Je t'assure que je n'en sais rien. Mais je pense que si c'était sérieux, il t'en aurait parlé… S'il te dit de ne pas t'inquiéter, tu devrais peut-être l'écouter…
 - Je ne veux pas qu'il passe son temps à travailler. Bien sûr, j'ai besoin de temps pour peindre. Mais j'ai aussi besoin de temps avec lui.
 - Gil, les choses vont probablement s'arranger…
 - Oui, sans doute.

*

 Angela se munit de son plateau et se fraya un chemin au milieu de ses camarades, jusqu'à la table où Kira était installée.
 - Tu es bien rentrée, hier ? demanda-t-elle en prenant place en face de son amie.
 Kira hocha la tête. Les deux jeunes filles avaient assisté à des cours différents dans la matinée et ne s'étaient pas encore revues depuis qu'elles s'étaient séparées la veille, au café.
 - On a attendu qu'il arrête de pleuvoir pour partir. D'ailleurs j'ai proposé à Luke de venir manger avec nous, j'espère que ça ne te dérange pas.
 Angela secoua la tête et lança un regard par-dessus son épaule. Kira remarqua ce geste et un sourire amusé se dessina sur son visage.
 - Tout va bien ? demanda-t-elle.
 Angela se tourna à nouveau vers son amie.
 - Quoi ?
 - Tu as l'air toute… bizarre.
 - Non pas du tout, ça va très bien.
 Angela ponctua sa phrase d'un haussement d'épaules. Elle baissa les yeux vers son assiette et prétendit ne pas faire attention à Luke lorsqu'il se joignit à elles, quelques instants plus tard. Kira se décala sur sa droite, laissant libre la place en face d'Angela. Celle-ci le salua d'un hochement de la tête, tout en prenant bien soin d'éviter son regard.
 - Tu as eu des cours intéressants ce matin ? demanda Kira.
 - Tu plaisantes ? Chimie et mathématiques, j'ai cru que je n'y survivrais pas. Pourquoi est-ce que les profs de science sont toujours aussi ennuyeux ? C'est bon ce truc-là ?
 Luke désigna du menton la purée d'épinards qui remplissait en partie l'assiette d'Angela. Celle-ci ne broncha pas. Elle n'avait pas suivi la conversation. Amusé, le jeune garçon fit claquer ses doigts juste devant elle, la tirant brusquement de ses pensées.
 - Hein, quoi ?
 Elle redressa la tête et son regard croisa celui de Luke.
 - Je me demandais comment tu fais pour avaler un truc qui a cette couleur.
 Angela baissa machinalement les yeux vers son repas.
 - C'est pas pire que le reste, grommela-t-elle.
 Luke haussa les épaules et posa son regard sur sa propre assiette. Du bout de sa fourchette, il retourna plusieurs fois les morceaux de ragoût qu’elle contenait avant de se risquer à en porter un à ses lèvres.
 - On mangeait mieux, dans mon ancien lycée, articula-t-il, la bouche pleine.
 Kira se contenta de sourire, mais Angela leva à nouveau les yeux vers lui.
 - Pourquoi tu as déménagé au fait ?
 - L’appartement qu’on louait à été vendu, et les nouveaux proprios se sont dit que ça serait cool d’en profiter pour augmenter le loyer. Mes parents ont vu rouge, et comme ils ne pouvaient rien faire d’autre, ils ont décidé de partir.
 - Ça ne t’embête pas, d’avoir changé de quartier, d’école, et tout ?
 - Bah non pas plus que ça. La plupart de mes potes habitent à une vingtaine de minutes de chez moi, donc on peut toujours se voir. Et puis même si on mange moins bien ici, l’équipe de basket est bien meilleure que celle de mon ancien lycée. Tout le monde a l’air de trouver que c’est horrible de déménager, moi je trouve ça plutôt marrant.
 - Je n’avais pas trouvé ça marrant du tout, se rappela Kira.
 - Tu n’as pas le goût du risque, c’est pour ça.
 - Je la comprends, je n’aimerais pas non plus devoir changer de maison, intervint Angela. On a failli devoir partir quand mes parents ont divorcé, mais finalement ma mère a pu garder la maison.
