Nouvelle Donne - épisode 1.06

Noël en Famille

19 décembre 2002

 - Des projets pour Noël ?
 - Rien de spécial, on va passer le réveillon avec Claire et les enfants, comme toutes les années… Bonne fin de soirée, Joe !
 Celui-ci leva distraitement les yeux des relevés de compte dans lesquels il était plongé et adressa un signe de la main aux deux hommes qui passaient le seuil du café. Deux habitués qui venaient régulièrement, une fois leur journée de travail terminée, pour rester attablés devant un verre souvent jusqu'à l'heure de la fermeture. Joe jeta un regard autour de lui pour s'assurer que la salle était bien vide, puis reposa sa paperasse sur le comptoir du bar et se hâta d'aller verrouiller la porte. Il retourna la petite pancarte en carton qui indiquait si l'établissement était ouvert ou non avant d'activer le système de sécurité. Durant un court instant, ses yeux se posèrent sur la guirlande électrique qui ornait l'encadrement de la porte et un profond soupir s'échappa de sa poitrine. Il ne s'était pas senti aussi épuisé, aussi bien physiquement que moralement, depuis longtemps. Il n'avait jamais réellement adhéré à ce sentiment d'excitation générale qui entoure les fêtes de fin d'année. Toutefois, il était conscient que, cette année, il n'y avait pas que ça. Les finances du café n'étaient pas au beau fixe, loin de là. Pour cette raison, il s'était vu dans l'obligation de se séparer de deux de ses employés au cours des dernières semaines. Ce qui impliquait qu'il devait passer lui-même beaucoup plus de temps à travailler. Il avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis qu'il avait réellement eu du temps pour lui… Il ne voyait même presque plus Gillian en dehors du temps qu'elle passait ici… En fait, il aurait donné à peu près n'importe quoi en échange de quelques jours de vacances…
 - Dure journée ?
 Joe se retourna pour constater que Max, un de ses plus vieux amis qui travaillait avec lui depuis l'ouverture du café, avait quitté la cuisine et s'était installé sur un des tabourets de bar.
 - Dure semaine, grommela-t-il en réponse.
 - Tu verras vieux, ça ira nettement mieux dès que les fêtes seront passées, c'est toujours de la folie à cette période.
 Joe répondit d'un simple hochement de tête. La situation ne devait guère être plus agréable à vivre pour ses employés et collègues, et il s'en voulait d'avoir un peu trop tendance à l'oublier.
 - Vous partez quelques jours, Gil et toi, pendant les fêtes ?
 - Pas cette année. Je crois que nous sommes invités chez Kate pour le réveillon…
 Tout en parlant, Joe s'empara d'un vieux balais brosse qui trônait à côté du bar et entreprit de nettoyer rapidement le sol de la pièce.
 - Une bière ? proposa Max lorsqu'il eut terminé.
 - Non merci, répondit Joe. Pas ce soir, je vais rentrer directement…
 Max ne put contenir un petit rire amusé.
 - J'en connais un qui est impatient d'aller retrouver une certaine personne, plaisanta-t-il, un large sourire aux lèvres.
 - Tu ferais peut-être bien d'en faire autant, répliqua Joe sur le même ton.
 Max répondit d'un haussement d'épaules.
 - Leah passe la soirée avec ses copines, ce qui se traduit pour moi par "une soirée de liberté" !
 - Je n'arrive toujours pas à croire que tu continues à sortir avec elle… Quel âge elle a, dix-huit ans ?
 - Vingt-deux, corrigea Max, et permets-moi de te rappeler que tu n'es pas supposé mettre ton nez dans la vie privée de tes employés !
 - Et bien dans ce cas, je te souhaite de passer une excellente soirée, avec la jeune Leah ou n'importe qui d'autre. Je te laisse fermer ?
 Les deux hommes échangèrent une poignée de main amicale, puis Joe enfila son blouson et quitta le café en empruntant la porte de service, située à l'arrière du bâtiment. La nuit était plutôt fraîche et il hâta le pas, pressé d'arriver chez lui. Il n'y avait guère qu'une quinzaine de minutes à pied entre le café et l'appartement qu'il partageait avec Gillian depuis près de quatre ans.
 - Je suis rentré ! annonça-t-il en refermant la porte derrière lui. 
 Le couloir était plongé dans l'obscurité et l'absence de bruit laissa supposer à Joe que Gillian ne l'avait pas attendu pour aller se coucher. Avec un soupir, il se débarrassa de sa veste qu'il lança négligemment sur le portemanteau. Il hésita un instant à aller directement rejoindre Gillian, mais décida finalement d'aller d'abord se préparer quelque chose à manger. Il n'avait rien avalé depuis midi et avait l'impression d'être sur le point de mourir de faim. La porte de la cuisine émit un léger grincement lorsqu'il la fit tourner sur ses gonds, et aussitôt il fut accueilli par une odeur délicieuse qui emplissait la petite pièce, éclairée uniquement au moyen de deux bougies posées sur la table.
 - Bonsoir, beau brun.
 Gillian s'avança vers lui, un verre de vin à la main.
 - Je me suis dit que tu aurais eu une longue journée et que tu ne serais pas contre un petit dîner en tête-à-tête, histoire de te changer les idées…
 Joe ne put s'empêcher de sourire et sentit son humeur maussade se dissiper peu à peu. Il attira la jeune femme contre lui et l'embrassa tendrement.
 - Tu sais pourquoi je t'aime tellement ? lui demanda-t-il au creux de l'oreille.
 - Parce que je te prépare des petits plats pour t'accueillir lorsque tu rentres après une longue et difficile journée de labeur ? 
 - Parce que tu es la femme la plus merveilleuse que je connaisse.
 - J'en connais un qui a encore terminé les fonds de bouteilles, plaisanta-t-elle.
 - Je suis sérieux, Gil.
 - Je sais, répondit-elle avec un sourire. Et je pense que tu m'aimeras encore plus lorsque tu auras goûté ce ragoût ! Va t'asseoir.
 Joe ne se fit pas prier et s'installa à la petite table circulaire tandis que Gillian y apportait les plats.
 - J'espère que ça te plaira, c'est Katie qui m'a donné cette recette l'autre jour, je crois qu'elle voulait que je la teste avant de la préparer aux filles.
 - En tout cas, ça sent très bon, assura Joe.
 La jeune femme prit place en face de lui et ils entamèrent leur repas en silence.
 - Je crois que je ne m'en suis pas trop mal sorti, se réjouit Gillian après quelques bouchées.
 - C'est délicieux…
 Le silence retomba pendant quelques secondes avant que la jeune femme ne le rompe à nouveau.
 - Oh et puis zut ! s'exclama-t-elle, faisant sursauter Joe. Je voulais attendre qu'on ait terminé de manger avant de t'annoncer ça, mais là je ne tiens plus.
 - Qu'est-ce qui t'arrive ?
 Il était habitué à la bonne humeur de Gillian, mais l'état presque euphorique dans lequel elle semblait actuellement se trouver ne l'intriguait pas moins.
 - Tu te souviens, cette galerie de Philadelphie qui envisageait d'intégrer quelques-unes de mes toiles à une de leurs expositions ?
 - Elles ont été retenues ?
 Gillian confirma d'un hochement de tête énergique accompagné d'un large sourire.
 - Un des artistes qu'ils avaient prévus s'est décommandé, je sais que ça fait un peu "bouche-trou", mais dans le fond je m'en fiche, mes toiles vont être exposées ! Tu imagines ce que ça veut dire ? Des gens vont les voir, il y aura des critiques d'art, peut-être même que quelqu'un voudra en acheter une… ! Je n'arrive pas encore à le croire !
 - Gil, c'est tout simplement merveilleux, tu le mérites tellement…
 - Tu es fier de moi ?
 - Très fier, répondit-il.
 La jeune femme allongea légèrement le bras et prit sa main dans la sienne.
 - Je n'y serais jamais arrivée sans toi… Et pour te remercier, j'ai une petite surprise supplémentaire…
 Elle plongea alors la main dans la poche arrière de son jean et en sortit une enveloppe qu'elle tendit à Joe. Celui-ci lui adressa un regard intrigué puis s'en empara et déchira le rabat. Deux morceaux de papiers rectangulaires s'échappèrent de l'enveloppe, et Joe reconnut immédiatement le logo de l'American AirLines qui en ornait le coin supérieur droit.
 - Qu'est-ce que… ?
 - Et bien, comme ça fait une éternité que nous n'avons pas pris quelques jours de vacances ensemble, je me suis dit que nous pourrions profiter du vernissage de l'exposition pour passer quelques jours à Philadelphie… C'est une ville que je rêve de visiter depuis longtemps…
 - C'est une excellente idée.
 Son enthousiasme retomba néanmoins rapidement lorsqu'il lut la date imprimée sur les billets.
 - Après-demain ??! s'exclama-t-il.
 - Et bien, le vernissage a lieu samedi, j'ai pensé qu'on pourrait rester là-bas jusqu'à lundi ou mardi et revenir pour le réveillon…
 - Gil…
 - Écoute, je sais que je te préviens un peu tard, mais je voulais que ça soit une surprise… Il y a bien un moyen de t'arranger…
 - Gil je ne peux pas m'organiser comme ça, à la dernière minute…
 - Max pourrait très bien s'occuper du café pendant ces quelques jours, il travaille là depuis aussi longtemps que toi et je suis sûre qu'il sera d'accord…
 - Max part samedi justement faire du ski avec sa sœur, je lui ai donné cinq jours de congé, il n'en avait pas eu depuis des lustres…
 - Je te fais remarquer que toi aussi…
 - C'est différent, Gil…
 - Tu n'as pas l'air de comprendre combien ce vernissage est important pour moi…
 - Bien sûr que je comprends, tu penses peut-être que je n'aimerais pas pouvoir t'y accompagner ?
 - Alors c'est décidé, tu ne viens pas ?
 - Gil je t'assure que si je l'avais su plus tôt…
 - De toute façon, il faut toujours que ton foutu café passe avant tout, y compris moi !
 - Tu es injuste, je…
 - Je suis injuste ? Je suis injuste ? Ce jour est probablement l'un des plus importants de ma vie et tu ne cherches même pas à trouver une solution pour pouvoir te libérer et m'accompagner là-bas ! Je sais que je t'ai prévenu tard et je le regrette, mais tu ne fais même pas l'effort d'essayer de t'arranger !
 - Gil voyons tu sais très bien que s'il y avait un moyen…
 - Non, désolée, je ne sais pas.
 Du revers de la main, la jeune femme essuya une larme qui perlait à sa paupière et, d'un mouvement brusque et rageur, se leva de table et quitta la pièce.