 - Tu habites avec elle ?
 Angela hocha la tête.
 - Ils sont divorcés depuis longtemps, tes parents ?
 - Ça fait des années, j’avais sept ans.
 - Et ton père, tu le vois souvent ?
 Angela détourna nerveusement le regard et marqua une courte hésitation avant de répondre.
 - On le voyait déjà presque jamais avant, dit-elle. Et encore moins depuis qu’il est mort.
 - Oh… Oui, évidemment…
 Luke baissa les yeux et se concentra sur son ragoût. Angela échangea un bref regard avec Kira. Celle-ci secoua légèrement la tête pour marquer sa désapprobation. Angela se dépêcha de terminer son repas et quitta la cafétéria avant ses camarades, prétextant des recherches à effectuer à la bibliothèque.
 - Excuse-la, dit Kira lorsqu’elle se retrouva seule avec Luke. Elle a du mal à comprendre que ce genre d’attitude peut mettre les gens mal à l’aise…
 - Nan c’est pas grave. C’est super triste, pour son père… Il est mort comment ?
 - Il a eu un accident de voiture il y a six mois, avec sa seconde femme. Ils y sont restés tous les deux.
 - La vache…
 - Ouais…
 - Et comment elle supporte ça ?
 Kira haussa les épaules.
 - Elle n’en parle pas vraiment. Enfin, elle fait comme si ça ne la touchait pas, mais je pense que ça l’a quand même attristée, surtout au début… Elle le traitait de salaud et prétendait le détester, mais c’était son père quand même.
 Luke hocha vaguement la tête et les deux adolescents achevèrent leur repas en silence avant de se séparer pour rejoindre leur salle de classe respective. Angela était déjà installée et Kira prit place à côté d’elle.
 - Tu devrais éviter de faire ça, tu sais.
 Angela ignora délibérément la remarque de son amie.
 - Angie…
 - Éviter de faire quoi ?
 - Tu sais très bien de quoi je veux parler.
 - Oh et bien excuse-moi si j’ai cassé l’ambiance ou je sais pas quoi d’autre. Vraiment, je suis désolée, répliqua Angela avec sarcasme.
 - Tu joues à quoi là ? Parce que si tu as décidé de te présenter au concours de la personne la plus désagréable, tu as de grandes chances de gagner.
 - Oh ça va, fiche-moi la paix.
 Kira la dévisagea en silence pendant quelques secondes avant de se pencher vers elle.
 - S’il y a quelque chose qui cloche, tu peux me le dire, tu sais…
 Angela ouvrit son livre d’histoire et fit semblant de se passionner par un texte sur la guerre de Sécession.
 - C’est à cause de Luke ? insista Kira, sans prêter attention à leur professeur qui venait d’entrer dans la salle de classe.
 - Bien sûr que non, s’empressa de répondre Angela.
 L’adolescente baissa un peu plus les yeux.
 - C’est ça, hein ? Tu ne l’aimes pas ?
 - Ça n’a strictement rien à voir avec lui, d’accord ? Je… Je suis fatiguée, et j’en ai marre de toujours devoir me justifier, quoi que je fasse ou dise… J’aimerais juste qu’on me laisse tranquille pour une fois !
 - Angela, est-ce que vous avez quelque chose de suffisamment intéressant à dire pour en faire partager le reste de la classe, ou est-ce que je peux commencer mon cours ?
 L’adolescente releva la tête et ses joues s’empourprèrent lorsqu’elle rencontra le regard irrité de son professeur d'histoire, qu'elle n'avait pas vu arriver. Elle s'efforça d'ignorer ses camarades, dont la plupart s'étaient tournés vers elle et l'observait d'un air un peu moqueur.
 - Désolée, grommela-t-elle.
 - Très bien, dans ce cas je vous prie d’ouvrir vos livres à la page 415.