*

 20 décembre 2002

 - Gil, je t'en prie, calme-toi…
 - Je ne peux pas me calmer, Katie ! Je n'arrive toujours pas à le croire, je me réjouissais tellement de faire ce voyage… Et j'étais tellement persuadée que ça lui ferait plaisir…
 - Je suis sûre que c'est le cas…
 - Il ne serait pas resté bêtement à me dire que c'était trop tard pour qu'il puisse s'arranger, si vraiment ça avait été le cas !
 - Je suis persuadée que s'il ne peut pas t'accompagner, c'est qu'il n'a vraiment pas d'autre solution… 
 - Il aurait au moins pu essayer d'en chercher une…
 - Gil, essaie un instant de te mettre à sa place…
 - À sa place ? À sa place, j'aurais préféré fermer le café pendant ces cinq foutus jours plutôt que de me regarder avec son air de chien battu en me disant qu'il est désolé !
 - Tu sais très bien qu'il ne peut pas faire ça…
 - Et pourquoi pas ?
 - Mais bon sang Gil, il faut bien qu'il gagne sa vie… 
 - Ce ne sont pas cinq jours de fermeture exceptionnelle qui lui aurait fait perdre beaucoup d'argent ! J'en reviens pas de dire ça, ce vernissage est bien plus important que de l'argent de toute manière !
 Caitlin poussa un soupir et ne répondit rien. Sa sœur se comportait comme une enfant vivant à des kilomètres de la réalité et elle ne savait plus quoi faire pour tenter de lui faire entendre raison.
 - Tu penses que c'est lui qui a raison et moi qui prends tout ça beaucoup trop à cœur, n'est-ce pas ?
 - C'est faux, Gil. Je comprends parfaitement ta déception, mais je trouve que ta réaction est injuste… Joe regrette sûrement tout autant que toi de ne pas pouvoir t'accompagner…
 - Il n'en avait pas particulièrement l'air !
 - Gil…
 - Ça va, ça va… En attendant, j'ai toujours un billet d'avion dont je ne sais pas quoi faire… Tu serais d'accord que j'emmène Lucy ?
 - Je suis sûre qu'elle serait ravie, mais elle a encore école aujourd'hui…
 - Ça n'est pas un problème, on part demain matin… Et nous serrions de retour le 24…
 - Dans ce cas, je n'y vois pas spécialement d'inconvénient…
 - Génial, merci beaucoup… Je l'appellerai dans l'après-midi pour la prévenir… Mais quand même, j'aurais réellement voulu que Joe soit là… Ce n'est pas n'importe quelle exposition, c'est ma première exposition…
 - Est-ce que vous en avez rediscuté depuis hier ?
 - Je ne l'ai pas revu… Il était déjà parti travailler quand je me suis réveillée et je ne suis pas passée au café ce matin… Et honnêtement je n'ai pas l'intention d'y aller. J'imagine qu'on se verra ce soir…
 - Tu ne devrais pas partir fâchée…
 - Je sais… Je vais te laisser Katie, il faut que je passe à l'agence de voyage.
 - D'accord, on se voit demain j'imagine ?
 - Tu ne travailles pas ?
 - Oh non, je suis en vacances à partir de ce soir à dix-neuf heures.
 - Et bien à demain alors.
 Caitlin souhaita une bonne journée à sa sœur puis coupa la communication et laissa échapper un profond soupir.
 - Est-ce que tout va bien ? s'enquit Daniel.
 Il replia le magazine qu'il parcourait d'un œil distrait et le déposa sur une table voisine.
 - C'est Gil, elle et Joe se sont disputés parce qu'il ne peut pas l'accompagner au vernissage d'une exposition à laquelle elle participe… Enfin, je te passe les détails, mais elle peut être tellement obstinée quand elle s'y met… Je suis vraiment désolée que ça ait duré aussi longtemps… 
 - Ne t'inquiète pas pour ça… Tu as choisi ce que tu veux manger ?
 - Heu, pas encore non…
 Caitlin s'empara de la carte que Daniel avait déposée devant elle et, quelques minutes plus tard, on leur apportait les plats qu'ils avaient commandés. Le repas se déroula dans un silence des plus complets, jusqu'à ce que Caitlin prenne la parole.
 - Tu ne m'as toujours pas répondu, pour le réveillon, fit-elle remarquer. Est-ce que tu penses que tu pourras venir finalement ?
 La jeune femme n'obtint aucune réponse. Le regard dans le vague, Daniel ne semblait en fait même pas l'avoir entendue. Caitlin agita rapidement une main sous ses yeux, le forçant à reprendre ses esprits.
 - Ici la Terre, plaisanta-t-elle.
 - Excuse-moi je… j'étais…
 Caitlin acheva sa phrase à sa place.
 - Tu étais absent. Je commence à avoir l'habitude…
 - Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
 - Parce que ça fait quelque temps que tu as continuellement l'air… distrait… Je ne voulais pas t'en parler, je pensais que c'était à cause d'une affaire sur laquelle tu travaillais et que ça finirait par passer, mais de toute évidence, ça ne passe pas… Est-ce qu'il y a quelque chose qui te préoccupe ?
 Daniel baissa légèrement la tête, cherchant de manière évidente à éviter le regard de Caitlin. Il sembla hésiter pendant quelques secondes, puis poussa un profond soupir et releva les yeux vers la jeune femme.
 - Kate, il y a quelque chose… J'aurais probablement dû te le dire plus tôt…
 - Rien de grave j'espère ?
 - Non, non, ne t'inquiète pas… Ça concerne effectivement mon travail… Je t'ai déjà dit que mon père bosse à la crim à New York je crois…
 Caitlin confirma d'un léger hochement de la tête.
 - Il vient de prendre sa retraite et… j'ai beaucoup hésité à prendre cette décision tu sais, après tout, j'ai quitté New York depuis pas loin de quinze ans et deux de mes frères et sœurs vivent par ici mais… 
 - Daniel, où est-ce que tu veux en venir exactement ?
 - Il y a quelques mois, j'ai… j'ai demandé à être muté là-bas et… Un poste a été libéré lorsque mon père a pris sa retraite, ça représente une promotion énorme pour moi…
 Un silence pesant s'abattit sur eux. Daniel tordait sa serviette dans ses mains, trahissant malgré lui sa nervosité, tandis que Caitlin s'efforçait de ne pas paraître trop affectée par la nouvelle qu'elle venait d'apprendre.
 - New York, soupira-t-elle. C'est… c'est… fantastique pour toi, j'imagine… Quand est-ce que tu auras la réponse ?
 - En fait, je l'ai déjà reçue… Il y a deux semaines environ, ma demande a été acceptée…
 Il fallut un certain temps à Caitlin pour parvenir à assimiler ses paroles et plusieurs secondes s'écoulèrent avant qu'elle ne retrouve l'usage de la parole.
 - Je me souviens, murmura-t-elle finalement, j'étais là quand tu l'as reçue… Pourquoi est-ce que tu ne m'as rien dit ?
 - J'ai pensé que le moment n'était pas exactement le plus approprié, je me suis dit qu'il valait mieux attendre un peu…
 - Et tu comptais attendre encore combien de temps exactement ?
 - J'ai vraiment voulu le faire, mais avec tous ces problèmes avec ta famille, je te ferais remarquer que tu n'as pas été particulièrement disponible ces dernières semaines !
 - Parfait, c'est de ma faute si je comprends bien ?
 - Excuse-moi, mais entre la maladie de ta mère et tous les problèmes de tes filles… Je ne cherche pas à me trouver des excuses, mais je me voyais mal t'annoncer que je quittais San Francisco à la fin de l'année !
 - À la fin de l'année ??
 - Oui je… j'avais déjà plus ou moins donné ma démission, c'est compliqué… Toujours est-il que ma nouvelle affectation est effective à partir du premier janvier…
 Caitlin en demeura sans voix.
 - De toute évidence, parvint-elle à articuler, une semaine avant ton départ, c'était effectivement le moment idéal pour me l'annoncer…
 - Kate, je n'ai pas pris cette décision à la légère tu sais… C'est quelque chose à quoi je pensais depuis longtemps et c'était une occasion exceptionnelle que je ne pouvais pas laisser passer… J'espère que tu comprends et que tu n'es pas en colère…
 - Je suis déçue, c'est tout…
 - Je suis sincèrement désolé…
 - Moi aussi. J'espère que tout se passera bien pour toi, à New York… Donne-moi de tes nouvelles, de temps en temps…
 - Je le ferai.
 Caitlin esquissa un vague sourire et baissa les yeux vers son assiette. Son contenu devait avoir presque entièrement refroidi. De toute façon, elle n'avait plus vraiment faim.
 - Je crois que je vais y aller, j'ai une visite à finir de préparer pour cet après-midi…
 - Très bien…
 Daniel se leva en même temps qu'elle pour l'aider à enfiler son manteau.
 - Prends soin de toi. Et passe un joyeux Noël.
 - Toi aussi.
 Elle déposa un baiser rapide sur sa joue, puis elle tourna les talons et quitta le petit restaurant, s'efforçant de refouler les larmes brûlantes qui perlaient à ses paupières.