 Les étudiants s’exécutèrent en silence. Kira sortit de son sac un bloc de papier qui lui servait à prendre des notes, déchira le coin d’une page et y inscrivit quelques mots avant de glisser discrètement le billet sur la table d’Angela. Celle-ci releva les yeux de son livre et jeta un rapide coup d’œil en direction de son professeur avant de s’emparer du morceau de papier qu’elle déplia afin de lire ce que Kira y avait écrit. « On en rediscute tout à l’heure. Tu ne t’en tireras pas comme ça. » Angela froissa le billet et se hâta de sortir de la classe dès que le cours prit fin, sans attendre Kira. À cet instant précis, il n’y avait rien dont elle souhaitait discuter avec elle.

*

 Caitlin jeta un bref coup d'œil à sa montre avant de se replonger dans la revue médicale qu'elle feuilletait en attendant Rose. La fillette se trouvait dans le bureau du Dr Shepard depuis plus d'une heure et lorsque la porte s'ouvrit enfin, l'esprit de la jeune femme avait depuis longtemps cessé de chercher à comprendre les conséquences négatives d'un excès de fer dans l'organisme. Elle replia le magazine et le reposa sur la table basse qu'elle contourna pour s'avancer vers Rose.
 - C'est allé ? demanda-t-elle en passant une main dans les cheveux de la fillette.
 Celle-ci répondit d'un bref hochement de la tête.
 - La séance a duré un peu plus long que prévu, s'excusa David Shepard. Nous bavardions et n'avons pas vu le temps passer.
 - Ce n'est pas grave. Tu as toutes tes affaires, ma puce ?
 Caitlin avait pris l'habitude de toujours poser cette question avant de quitter un endroit avec Rose, sans quoi la petite fille ne manquait jamais d'oublier quelque chose derrière elle.
 - J’ai déjà donné mon sac de sport à Lucy, répondit la fillette. Elle rentrait à la maison avant moi.
 - Tu as bien fait.
 Elle prit la main de la fillette dans la sienne et tendit l'autre à David.
 - Rose m'a dit que vous fêtiez l'anniversaire de votre sœur. J'espère que vous passerez une agréable soirée.
 - Merci. Bonne soirée.
 Rose utilisa sa main libre pour adresser un signe enthousiaste au Dr Shepard avant de suivre Caitlin à l'extérieur du centre médical. La pluie n'avait pas cessé de tomber depuis la veille et elles se hâtèrent de regagner la voiture.
 - J'aime bien David, lui confia la fillette tandis que Caitlin allumait le moteur de sa voiture. Il est gentil.
 - Je suis contente que tu t'entendes bien avec lui.
 - Je lui ai montré le dessin que j'ai fait pour l'anniversaire de Tante Gil. Est-ce que tu veux le voir ?
 - Bien sûr, tu me le montreras tout à l'heure.
 - Je l'ai fait cet après-midi à l'école. J'espère que Tante Gil l'aimera.
 - Je suis sûre qu'elle va l'adorer.
 Caitlin appuya sur l'accélérateur, et la vieille Volkswagen s'engagea un peu péniblement dans la circulation. Lorsqu'elles parvinrent chez elles, Angela et Lucy guettaient leur arrivée par la fenêtre de la cuisine. Toutes deux sortirent en entendant la voiture approcher et se glissèrent à l'intérieur sans que Caitlin ait besoin de couper le moteur.
 - Vous avez passé une bonne journée, toutes les deux ? s’enquit Caitlin tandis qu’elles s’éloignaient en direction du café. Lucy répondit d’un hochement de tête énergique, mais Angela ne broncha pas.
 - Angie, tout va bien ?
 - Ça va, grogna l’adolescente, l’air maussade.
 Habituée aux sautes d’humeur de sa fille aînée, Caitlin préféra ne pas insister et se concentrer sur la route.
 - Ah j’avais oublié, dit Lucy après quelques minutes de silence, Joe a téléphoné il y a vingt minutes, il est passé chercher le cadeau et il a commencé de s’occuper de la déco avec Max, il faudra juste qu’on leur donne un coup de main pour terminer.
 Effectivement, lorsque Caitlin poussa la porte du café une dizaine de minutes plus tard, quelques habitués qui s'étaient proposés pour aider à préparer la fête s'occupaient de finir d'installer banderoles et ballons multicolores. Joe s'affairait derrière le bar et leur adressa un signe de la main lorsqu'il les vit entrer.
 - Angie, tu viens me donner un coup de main ? Je te confie la préparation des boissons.
 L'adolescente hocha la tête, s'empara de la clé qu'il lui tendait et disparut par la porte de la réserve. Caitlin rejoignit Joe derrière le bar et observa un instant Lucy et Rose, qui se lançaient des ballons gonflables à travers la salle.
 - Faites attention, toutes les deux. Vous allez casser quelque chose.
 Lucy répondit par un éclat de rire sonore lorsque Rose manqua de peu le ballon qu'elle venait de lui lancer.
 - Lucy, s'il te plait…
 La jeune femme s'apprêtait à se lever pour intervenir, mais Joe la retint en posant une main sur son bras.
 - Laisse-les, il n'y a pratiquement pas de clients, elles ne dérangent personne.
 Caitlin haussa les épaules mais continua de surveiller Rose et Lucy d'un œil attentif. Angela émergea au même instant de la réserve, les bras chargés de bouteilles de soda qu'elle déposa sur le bar.
 - J'ai laissé le champagne au réfrigérateur. Tante Gil arrive bientôt ?
 Joe leva les yeux vers l'horloge murale qui surplombait le bar.
 - Elle ne devrait plus tarder, je lui ai demandé d'aller faire quelques courses. Oh, et ton père a téléphoné, Kate. Elaine se sentait fatiguée, elle voulait se reposer un peu avant de venir.
 - Ça ne m'étonne même pas, soupira Caitlin.
 La jeune femme s'empara des bouteilles qu'Angela venait d'apporter et entreprit de remplir les verres disposés sur un plateau circulaire, pendant que Joe achevait de répartir sur des assiettes les petits-fours que Max avait préparés un peu plus tôt. La dernière banderole venait tout juste d'être suspendue lorsque Max fit irruption dans la pièce.
 - Attention, elle arrive.
 Il éteignit la lumière, plongeant la pièce dans l'obcurité. Gillian poussa la porte du café une seconde plus tard.
 - Joyeux anniversaire !
 Une dizaine de visages souriants l'accueillirent et la jeune femme éclata de rire, feignant l'étonnement. Elle s'était doutée que quelque chose se préparait à l'instant où Joe lui avait remis la fausse liste de courses, mais elle avait préféré prétendre ne pas avoir compris. Elle avait toujours adoré ce genre de surprise.
 - On dirait que personne n’avait besoin de cidre et de tomates illico presto, plaisanta Gillian.
 Pendant quelques secondes, la jeune femme demeura immobile à côté de la porte d'entrée, un large sourire illuminant son visage tandis que ses yeux parcouraient la salle. Plusieurs de ses amis se trouvaient là, quelques uns de ses collègues, des habitués du café, sa famille. Seuls manquaient ses parents. Gillian ressentit une légère pointe d'amertume l'envahir à cette pensée, qu'elle chassa aussitôt de son esprit. Elle avait fêté ses douze derniers anniversaires sans eux, un de plus ne faisait aucune différence. Son sourire s'élargit davantage et elle se tourna vers Caitlin, qui s'était approchée d'elle, un verre de champagne dans chaque main.
 - Je suis sûre que Max saura faire bon usage des tomates que tu as rapportées.
 Elle lui tendit un des verres et le fit tinter légèrement contre le sien.
 - Joyeux anniversaire, petite sœur.
 De sa main libre, Gillian attira Caitlin contre elle et la serra affectueusement dans ses bras.
 - Je peux savoir depuis combien de temps vous préparez tout ça dans mon dos ?
 - Pas très longtemps, en fait, confessa Caitlin avec un petit sourire. Mais comme tu peux le voir, ça n'a pas empêché les gens de répondre présents.
 - C'est génial… Vraiment. Merci infiniment, Katie…
 - Je m'attribuerais volontiers tout le mérite, mais tu dois savoir que c'est une idée de Joe.
 Gillian ne répondit rien et se contenta de hocher légèrement la tête. Quelques secondes plus tard, elle avait rejoint un groupe d'amis pour les saluer. Caitlin se dirigea vers le bar contre lequel elle s'adossa, à côté de Joe.
 - Elle a l'air heureux, dit-il.