*

 L'après-midi s'écoula avec une lenteur telle que Caitlin eut à plusieurs reprises l'impression que la journée ne s'achèverait jamais. Elle en passa une grande partie coincée derrière son bureau par une montagne de paperasse dont elle devait impérativement s'occuper avant de pouvoir se considérer comme étant en vacances, et la visite qu'elle avait effectuée en fin de journée s'était avérée désastreuse ; alors qu'elle pensait avoir enfin trouvé une maison parfaite pour des clients dont elle s'occupait depuis plusieurs semaines déjà – un couple de jeunes retraités particulièrement difficiles à satisfaire – ceux-ci étaient subitement revenus sur leur décision de devenir propriétaires. En l'espace de quelques minutes, ils avaient réduit à néant le travail de plusieurs semaines.
Caitlin poussa un profond soupir et leva les yeux vers l'horloge murale accrochée au-dessus de la porte de son bureau. Il n'était pas loin de 20 heures, et il lui restait encore une demi-douzaine de dossiers à classer avant de pouvoir s'en aller. Elle ne serait pas dehors avant une bonne heure, au moins. Plus tôt dans la soirée, elle avait téléphoné chez elle pour prévenir les filles qu'elle ne rentrerait probablement pas de bonne heure, mais elle n'imaginait toutefois pas en avoir pour aussi long. S'armant de courage, la jeune femme se replongea dans la pile de documents qui s'entassait sous ses yeux, déterminée à en avoir terminé le plus rapidement possible. Lorsqu'elle referma le dernier dossier, il passait 21 heures.
 Avec un soupir de soulagement, la jeune femme éteignit son ordinateur, ferma son bureau à clé et se glissa hors de l'immeuble qui abritait l'agence. Elle resserra machinalement son manteau contre elle pour tenter de se préserver du vent qui balayait la ville et héla un taxi qui la déposa, quelques minutes plus tard, au coin de la rue où se trouvait le café de Joe. Elle avait hâte de rentrer chez elle, mais il fallait aussi absolument qu'elle voie Gillian avant que celle-ci ne parte pour Philadelphie. Une douzaine de clients occupaient la salle, principalement des adolescents qui profitaient de leur première soirée de vacances, tous beaucoup trop occupés pour faire attention à elle lorsqu'elle poussa la porte d'entrée. Elle lança un rapide coup d'œil autour d'elle et, n'apercevant sa sœur nulle part, s'approcha du bar derrière lequel s'affairait un jeune garçon qui effectuait habituellement quelques heures au café pendant les vacances de l'Université où il étudiait.
 - Excusez-moi, dit Caitlin en s'accoudant au comptoir, est-ce que Gillian ou Joe sont là ?
 Le garçon leva les yeux vers elle et la dévisagea pendant quelques secondes.
 - Oh, vous êtes la sœur de Gillian, c'est ça ? se souvint-il finalement. Désolé mais je ne l'ai pas vue ce soir… Par contre Joe est dans son bureau…
 Caitlin le remercia d'un sourire et contourna le bar pour frapper deux coups brefs à la porte du bureau de Joe. N'obtenant pas de réponse, elle l'entrouvrit juste suffisamment pour pouvoir passer la tête par l'embrasure. Joe était plongé dans la lecture d'un document de plusieurs pages et ne l'avait de toute évidence pas entendue frapper. Il sursauta légèrement lorsque la porte s'ouvrit et leva les yeux vers la jeune femme.
 - C'est toi Kate, constata-t-il.
 Sa voix était teintée d'une vague déception, et Caitlin devina sans peine que, pendant une seconde, il avait probablement espéré voir Gillian pénétrer dans la pièce.
 - Ne reste pas là, entre, ajouta-t-il.
 La jeune femme s'exécuta et referma la porte derrière elle tandis que Joe repliait soigneusement le tas de feuilles qu'il avait à la main avant de les glisser dans un porte-documents appuyé contre son bureau.
 - Ça n'a pas l'air d'être la grande forme, constata-t-il.
 - Je pourrais te retourner le compliment…
 Joe s'efforça d'esquisser un sourire, mais le cœur n'y était pas. Caitlin ne lui avait jamais vu l'air aussi fatigué et démoralisé.
 - Gil t'a probablement raconté ce qui s'est passé hier…
 Caitlin acquiesça d'un hochement de tête et Joe laissa échapper un profond soupir.
 - C'est d'ailleurs un peu pour ça que je suis là, j'espérais la voir, Lucy l'accompagne…
 - C'est bien qu'elle n'y aille pas seule…
 - J'en déduis que vous n'en avez pas reparlé…
 - J'ai hésité à l'appeler environ un million de fois, mais je doute que ça aurait servi à autre chose qu'à envenimer la situation… Ta sœur est capable de se montrer aussi rancunière que bornée quand elle le souhaite… Et de toute évidence, c'est le cas actuellement…
 - Ça lui passera.
 - Je sais bien… Mais j'aimerais vraiment qu'elle comprenne que ça ne me fait pas plaisir du tout de ne pas pouvoir l'accompagner…
 - Ne t'inquiète pas, je suis sûre qu'elle est en parfaitement consciente, elle est juste trop fière pour l'admettre… C'est une qualité qu'elle doit tenir de notre mère.
 Joe ne put réprimer un léger sourire.
 - Est-ce que tu veux boire quelque chose ? suggéra-t-il en se levant du siège sur lequel il était installé. Je veux dire, ailleurs qu'ici… J'ai besoin de me changer les idées et j'ai comme l'impression que toi aussi…
Caitlin hésita un instant mais finit par accepter. Les filles ne l'attendaient pas particulièrement, et l'idée de se retrouver chez elle à broyer du noir n'avait rien d'attrayant. Joe avait raison, elle avait avant tout besoin de penser à autre chose. Ils quittèrent la pièce en passant directement par la cuisine, où Joe prévint Max qu'il s'absentait pendant une petite heure, et sortirent par la porte de service. Joe respira profondément l'air frais de la ville et Caitlin devina qu'il n'avait probablement pas mis le nez dehors depuis son arrivée au café en tout début de matinée.
 - Tu travailles trop, dit-elle tandis qu'ils prenaient la direction d'un petit bar situé une rue plus loin.
 - J'aimerais pouvoir faire autrement, soupira Joe. C'est une période très chargée…