 - Elle l'est. C'était une merveilleuse idée.
 Joe étouffa un soupir. Peut-être. Il aurait toutefois voulu pouvoir lui offrir davantage. Comme si elle lisait dans ses pensées, Caitlin posa une main sur son avant-bras.
 - Une merveilleuse idée, insista-t-elle. J'ignore ce que tu te reproches au juste, mais…
 Elle s'interrompit, le temps de quelques secondes et haussa les épaules avant de reprendre.
 - Je pense que tu as tort.
 Joe demeura parfaitement silencieux, le regard baissé.
 - Je vais aller voir si Max n'a pas besoin d'un coup de main pour la décoration du gâteau, ajouta Caitlin avant de s'éloigner.
 Joe releva la tête et la regarda s'éloigner. Machinalement, ses yeux cherchèrent Gillian. La jeune femme se tenait au milieu d'un groupe d'amis, elle riait. Il la contempla pendant quelques minutes puis, se sentant peut-être observée, elle se tourna vers lui et leur regards se croisèrent. Gillian s'excusa auprès de ses amis et s'approcha de lui.
 - Merci, murmura-t-elle simplement. C'est une très belle surprise. Je ne suis pas sûre que je méritais que vous vous donniez autant de mal.
 - C'est vrai, répondit Joe avec un sourire. Mais certains de tes amis n'étaient jamais venus ici auparavant, ça me fait un peu de pub.
 Gillian émit un petit rire et glissa ses mains entre les siennes.
 - Je pensais bien que ça ne pouvait pas être entièrement désintéressé, plaisanta-t-elle.
 Joe l'attira contre lui et déposa un léger baiser sur ses lèvres.
 - Tu le mérites amplement, murmura-t-il. Tu en mériterais bien davantage…
 D'un doigt, il écarta une mèche de cheveux qui avait glissé devant les yeux de la jeune femme.
 - Je sais que je ne suis pas particulièrement agréable, ces derniers temps, ajouta-t-il.
 - Quelles que soient les difficultés que tu as, avec le café ou n'importe quoi d'autre, je…
 - Je refuse que tu t'inquiètes pour quelque chose qui n'en vaut pas la peine, la coupa-t-il. C'est vrai, les caisses du café ont un peu de mal à se remplir, mais c'est provisoire. Ça ira mieux d'ici un mois ou deux.
 - Je sais que tu penses que tu peux – que tu dois – toujours régler tous tes problèmes par toi-même, insista Gillian. Tu ne me laisses pas t'aider… Joe, il faut que tu me parles de ce genre de choses…
 Joe étouffa un soupir. Il comprenait vaguement ce que ressentait Gillian, mais il restait convaincu qu'il devait parvenir à se sortir seul de ses problèmes. Il n'avait pas jamais eu l'habitude de demander de l'aide. À personne.
 - J'essaierai.
 - Promets-le.
 - Je te le promets.
 - Je préfère ça.
 Un sourire s'esquissa sur les traits de la jeune femme. Elle se pencha pour l'embrasser puis s'appuya contre le bar, à côté de lui.
 - Tout le monde a l'air de passer une excellente soirée, commenta-t-elle.
 Ses yeux parcoururent rapidement la salle avant de s'arrêter sur Angela, qui se tenait à l'écart, installée à une table de l'autre côté de la pièce.
 - Enfin, presque tout le monde. Je crois que je vais aller voir pour quelle raison le Schtroumpf Grognon est de si méchante humeur, aujourd'hui.
 Elle déposa un rapide baiser sur les lèvres de Joe, prit quelques petits-fours et traversa la salle pour rejoindre Angela. Celle-ci ne bougea pas d'un pouce lorsque Gillian se laissa tomber sur une chaise à côté d'elle.
 - Ces canapés sont délicieux, tu devrais les goûter.
 Angela se tourna vers sa tante et haussa les épaules.
 - Pas faim.
 - Un peu de champagne alors ?
 - Maman t’assassinerait sur-le-champ, si elle t’entendait.
 - Oui mais elle ne m’entend pas.
 - Non merci.
 - Comme tu veux. Tu as une petite mine, aujourd’hui.
 - Ça va très bien.
 - Oh je n’en doute pas. Mais s’il y a quelque chose qui te tracasse et dont tu n’as pas envie de discuter avec ma sœur préférée, je suis là, d’accord ?
 Angela laissa échapper un petit soupir et détourna le regard.
 - Tu te moquerais de moi…
 - Oh. Oui, c’est vrai que ça fait partie de mes habitudes. D’ailleurs j’aurais justement bien besoin de rire un peu, là maintenant.
 L’adolescente marqua une hésitation.
 - Comment est-ce que tu sais, quand un garçon te plaît ?
 La jeune femme esquissa un sourire amusé, qu’elle s’empressa de faire disparaître de son visage.
 - Et bien, je suppose que ça dépend des personnes, répondit-elle, le plus sérieusement du monde. Mais j’imagine que si tu te poses la question, c’est qu’il ne te laisse clairement pas indifférente. Est-ce que ce jeune homme a un prénom ?
 Angela jeta un coup d’œil presque machinal autour d’elle, comme si elle craignait qu'on puisse l'entendre.
 - Il s’appelle Luke, répondit-elle d’une voix beaucoup plus basse que d’habitude. C’est un ancien ami de Kira… Je le connais à peine, mais il est… J’ai vraiment l’impression d’être une idiote, tu sais… La plupart des filles ont déjà eu des tas de copains, à mon âge…
 - Alors c’est ça, qui te tracasse ?
 La jeune fille haussa les épaules.
 - Je sais pas trop. J’ai peur d’avoir l’air stupide… Je ne sais même pas vraiment quoi lui dire… Et je crois qu’il doit déjà me prendre pour une vraie folle, j’ai été horrible aujourd’hui…
 - Si ce garçon te prend pour une vraie folle, c’est qu’il lui manque déjà bien trop de neurones pour que tu t’intéresses à lui. Crois-moi, tu sauras bien assez tôt s’il te plaît vraiment ou non. Et surtout, s’il en vaut la peine.
 - Qu’est-ce que tu as pensé de Joe, la première fois que tu l’as vu ?
 Gillian éclata de rire et quelques têtes se tournèrent vers elles.
 - Pas grand-chose, avoua-t-elle. On avait discuté une fois à la galerie, mais il a fallut qu’il vienne presque tous les jours pendant une semaine pour que je finisse par le remarquer.
 - Une semaine, c’est pas très long.
 - Si tu dois visiter une exposition sur l’art religieux du Moyen Âge chaque jour, crois-moi, ça doit paraître une éternité.
 Angela ne parvint pas à retenir un sourire et Gillian passa un bras autour de ses épaules.
 - Est-ce que ça va mieux ?
 La jeune fille hocha la tête.
 - Tu sais quoi ? Je vais aller me chercher un truc à manger, j’ai un peu faim, finalement.
 Sans laisser à sa tante le temps de répliquer, elle se redressa et s’éloigna en direction du bar, sur lequel les assiettes de petits-fours avaient été disposées. Gillian se leva pour la rejoindre, mais elle n'avait fait que quelques pas lorsque Caitlin l'intercepta.
 - Je peux te voir une minute ? En privé.
 Sans attendre de réponse, elle glissa un bras sous celui de sa sœur et l'emmena dans la petite pièce qui servait de bureau à Joe. Elle prit bien soin de refermer la porte derrière elles, sous le regard curieux de Gillian.
 - Quelque chose ne va pas ? demanda celle-ci.
 - Non non, tout va bien. Je voulais simplement te donner ça.
 Elle plongea une main dans son sac et en sortit une enveloppe qu'elle tendit à Gillian. Celle-ci la dévisagea avec surprise.
 - Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
 - On va dire que c'est une avance sur tes cinquante prochains cadeaux d'anniversaire. Ouvre-la.
 Gillian s'exécuta et l'expression de son visage se figea lorsqu'elle découvrit le contenu de l'enveloppe. Elle l'examina en silence pendant quelques secondes, puis leva les yeux vers sa sœur.
 - Il… Il y a au moins cinq mille dollars là-dedans…
 - Huit mille.
 Gillian referma le rabat de l'enveloppe et la tendit à Caitlin.