 Caitlin devina qu'autre chose le préoccupait, mais jugea préférable de ne pas insister pour l'instant. Ils parcoururent les quelques mètres qui les séparaient de l'établissement où ils avaient décidé de se rendre en silence. L'atmosphère qui régnait à l'intérieur, saturée par la fumée des multiples cigarettes allumées dans la salle, contrastait avec l'air frais de l'extérieur, et Caitlin ne put réprimer une quinte de toux.
 - Est-ce que tu préfères aller ailleurs ? s'enquit Joe, se rappelant qu'elle venait à peine de décider d'essayer une nouvelle fois d'arrêter de fumer.
 Elle secoua légèrement la tête et partit en quête d'une table libre, tandis que Joe s'approchait du bar derrière lequel s'affairait une jeune serveuse qui devait tout juste être majeure, sous le regard d'un groupe d'hommes largement plus âgés qu'elle. Caitlin ne put s'empêcher de se demander combien d'entre eux avaient une femme qui les attendait bien sagement à la maison, persuadée que son cher époux avait été retenu une fois de plus à son bureau jusque tard dans la soirée.
 - Qu'est-ce qui te rend si songeuse ?
 Caitlin sursauta lorsque Joe s'arrêta à côté d'elle, un verre dans chaque main. Elle haussa vaguement les épaules, et ils prirent tous deux place sur les chaises au rembourrage défraîchi située de part et d'autre d'une petite table circulaire.
 - Comment va Daniel au fait ? s'enquit Joe. Ça fait un moment que je ne l'ai pas vu…
 Caitlin sentit son cœur se serrer en entendant le nom de son ami, mais s'efforça de ne rien laisser paraître.
 - Bien, je crois. Il part pour New York après les fêtes.
 - New York ? Il a de la famille là-bas c'est juste ?
 Caitlin confirma d'un hochement de la tête, peu désireuse d'approfondir le sujet. Machinalement, elle plongea une main dans son sac dont elle extirpa le reste d'un paquet de Marlboro.
 - Je croyais que tu essayais d'arrêter ? s'étonna Joe tandis qu'elle portait une cigarette à ses lèvres.
 Caitlin interrompit son geste et demeura immobile pendant une fraction de seconde, avant de s'emparer de son briquet. Elle aspira une longue bouffée de tabac et baissa nerveusement les yeux. 
 - Daniel et moi avons rompu, avoua-t-elle finalement. Il ne va pas rendre visite à ses parents, il a demandé à être muté là-bas… Il m'a annoncé ça à midi… 
 - Je suis désolé…
 - Ne t'inquiète pas pour moi, je m'en remettrai… Après tout, on ne se voyait que depuis six semaines et je… je ne suis même pas sûre que je l'aime… que je l'aimais… enfin peu importe…
 - Tu as le droit d'admettre que ça te rend triste, tu sais.
 Caitlin releva le regard, surprise, et croisa celui de Joe. Elle n'avait que rarement l'occasion de vraiment discuter avec lui et elle le regrettait.
 - La vérité c'est que, quelque part, je me sens trahie… Il le savait depuis des semaines et a préféré ne rien me dire avant aujourd'hui… Je peux admettre qu'il veuille partir, mais il aurait de l'avoir la décence de m'en parler…
 La jeune femme s'interrompit un instant et avala une gorgée de bière avant de reprendre la parole.
 - Parfois, je me dis que tout ça, c'est une sorte de schéma qui se répète encore et encore et dont je ne sortirai finalement jamais… Et je dois dire que c'est une perspective assez peu réjouissante…
 - Daniel n'était pas fait pour toi, c'est tout.
 - C'est possible…
 - Kate, si les histoires de cœur étaient quelque chose de simple, je crois que plus de la moitié de ce bar serait déserte à l'heure qu'il est…
 Caitlin ne put réprimer un sourire.
 - Je m'en veux, je m'étais promis de ne pas t'ennuyer avec ça…
 - Au contraire, je suis content que tu m'en aies parlé. Et je me félicite de ne pas t'avoir laissé renter chez toi pour ruminer ce genre de pensée devant ta télé pendant toute la soirée.
 Caitlin hocha ostensiblement la tête et baissa une nouvelle fois les yeux vers son verre avec un léger soupir. Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'elle ne relève la tête.
 - Tu devrais l'appeler.
 Joe détourna le regard et porta son verre à ses lèvres.
 - Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée… Pas pour l'instant…
 - Pour elle, ou pour toi ?
 - Pardon ?
 - Tu lui en veux, n'est-ce pas ?
 Joe demeura silencieux quelques secondes, cherchant les mots appropriés pour exprimer les sentiments complexes et contradictoires qui se bousculaient en lui.
 - Je ne lui en veux pas, répondit-il finalement. Je comprends sa déception, je la partage… Mais… Tu sais, j'ai parfois l'impression que ta sœur vit dans une sorte de bulle, à l'entendre tout est rose et facile… J'exagère un peu, mais Gil n'a jamais vraiment dû gagner sa vie… Lorsqu'elle a quitté vos parents, elle est directement venue vivre avec toi… Je ne remets pas en question le fait qu'elle travaille très dur et qu'elle s'investisse à deux cents pourcents dans ce qu'elle fait mais… sa peinture ne lui rapporte encore rien, et ce n'est pas le maigre salaire qu'elle gagne à la galerie qui paierait le loyer…
 - Joe, si vous aviez des problèmes d'argent, tu me le dirais n'est-ce pas ?
 Joe laissa échapper un profond soupire et baissa les yeux
 - Disons que les factures ne se paient malheureusement pas toutes seules… J'ai réduit les frais autant que possible, j'espère que ça suffira…
 - Est-ce que Gil est au courrant ?
 - Non, et je ne veux pas qu'elle le sache. Je refuse qu'elle s'inquiète à ce sujet…
 - Mais tu viens de dire que…
 - Oui je sais que ça peut paraître paradoxal… Tout ce que j'aimerais c'est que, de temps à autre, elle accepte de redescendre un peu sur Terre… Je sais très bien que si je lui parlais des difficultés que j'ai rencontrées avec le café ces derniers mois, elle voudrait travailler davantage à la galerie… Je ne veux pas qu'elle cesse de peindre à cause de moi… Et puis il n'y a pas de raison qu'elle ne parvienne pas à vendre ses toiles, pendant cette exposition…
 - Si je peux faire quoi que ce soit…
 - Ça ira Kate, je t'assure. Mais c'est gentil de ta part…
 Il avala d'une traite le fond de son verre et se leva, coupant court à la discussion.
 - Ils font une des meilleures margaritas que j'ai eu l'occasion de goûter, je t'en rapporte une ?
 Caitlin leva les yeux vers lui et accepta son offre d'un hochement de la tête.

*

 21 décembre 2002

 Des coups frappés contre la porte de sa chambre tirèrent Caitlin de son sommeil de bonne heure le lendemain matin. Avec un grognement contrarié, la jeune femme sortit un bras de sous sa couette pour s'emparer de son bracelet-montre ; il n'était pas encore sept heures.
 - Maman ?
 La porte s'entrouvrit, laissant apparaître les boucles blondes de Lucy.
 - Je suis désolée de te réveiller, mais tante Gil vient me chercher à neuf heures et je ne sais pas quels vêtements il faut que j'emporte…
 - J'arrive ma chérie…
 - Est-ce que tout va bien ?
 - Oui oui, ça va… laisse-moi juste le temps de me réveiller…
 - Je peux venir vers toi ?
 - Bien sûr…
 Un large sourire se dessina sur les traits de la fillette qui entra dans la chambre et courut se blottir contre sa mère, bien au chaud sous la couette.
 - Tu es rentrée très tard hier soir ?
 - Assez, oui, répondit la jeune femme en serrant sa fille contre elle.
 La soirée s'était effectivement prolongée jusque tard dans la nuit, et, lorsqu'elle avait finalement quitté Joe, elle s'était réjouie de ne pas devoir rentrer en voiture. Comme en témoignait le mal de tête qui lui martelait à présent les tempes, elle avait bu bien plus qu'elle n'aurait dû, ce dont elle n'avait du reste pas l'habitude. Elle était consciente de ne pas s'être comportée de manière très responsable, mais elle ne pouvait non plus nier le fait que cette soirée représentait exactement ce dont elle avait besoin à ce moment précis. Une opportunité de laisser tout ce qui la tracassait de côté, le temps de quelques heures.
 - Bon, et si on allait s'occuper de tes affaires ? suggéra-t-elle après quelques minutes, lorsque la brume qui enveloppait son cerveau eut commencé à se dissiper.
 Lucy acquiesça et se hâta de regagner sa chambre, tandis que Caitlin enfilait une robe de chambre avant de la suivre. La jeune femme ne put s'empêcher de sourire lorsqu'elle pénétra dans la petite pièce ; Lucy semblait avoir entassé la totalité du contenu de sa garde-robe sur son lit, mais le sac de voyage qui gisait sur le sol demeurait parfaitement vide.
 - Est-ce qu'il y aura de la neige, à Philadelphie ? demanda-t-elle en levant les yeux vers sa mère.
 Celle-ci hocha la tête.
 - Sûrement oui.
 - Je n'ai jamais vu de neige en ville, soupira la fillette, rêveuse. Ça doit être très beau… Tu penses que j'aurai le temps de faire quelques dessins ?
 - Je n'en sais rien ma chérie, mais ça ne te prendra pas beaucoup de place d'emporter un peu de matériel… Là, il me semble que tu peux directement remettre tout ça dans ton armoire…
 Caitlin lui tendit une pile de t-shirts et autres vêtements estivaux que Lucy s'empressa de ranger. Avec l'aide de sa mère, il ne lui fallut que très peu de temps pour déterminer ce qu'elle emporterait et, une vingtaine de minutes plus tard, elles descendaient à la cuisine prendre leur petit-déjeuner. Caitlin commença par avaler une aspirine puis se tourna vers sa fille.
 - Je fais des pancakes ? proposa-t-elle.
 - Je vais juste prendre un bol de lait, j'ai pas très faim…
 Un léger sourire aux lèvres, la jeune femme vint prendre place sur une chaise à côté d'elle.
 - Un peu nerveuse ?
 - C'est à cause de l'avion…
 - Tu n'as vraiment aucune raison de t'inquiéter mon ange. Tu verras, c'est très amusant, un voyage en avion. Et puis il n'y a même pas cinq heures de vol, ça passera très vite.
 - C'est possible… N'empêche que je serai bien contente quand il aura atterri…
 Caitlin passa une main affectueuse dans les cheveux de sa fille.
 - Tu devrais quand même manger quelque chose avant de partir.

*

 Gillian arriva, comme prévu, un peu plus d'une heure plus tard. Ses traits tirés et la pâleur de son visage indiquèrent immédiatement à Caitlin qu'elle n'avait probablement pas passé une bonne nuit, et la jeune femme sentit une vague de remords l'envahir. Joe aurait dû se trouver auprès d'elle, le soir précédent.
 - Offre-moi un café, Katie, dit-elle lorsque Caitlin lui ouvrit la porte, et on discutera après.
 Caitlin s'exécuta sans se faire prier et les deux jeunes femmes s'installèrent à la table de la cuisine tandis qu'à l'étage, Lucy finissait de vérifier qu'elle n'avait rien oublié.
 - Joe est rentré à deux heures du matin, annonça calmement Gillian, le regard rivé à la tasse de café fumante que Caitlin avait déposée devant elle.
 - Je sais…
 Gillian releva les yeux mais, contrairement à ce qu'elle avait pensé, Caitlin n'y lut aucune surprise.
 - Évidemment que tu sais… On s'est juste croisés ce matin, il m'a dit qu'il avait passé la soirée avec toi.
 Caitlin demeura silencieuse, attendant les reproches – mérités – que sa sœur aurait à formuler.
 - Katie, je ne comprends pas… Il a l'air de m'en vouloir, mais j'ignore pour quelle raison ! Je voulais simplement qu'il m'accompagne à Philadelphie, je ne vois pas où est le mal à ça… Et pourtant, on dirait que j'ai commis je ne sais quelle sorte de crime impardonnable… Vous en avez discuté n'est-ce pas ?
 - Gil, j'aimerais pouvoir t'aider, mais ce n'est pas avec moi que tu devrais en parler…
 - J'aimerais juste comprendre ce qu'il me reproche exactement !
 - Je ne crois pas qu'il t'en veuille vraiment, ni qu'il soit en colère… Ce n'est pas aussi simple…
 - Par pitié, Katie, ne me dis pas que tu vas t'y mettre toi aussi… Je ne suis plus une gamine depuis longtemps, tu sais…
 - Tout ça, c'est entre Joe et toi, je n'ai pas à m'en mêler…
 - Je vois. Ça t'arrange bien de "ne pas avoir à t'en mêler", en fait…
 - Je te demande pardon ?
 - Ne pas t'impliquer, c'est beaucoup plus facile.
 - Tu es injuste, je n'y suis pour rien si Joe et toi vous êtes disputés. C'est à vous et à vous seuls de régler ça.
 - Tu as probablement raison, comme toujours…
 Caitlin baissa les yeux. Elle s'en voulait sincèrement de ne pas être en mesure d'apporter à sa sœur les réponses qu'elle attendait, mais Joe lui avait fait promettre de ne pas rapporter un mot de ce dont ils avaient discuté à Gillian. Il s'en chargerait, en temps voulu.
 - Est-ce que quelqu'un est mort ?
 Les deux jeunes femmes se retournèrent en même temps. Lucy s'était immobilisée sur le pas de la porte, visiblement intriguée par la mine grave qu'arboraient sa mère et sa tante.
 - Ce n'est rien, ne t'inquiète pas ma chérie, répondit Gillian, un peu trop rapidement. Est-ce que tu es prête ?
 La fillette acquiesça en silence et Gillian se leva pour la rejoindre dans le hall, un sourire forcé aux lèvres.
 - Je t'appellerai de l'aéroport dès que nous aurons atterrit, ajouta-t-elle à l'attention de Caitlin. Et le vol de retour arrive mardi après-midi à trois heures.
 - Je viendrai vous attendre à l'aéroport… Gil, je suis désolée, vraiment…
 - Ne t'inquiète pas pour ça. À mardi, Katie.
 Celle-ci enlaça rapidement sa sœur et sa fille, recommandant à cette dernière de se montrer bien prudente, leur souhaita un agréable voyage puis referma lentement la porte derrière elles.