 - Katie, je… tu sais bien que je ne peux pas accepter cet argent…
 - Et pourquoi ? Tu en as plus besoin que moi…
 - Tu plaisantes ? Tu as cette immense maison à payer, tes filles qui voudront faire des études… Je ne peux pas accepter, répéta-t-elle.
 - Gil, je t'assure que tu ne dois pas t'inquiéter pour ça. Jason… Il avait un testament. Au cas où quelque chose lui arrivait ainsi qu'à Monica, c'est moi qui devais hériter de la moitié de ses biens. Le reste, ainsi que le montant de son assurance vie, a été placé sur un compte en banque pour les filles, pour leurs études.
 La jeune femme s'interrompit un instant, puis un sourire amer se dessina sur son visage.
 - C'est ironique, n'est-ce pas ? reprit-elle. Il ne s'est quasiment pas occupé de Lucy et d'Angie pendant les huit dernières années, mais c'est grâce à lui que je pourrai les envoyer à l'université sans me préoccuper du coût que ça engendrera…
 - Katie, cet argent, c'est l'héritage de tes filles, je…
 - Gil, je ne le reprendrai pas, c'est inutile d'insister. J'ai mis de l'argent de côté, en cas de besoin. Et justement tu en as besoin. Je sais que ça ne règlera pas tout, mais j’espère au moins que ça t’évitera de devoir passer davantage de temps dans cette galerie…
 - Je te rembourserai. Aussitôt que j'aurai pu vendre quelques toiles.
 - J'y compte bien.
 - Merci infiniment.
 La jeune femme passa un bras autour des épaules de sa sœur et toutes deux s'étreignirent longuement, jusqu'à ce que Lucy passe la tête par la porte de la pièce.
 - Vous faites quoi toutes les deux ? demanda la fillette. Joe voudrait allumer les bougies, vous venez ?
 Caitlin prit affectueusement la main de sa fille dans la sienne et toutes trois rejoignirent les autres. La pièce baignait dans une semi obscurité, éclairée uniquement par quelques bougies qui projetaient de longues ombres sur les visages des personnes présentes. Lucy guida sa mère et sa tante jusqu'à une petite table et se tourna, le visage rayonnant, vers la porte battante de la cuisine. Angela la poussa légèrement, laissant passer Joe, muni d'une large tourte surmontée de plusieurs petites bougies colorées. Il déposa le gâteau sur la table, juste devant Gillian, et se tourna lentement vers elle.
 - Joyeux anniversaire, murmura-t-il.
 Un large sourire se dessina sur les traits de la jeune femme et sa main chercha machinalement celle de Joe.
 - Fais un vœu, Tante Gil.
 La jeune femme ferma les yeux un instant puis, ses doigts étroitement mêlés à ceux de Joe, elle se pencha au-dessus du gâteau et dû s'y prendre à deux fois pour éteindre toutes les bougies. Quelques applaudissements retentirent autour d'elle. Caitlin se chargea de rallumer la lumière et déclara qu'il était temps que sa sœur ouvre ses cadeaux. Lucy se précipita aussitôt vers sa tante, suivie de peu par Rose.
 - C'est de notre part à toutes les deux, déclara Lucy.
 Gillian s'empara du petit paquet rectangulaire que lui tendait la fillette et détacha avec précaution le ruban doré qu'elles avaient soigneusement noué autour de l'emballage, avant de déchirer le papier coloré.
 - Rose a fait le dessin, expliqua Lucy. Et j'ai peint le cadre. Ça te plait ?
 - C'est adorable, merci infiniment.
 La jeune femme serra affectueusement sa nièce dans ses bras avant de se tourner vers Rose, qui se tenait timidement en retrait. Elle s'accroupit face à elle, de façon à se trouver à sa hauteur.
 - Merci beaucoup, Rose. C'est un très joli dessin.
 Elle prit la main de la petite fille dans la sienne, et un sourire s’esquissa sur les traits de cette dernière.
 - Je suis contente que tu l’aimes.
 - Je l’adore. Je lui trouverai une jolie place où tout le monde pourra le voir.