*

 22 décembre 2002

 - Ne mets pas ça là, petite, l'arbre est beaucoup trop chargé de ce côté. Si seulement on voulait bien me laisser faire…
 Rose interrompit son geste et leva les yeux vers Caitlin, qui poussa un long soupir et se demanda pour la millième fois de l'après-midi quelle idée saugrenue lui était passée par la tête lorsqu'elle avait suggéré à ses parents de passer les aider, elle, Rose et Angela, à décorer le sapin de Noël. Ils n'étaient arrivés que depuis une heure, mais Elaine, trop affaiblie par la chimiothérapie pour pouvoir participer, n'avait pas fait grand chose d'autre que de se plaindre et tenter de donner des instructions à tout le monde.
 - Je trouve cette guirlande très jolie là où tu l'as mise, Rose, intervint Jake. Viens, je vais t'aider à la fixer.
 La fillette eut un instant d'hésitation, puis tendit la guirlande au vieil homme avec un sourire timide.
 - Et si tu m'apporte cette étoile, on pourra l'accrocher juste à côté, ajouta-t-il. Voilà, est-ce que ça te plait ?
 Rose hocha la tête avec conviction, et Caitlin échangea un sourire réjoui avec Angela. Au cours des dernières semaines, Jake était venu leur rendre visite à plusieurs reprises et s'était rapidement attaché à la petite fille. 
 - J'espère que tu n'as pas oublié de faire ta liste de cadeaux au Père Noël, Rose.
 À ces mots, la fillette se figea et un voile de tristesse passa sur son visage. Elle n'avait pas fait de liste pour le Père Noël, pas cette année. Lorsque Caitlin le lui avait proposé, elle avait refusé d'une voix tremblante. Depuis qu'elle était toute petite, elle avait pour habitude de rédiger la fameuse lettre avec l'aide de sa mère.
 - Il y a encore des cartons avec des décorations en haut, s'empressa d'intervenir Angela, saisissant la main de Rose dans la sienne. Tu viens m'aider à les descendre ?
 Incapable d'articuler la moindre réponse, la fillette se laissa docilement entraîner par sa sœur hors de la pièce. Lorsqu'elles furent sorties, Jake tourna un regard désolé vers Caitlin.
 - Je suis navré, bredouilla-t-il. Katie, je n'ai pas pensé…
 La jeune femme posa une main sur l'épaule de son père.
 - Ce n'est pas ta faute, papa, tu ne pouvais pas savoir, le rassura-t-elle.
 - Ça doit être une période difficile pour cette pauvre petite…
 - C'est vrai. Mais Rose est une petite fille très forte, chaque jour elle m'impressionne par le courage dont elle fait preuve…
 Jake hocha pensivement la tête, mais Elaine ne put en revanche s'empêcher de donner son avis. 
 - Il faut dire qu'elle doit s'estimer bien heureuse que tu aies si charitablement accepté de…
 - Maman ! coupa Caitlin avec un coup d'œil vers l'entrée de la pièce.
 Les paroles de sa mère avaient déjà fait suffisamment de mal, elle ne tenait pas à ce que Rose l'entendre tenir ce genre de propos.
 - Je croyais t'avoir demandé de t'abstenir de ce genre de remarque, s'il te plait.
 Elaine ne chercha même pas à venir au bout de sa phrase et, adoptant un air de reine offensée, décida de s'en tenir au silence. Elle ne changera jamais, songea tristement Caitlin. Elle avait espéré, un peu naïvement sans doute, que la maladie de sa mère aurait au moins l'avantage de leur offrir une raison de se rapprocher l'une de l'autre, mais elle commençait à en douter de plus en plus. Depuis que Caitlin avait découvert la vérité, la vieille femme s'était renfermée de manière considérable. Pour autant que cela soit possible, elle était devenue plus froide encore qu'auparavant.
 - Il y a une chose que je voulais vous demander, reprit Caitlin. Étant donné que vous êtes en ville, je m'étais dit que… que, peut-être, vous pourriez passer le réveillon avec nous… Ça m'ennuie de vous savoir seuls à l'hôtel pour Noël…
 - Tu ne t'es jamais préoccupée de nous, les autres années, ne put s'empêcher de faire remarquer Elaine.
Caitlin choisit d'ignorer délibérément la remarque de sa mère et se tourna vers Jake.
 - Ça me touche beaucoup que tu aies pensé à nous, Katie. Je pensais que tu inviterais les grands-parents paternels des petites…
 À ces paroles, le visage d'Elaine se crispa dans un rictus à mi-chemin entre dégoût et rancœur. Elle n'ignorait pas que sa fille aînée considérait, à bien des égards, Catherine Pryce comme sa propre mère.
 - J'en ai discuté avec Catherine et Henry il y a quelques jours, ce sont des gens très compréhensifs… Ils viendront le 25 pour le repas de midi.
 Elaine ouvrit la bouche pour rétorquer, mais son époux ne lui en laissa pas le temps.
 - Et bien, pour ma part, je serais vraiment enchanté de passer cette fête avec vous, répondit-il. C'est très gentil à toi, Katie.
 Au même instant, un grand fracas retentit dans les escaliers et Caitlin se précipita pour voir de quoi il s'agissait. Elle découvrit Angela assise au beau milieu des marches, le corps secoué par un fou rire qu'elle ne cherchait pas à contenir. Rose se tenait à côté d'elle, visiblement amusée par la situation et, au pied de l'escalier, gisait un carton dont le contenu devait être en piteux état.
 - Je suis désolée, parvint à articuler Angela tout en se relevant. J'ai glissé.
 - Tu ne t'es pas fait mal ?
 - Non non, ne t'inquiète pas. Par contre, tout là-dedans doit être en miettes.
 Caitlin tendit une main à Angela pour l'aider à se relever puis s'empara du carton et l'emporta au salon pour vérifier l'état du contenu.
 - Tout n'est pas cassé, déclara-t-elle. Où as-tu trouvé ce carton Angie ?
 - Il était au grenier, je l'ai descendu avec les autres hier… Pourquoi ?
 Caitlin ne répondit pas. Agenouillée sur le sol, elle se tenait immobile, le regard fixé sur un objet qu'elle venait d'extraire de la boîte. En s'approchant, Angie remarqua qu'il s'agissait d'un petit angelot en plâtre, à la peau rose et vêtu d'une robe blanche parsemée d'étoiles argentée. L'une de ses ailes manquait mais, à part ça, il était intact. Après quelques secondes, Caitlin leva finalement les yeux vers sa mère. Elaine l'observait en silence, les lèvres tremblantes, comme sous l'emprise d'une vive émotion qu'elle s'efforçait de contenir.
 - Est-ce que tu te souviens ? murmura Caitlin d'une voix émue.
 La vieille femme n'eut d'abord aucune réaction, puis, contre toute attente, hocha ostensiblement la tête.
 - C'était ton préféré, Katie…
 Et, pour la première fois depuis des années, Caitlin crut lire sur le visage de sa mère l'ombre d'un sentiment autre que de la colère ou du mépris. Un lourd silence s'abattit sur la pièce, que personne n'osa troubler avant plusieurs secondes. Sans le savoir, Angela avait déterré l'un des plus vieux souvenirs de sa mère, un souvenir qui l'avait ramenée brusquement des années en arrière. Elle avait huit ans lorsque Elaine lui avait offert cet angelot et, pendant dix ans, elle l'avait conservé tel un trésor dont elle ne se serait séparée sous aucun prétexte.
 - On devrait finir de décorer le sapin, suggéra Angela d'une petite voix. Il faut bientôt que je parte chez Kira…
 Elaine détourna vivement la tête et Caitlin déposa l'angelot sur la table basse du salon, sans rien ajouter. Une demi-heure plus tard, lorsqu'ils eurent achevé la décoration de l'arbre de Noël, la vieille femme déclara qu'elle se sentait fatiguée et qu'elle souhaitait retourner à l'hôtel. Bien qu'il eût apprécié de rester encore un peu, Jake n'objecta pas et se chargea d'appeler un taxi.
 - Je te téléphonerai dans la soirée pour te confirmer notre présence, le 24, dit-t-il à Caitlin tandis que son épouse attendait déjà dehors. Mais je pense que je n'aurai pas trop de difficultés à convaincre ta mère.
 La jeune femme hocha la tête et serra brièvement son père dans ses bras avant de refermer la porte derrière lui. Lorsqu'elle regagna le living-room, Angela avait entrepris de remonter les cartons au grenier et Rose se trouvait seule dans la pièce, debout face au sapin.
 - Est-ce que tout va bien ma puce ?
 Rose ne répondit rien. Le regard dans le vague, elle semblait perdue dans un univers hors du temps auquel elle seule avait accès. 
 - Rose…
 La fillette sursauta, comme il elle venait tout juste de prendre conscience de la présence de Caitlin auprès d'elle.
 - Maman me lisait toujours une histoire, murmura-t-elle d'une voix à peine audible. Elle allumait une bougie sur le sapin et on s'asseyait par terre, avec une couverture, pour attendre le Père Noël… Mais je m'endormais toujours avant qu'il arrive…
Caitlin savait qu'aucune parole ne saurait apaiser la peine que Rose pouvait ressentir et, pour cette raison, elle jugea préférable de ne tout simplement rien dire. Elle posa une main sur l'épaule de la fillette et celle-ci laissa échapper un léger soupir. Elles demeurèrent immobiles pendant quelques instants, puis Rose se dégagea et se retourna lentement. Ses yeux tombèrent alors sur le petit ange en plâtre que Caitlin avait déposé sur la table basse un peu plus tôt.
 - Tu ne vas pas le mettre sur le sapin ? s'étonna la fillette.
 - La ficelle pour l'accrocher a été arrachée depuis longtemps…
 Rose s'en saisit avec précaution et le conserva dans sa main pendant quelques secondes avant de lever à nouveau les yeux vers Caitlin.
 - Est-ce que… Est-ce que je pourrais le garder ? 
 - Bien sûr, si ça te fait plaisir, répondit la jeune femme, surprise par cette requête inattendue.
 Un sourire traversa rapidement le visage de la fillette.
 - Je vais aider Angie en bas, déclara-t-elle avant de tourner les talons et de quitter la pièce, l'angelot serré précieusement dans sa main.

*

 24 décembre 2002

 - Maman ! Tante Gil au téléphone !
 La voix d'Angela résonna dans la maison silencieuse, arrachant Caitlin à sa lecture. Elle leva rapidement les yeux vers l'horloge suspendue au mur de la cuisine et constata avec surprise qu'il était midi passé. Sa sœur aurait déjà dû se trouver dans l'avion. Elle reposa le livre de cuisine dans lequel elle était plongée et se hâta d'aller répondre.
 - Gil ?
 - Katie, bonjour…
 Gillian était presque obligée de hurler pour couvrir le brouhaha qui l'entourait.
 - Où es-tu ?
 - Toujours à l'aéroport, notre vol a été retardé à cause des chutes de neige… C'est de la folie, on se croirait en Sibérie…
 - Vous aurez quand même un vol avant ce soir, n'est-ce pas ?
 - Franchement, j'en sais rien… Ils n'ont rien pu nous dire de précis pour l'instant, mais aucun avion ne décollera tant qu'il n'aura pas arrêté de neiger… Je voulais juste te prévenir.
 Pendant un instant, Caitlin demeura sans voix. Elle imaginait difficilement passer le réveillon de Noël sans ses deux – sans ses trois – filles auprès d'elle.
 - Katie, tu es là ?
 - Oui excuse-moi… Écoute, tiens-moi au courant dès que vous avez du nouveau d'accord ? Tout c'est bien passé sinon ?
 - Un vrai bonheur, et Lucy est ravie aussi. Mais je te raconterai quand on sera rentrées, il y a presque autant de gens qui font la queue pour le téléphone que pour un concert des Dixie Chicks… Est-ce que tu pourrais juste appeler Joe pour l'avertir ? Je n'ai pas réussi à le joindre…
 - Bien sûr, je m'en charge… Embrasse Lucy pour moi… 
 Caitlin raccrocha le combiné et poussa un profond soupir. Son père avait téléphoné dans la matinée pour lui dire de ne pas compter sur eux pour le réveillon. Elaine avait en effet déclaré qu'elle se sentait trop fatiguée pour passer la soirée ailleurs qu'à l'hôtel et n'était pas revenue sur sa décision, malgré ses nombreuses tentatives pour la faire changer d'avis. Et voilà qu'à présent Gillian et Lucy risquaient de rester bloquées à Philadelphie…
 - Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta Angela.
 Caitlin lui expliqua rapidement la situation et la jeune fille ne chercha pas à dissimuler sa déception.
 - Si je comprends bien, on risque de passer le réveillon juste toi, Rose et moi…
 - Joe sera là aussi normalement…
 - Ouais mais ça sera pas pareil, sans Lucy et Tante Gil… Il n'y a vraiment rien qu'elles puissent faire pour être sûres de pouvoir rentrer à temps ?
 - La neige a bloqué l'accès de tous les aéroports de la région, à part prier pour qu'il pousse des ailes à leurs chaussures, je crois qu'elles n'ont pas d'autre alternative que de patienter…
 L'air dépité, Angela regagna le premier étage pour prévenir Rose tandis que Caitlin composait machinalement le numéro du café de Joe. Il répondit presque aussitôt, et la jeune femme devina qu'il ne devait pas avoir beaucoup de clients, un 24 décembre à midi. 
 - J'espère que je ne te dérange pas, s'excusa-t-elle toutefois.
 - Du tout, il n'y a pratiquement personne ici, on va sûrement fermer un peu plus tôt d'ailleurs. Je devrais pouvoir venir plus tôt que prévu…
 - Tant mieux, je risque d'avoir besoin d'un coup de main pour préparer le repas, je doute que Gil soit là pour m'aider…
 - Kate, quelque chose ne va pas ?
 La jeune femme lui résuma la conversation qu'elle venait d'avoir avec Gillian et un long silence ponctua son explication.
 - Je n'aurais pas du la laisser partir seule, se reprocha finalement Joe.
 - Je suis sûre qu'elles auront un avion rapidement…
 - Je l'espère… Tu m'appelles dès que tu as des nouvelles ?
 - Bien sûr. À plus tard.
 Elle avait à peine raccroché que la sonnerie du téléphone retentissait à nouveau.