 Gillian se redressa et passa une main affectueuse dans les cheveux de la petite fille. À cet instant, le tintement caractéristique indiquant qu'on ouvrait la porte de l'établissement retentit. Gillian se retourna et l'expression de son visage se figea dans un demi-sourire.
 - Maman ?
 Elaine venait effectivement de pénétrer dans le café, immédiatement suivie par Jake.
 - Désolé, Gillie, s'excusa-t-il. Nous avons un peu de retard.
 Pendant quelques instants, Gillian ne parvint à effectuer le moindre mouvement. Lorsqu'elle retrouva enfin l'usage de ses membres, elle rejoignit ses parents et serra son père dans ses bras.
 - Tu n'imagines pas combien je suis contente que vous soyez là…
 - Nous avons déjà manqué suffisamment de tes anniversaires, il aurait été hors de question de rater celui-là. Tiens, c'est pour toi.
 La jeune femme prit délicatement le petit paquet que son père lui tendait et retira rapidement le papier bleu foncé qui l'emballait. Elle y découvrit une petite boite blanche rectangulaire, dans laquelle se trouvait une fine chaîne en argent ornée d'un pendentif assorti.
 - C'est magnifique.
 - C'est ta mère qui l'a choisi.
 Gillian se tourna vers Elaine. Celle-ci n'avait pas encore prononcé un mot et se tenait un peu en retrait, derrière son mari.
 - Merci beaucoup, maman.
 - S'il ne te plaît pas, tu pourras aller l'échanger, je te donnerai l'adresse de la…
 - Je n'ai aucune intention de l'échanger, il est superbe.
 Pendant une seconde, un sourire incertain trembla sur les traits de la vieille femme, avant que son visage ne retrouve son habituelle expression froide et imperturbable.
 - Joyeux anniversaire, Gillie, murmura-t-elle.
 Prise au dépourvu, Gillian hésita une seconde puis, d'un geste un peu maladroit, elle attira sa mère contre elle. Malgré une certaine surprise, Elaine n'opposa aucune résistance. Plus de dix ans s'étaient écoulés depuis le jour où elle avait serré une de ses filles dans ses bras pour la dernière fois. Lorsqu'elles relâchèrent leur étreinte, Gillian remarqua que Caitlin les avait rejoints.
 - Je suis contente que vous soyez venus, dit-elle simplement.
 Jake hocha la tête. Un large sourire illuminait ses traits. Joe s'approcha à son tour pour les saluer, aussitôt imité par Angela, Lucy et Rose. Quelques minutes plus tard, les conversations avaient repris, emplissant le café d'un joyeux brouhaha de voix et de rire. La soirée se prolongea jusque bien après l'heure de fermeture habituelle. Caitlin avait ramené les filles à la maison dans le courant de la soirée, mais Jake avait insisté pour rester jusqu'à ce que tous les autres invités soient partis. Elaine ne s'était même pas plainte, pas une seule fois.
 - Je vais vous raccompagner, proposa Gillian tandis que Joe finissait de remettre un peu d'ordre dans la pièce.
 La jeune femme tendit à son père le manteau d'Elaine, qu'elle venait de récupérer dans le bureau de Joe. Jake aida sa femme à le passer sur ses épaules avant de se tourner vers sa fille.
 - Ne te dérange pas pour nous, Gillie. Nous allons prendre un taxi.
 - J'insiste, papa. Il est tard, je préfère vous ramener jusqu'à votre hôtel.
 Elle s'interrompit un instant et jeta un coup d'œil en direction de sa mère, qui était retournée s'asseoir en attendant qu'une décision soit prise.
 - Maman a l'air épuisé, ajouta-t-elle, à voix basse. Vraiment, j'aime mieux que vous ne rentriez pas seuls.
 Jake suivit le regard de Gillian et hocha finalement la tête.
 - C'est très gentil de ta part, Gillie.
 Le vieil homme serra un instan la main de sa fille dans la sienne, avant de rejoindre Elaine. Il glissa un bras sous le sien pour l'aider à se lever et l'accompagna jusqu'à la porte du café. Gillian les observa un instant, un léger sourire aux lèvres, avant de les rejoindre dehors.
 - Il a enfin arrêté de pleuvoir, commenta Jake.

 

 Fin.