*

 La nuit était tombée depuis plusieurs heures et San Francisco resplendissait des mille lumières qui illuminaient ses rues. Caitlin n'avait pas encore voulu allumer le sapin qui trônait dans le salon. Tout en finissant de ranger la cuisine, elle gardait un œil anxieux sur l'horloge murale ainsi qu'une oreille à l'affût d'un éventuel coup de téléphone de Gillian. Ni elle ni Joe n'avaient eu de nouvelles depuis le matin et la jeune femme avait été forcée d'accepter l'idée de passer le réveillon sans sa sœur et sans Lucy.
 - J'ai essayé de l'appeler sur son portable, fit Joe en la rejoignant à la cuisine, mais je suis arrivé directement sur sa boîte vocale…
 - Elle l'a sûrement éteint pour économiser la batterie…
 - Mais pourquoi est-ce qu'elle n'appelle pas ?
 - Les cabines téléphoniques doivent être totalement prises d'assaut…
 - Je m'en doute, soupira Joe.
 Il jeta un rapide coup d'œil à sa montre pour constater qu'il était déjà près de vingt-deux heures.
 - On devrait peut-être allumer le sapin et laisser les filles commencer à déballer leurs cadeaux, suggéra-t-il. Rose tombe de sommeil…
 - Je pensais attendre demain…
 - Je crois que ton père serait déçu…
 Caitlin hésita un court instant puis acquiesça à contrecœur. Elle se pressa de finir de remplir le lave-vaisselle et essuya ses mains sur le tablier qu'elle retira et déposa sur le dossier d'une chaise avant de suivre Joe jusqu'au salon. La jeune femme s'immobilisa un instant sur le pas de la porte et ne put s'empêcher d'esquisser un sourire à la vue de son père, assis à même le sol, occupé à construire un circuit de dominos avec Rose et Angela. Jake l'avait appelé peu après le coup de fil de Gillian pour la prévenir qu'à force d'insister, il était finalement parvenu à faire changer Elaine d'avis et qu'ils seraient par conséquent ravis de se joindre à eux pour le réveillon. Caitlin avait un peu craint l'attitude de sa mère mais, étonnamment, elle n'avait encore prononcé aucune parole désagréable alors qu'ils étaient arrivés depuis plus de deux heures. Plus surprenant encore, elle avait même échangé quelques mots civilisés avec Joe et Angela.
 - Joe vient de dire qu'on pouvait commencer à ouvrir nos cadeaux, s'étonna cette dernière. On n'attend pas Lucy et Tante Gil ?
 - On ignore quand elles vont arriver mon cœur…
 Angela lança un regard en direction de la porte d'entrée, espérant sans doute que celle-ci s'ouvrirait subitement pour laisser entrer sa tante et sa petite sœur, mais elle demeura toutefois désespérément close.
 - Qui veut commencer la distribution ? demanda Jake en se levant pour rejoindre Elaine sur le canapé.
 - Moi, s'empressa de répondre Angela.
 L'adolescente s'empara d'un petit paquet de forme rectangulaire qu'elle avait placé sous le sapin dans le courant de la journée et le tendit à Rose. Celle-ci leva un regard étonné vers sa sœur avant de prendre le paquet et de commencer à arracher le papier coloré dans lequel il était emballé. Elle s'immobilisa en découvrant ce qu'il contenait, une édition ancienne du "Chant de Noël" de Charles Dickens. 
 - Il est un peu abîmé, s'excusa la jeune fille, je suis désolée… C'était mon préféré quand j'avais ton âge… J'espère qu'il te plaira…
 - C'est mon histoire préférée, murmura la petite fille, émue. Merci beaucoup Angie…
 Rose déposa le livre à côté d'elle et passa timidement les bras autour de la nuque de sa sœur. Surprise par cette marque inattendue et spontanée d'affection, Angela eut une seconde d'hésitation avant de serrer, maladroitement, la fillette contre elle. Lorsqu'elles se séparèrent, Rose se tourna vers Caitlin et lui tendit le livre. La jeune femme n'eut besoin d'aucune explication supplémentaire. Elle s'installa par terre, à côté de la fillette, s'empara du roman et l'ouvrit à la première page.
 - Marley était mort, pour commencer, lut-elle à voix haute. Là-dessus, pas l'ombre d'un doute…
 Angela s'installa à côté de Joe près du sapin, et Jake prit timidement la main de son épouse dans la sienne. Elaine tourna la tête vers lui et un léger sourire se dessina sur ses traits. Étendue à même le sol, la tête appuyée sur les genoux de Caitlin, Rose ne tarda pas à s'endormir, bercée par la voix de la jeune femme. Plus d'une heure s'était écoulée lorsqu'elle fut interrompue par le cliquetis d'une clé dans la serrure.
 - Lucy ! s'exclama Angela.
 L'adolescente se leva d'un bond et se précipita en courant dans le hall d'entrée accueillir sa sœur et sa tante, rapidement suivie par le reste de la famille.
 - Pourquoi est-ce que tu n'as pas appelé ? demanda Caitlin en enlaçant sa sœur.
 Celle-ci échangea un coup d'œil complice avec Lucy.
 - On s'est dit qu'on allait vous faire une surprise, répondit la fillette avec un large sourire. Oh bonsoir grand-père !
 Lucy se pressa d'aller saluer Jake tandis que Gillian adressait à sa sœur un regard surpris.
 - J'ignorais que tu les avais invités…
 - Je ne me sentais pas le cœur de les laisser passer le réveillon seuls à leur hôtel, expliqua Caitlin. J'espère que ça ne t'ennuie pas…
 Un léger sourire se dessina sur les traits de Gillian.
 - Au contraire, tu as bien fait.
 La jeune femme s'avança vers son père et ce n'est qu'à ce moment qu'elle remarqua la présence de Joe qui se tenait en retrait, appuyé contre l'encadrement de la porte menant au living-room. Gillian se figea et un long silence s'installa.
 - Que diriez-vous de continuer notre lecture ? suggéra Caitlin après quelques secondes.
 Sans attendre de réponse, elle prit la main de Rose et de Lucy dans la sienne et les emmena dans la pièce attenante, immédiatement suivie par Angela et Jake. Lorsqu'ils se retrouvèrent seuls, Gillian fit un pas hésitant en direction de Joe.
 - Tu m'as manqué, hasarda-t-elle.
 Il ne répondit pas immédiatement et ils s'observèrent sans un mot pendant ce qui leur sembla une éternité.
 - Toi aussi, parvint-il finalement à articuler. Gil… Je suis tellement…
 - Non, le coupa-t-elle. Tu n'as pas à t'excuser, je…
 Elle s'interrompit et sembla hésiter un instant avant de continuer.
 - Tu sais, dit-elle, j'ai beaucoup réfléchi pendant ces quelques jours et je… je suis bien consciente que ma réaction a dû te paraître totalement… irrationnelle ?
 - Un peu, acquiesça Joe avec un hochement de la tête.
 - Je sais que je m'emporte trop facilement, que je devrais faire un effort, mais je…
 Gillian baissa la tête et laissa échapper un long soupir.
 - Je ne suis pas parfaite, Joe, murmura-t-elle en relevant les yeux vers lui.
 - Et je ne te demande pas de l'être… Je n'en ai jamais attendu autant de ta part ou de celle de n'importe qui d'autre…
 La jeune femme esquissa un faible sourire.
 - Tu es en colère ?
 Joe secoua la tête.
 - Bien sûr que non… Gil, à aucun moment je ne l'ai été… Et je suis désolée que tu aies pu le penser…
 Le sourire de Gillian se fit plus franc. Elle s'approcha lentement de lui et appuya sa tête sur son épaule.
 - Je t'aime, soupira-t-elle.
 Joe passa un bras autour de sa taille, l'attirant tendrement contre lui.
 - Il doit être bientôt minuit, souffla-t-il. Que dirais-tu de rejoindre les autres ?
 La jeune femme acquiesça d'un signe de la tête et, main dans la main, ils regagnèrent le living-room où le reste de la famille était regroupé autour du sapin, écoutant avec attention Caitlin qui parvenait à la fin du conte.

"- Quel jour sommes-nous aujourd'hui, mon beau petit garçon ? dit Scrooge.
 - Aujourd'hui ? répondit l'enfant. Mais c'est le jour de Noël."

 

Fin