Nouvelle Donne - épisode 1.05

Désillusions

 - N'oubliez pas d'inscrire vos noms sur vos copies et de les déposer sur mon bureau avant de sortir.
 La voix de son professeur d'anglais tira brusquement Lucy de la rêverie dans laquelle elle était plongée depuis de nombreuses minutes. La fillette baissa les yeux vers sa dissertation et constata avec effroi qu'elle n'avait même pas rempli la moitié de la feuille. Elle tenta de gagner quelques minutes afin de compléter son texte mais Mr Finnigan ne tarda pas à remarquer son manège.
 - Lucy, il me semble avoir dit que l'heure était terminée.
 La fillette se leva à contrecœur, glissa son sac sur son épaule et s'approcha du bureau du professeur pour lui remettre sa dissertation.
 - C'est tout ? s'étonna Mr Finnigan, surpris par la brièveté du texte.
 Lucy sentit son teint s'empourprer.
 - Je… Je n'ai pas très bien compris le sujet, bredouilla-t-elle en baissant les yeux.
 - Lucy, est-ce que tout va bien ?
 - Oui, bien sûr que tout va bien. Ce n'est pas parce que je rate un travail que je vais mal, ça peut arriver à tout le monde…
 - Et bien, disons que je ne suis guère habitué à ça de ta part, c'est tout.
 - Est-ce que je peux y aller ?
 Le professeur acquiesça d'un signe de la tête et Lucy se hâta vers la sortie de la classe. Elle n'avait pas eu le temps de faire trois pas dans les couloirs lorsqu'elle entendit une voix familière l'interpeller. Elle se retourna à contrecœur et aperçut Julie, une de ses meilleures amies, qui arrivait dans sa direction, un large sourire illuminant son visage.
 - C'est allé, la dissertation ? demanda cette dernière en s'arrêtant à sa hauteur.
 Lucy répondit d'un vague haussement d'épaules et reprit son chemin, suivie par sa camarade. Elle ne tenait guère à parler du travail médiocre qu'elle venait de rendre et qui lui vaudrait probablement la plus mauvaise note qu'elle avait jamais obtenue, mais son amie ne semblait pas du même avis.
 - Franchement, j'ai trouvé le sujet super facile, comparé à d'habitude, non ? En tout cas pour une fois je pense que j'aurai la moyenne… J'ai plutôt intérêt remarque, si je veux avoir une chance de passer l'année.
 Lucy adressa à son amie un sourire poli mais ne répondit rien. Elle ne voyait d'ailleurs pas ce qu'elle aurait bien pu dire. Julie n'avait jamais été une élève particulièrement studieuse, il était habituel qu'elle passe les trois quarts de l'année à s'inquiéter de savoir si elle allait ou non devoir redoubler.
 - On s'installe plutôt dehors ? suggéra Lucy au moment où elles atteignaient l'entrée cafétéria.
 - Heu, si tu veux… Il y a des gens là-dedans que tu n'as pas envie de voir ?
 - J'ai juste envie d'un peu d'air, répliqua la fillette d'un ton agacé.
 Elles se dirigèrent en silence vers la haute porte métallique qui servait d'entrée principale au bâtiment. Un soleil radieux les accueillit à l'extérieur et les deux fillettes allèrent s'installer sur le muret qui entourait la cour de l'école. 
 - Est-ce que tu pars cette année pendant les vacances de Noël ? demanda Julie avant de mordre dans son sandwich.
 - Sûrement pas. Ca sera le premier Noël de Rose sans ses parents, j'imagine que maman va préférer qu'on le passe à la maison… Et puis il y a ce type avec qui maman sort… J'aime autant qu'on ne parte pas en fait, si ça se trouve elle voudrait qu'il vienne avec nous…
 - Tu ne l'aimes pas ?
 - Qui ça ?
 - Ben, le petit ami de ta mère…
 - Oh… Non c'est pas ça, j'en sais rien en fait, elle ne nous l'a même pas encore présenté… Elle ne nous les présente jamais d'ailleurs, ça dure jamais bien longtemps.
 - C'est dommage.
 - Pourquoi ?
 - Je sais pas toi, mais moi j'étais bien contente quand ma mère s'est remariée.
 - J'espère qu'elle ne se remariera jamais.
 Julie adressa à son amie un regard surpris. Jamais elle ne l'avait entendue tenir un discours aussi dur au sujet de sa mère et elle en déduisit qu'elles s'étaient probablement disputées pour une raison ou une autre. Préférant ne pas insister, elle jugea plus sage de changer de sujet de conversation.
 - Et tu as passé un bon week-end ? C'était samedi que tes grands-parents devaient venir chez vous non ? Ca s'est bien passé ?
 - C'est allé. Grand-mère a été horrible, je ne sais pas comment ma mère et ma tante ont fait pour la supporter. Mais grand-père a l'air sympa. De toute manière, je ne pense pas qu'on est prêt de les revoir.
 Elle avala le morceau de sandwich qu'elle avait dans la bouche avant de poursuivre.
 - Maman et tante Gil se sont disputées avec grand-mère, ça m'étonnerait beaucoup que l'une d'elle ait envie de la revoir avant une bonne dizaine d'années.
 - Heureusement que tes autres grand-parents sont plus cool, commenta Julie. Oh tiens, salut Rose !
 Lucy leva les yeux et aperçut sa petite sœur qui se dirigeait vers elles.
 - Génial, marmonna-t-elle, il ne manquait vraiment plus que ça…
 Julie se tourna vers elle, surprise par ses paroles, mais ne dit rien. Lucy semblait décidément de très mauvaise humeur, et elle savait que dans ces cas-là, elle pouvait se montrer particulièrement désagréable.
 - Bonjour, lança Rose en s'arrêtant face à elles. Je peux rester un petit peu vers vous ?
 - J'imagine que de toute façon tu vas le faire même si on te répond non, grogna Lucy, sans même prendre la peine de regarder la petite fille.
 Celle-ci dévisagea sa sœur avec stupéfaction et baissa les yeux, visiblement blessée.
 - Ne l'écoute pas, s'empressa de répondre Julie. Bien sûr que tu peux rester. Tu veux un morceau de tarte aux pommes ?
 Rose lança un nouveau regard dans la direction de Lucy, mais celle-ci ne daigna toujours pas lever les yeux vers elle.
 - Je veux bien, répondit-elle finalement, après quelques secondes.
 Elle prit place sur le muret, à côté de Julie, et celle-ci lui tendit une part de tarte aux pommes qu'elle venait de sortir d'un récipient de conservation en plastique.
 - T'en veux Lucy ?
 - Non merci, j'ai plus faim.
 - Tant pis pour toi, ça en fera plus pour nous. C'est le week-end prochain ton spectacle de danse ? ajouta-t-elle en se retournant vers Rose.
 Celle-ci, la bouche pleine d'un énorme morceau de tarte, répondit d'un simple hochement de tête.
 - Vous avez préparé quoi ?
 - "La Belle au Bois Dormant".
 - On l'avait joué aussi, y'a trois ou quatre ans. Je jouais une espèce de lutin qui devait passer vers les autres personnages pour les endormir, on devait bien me voir deux minutes en tout… Tu vas jouer la princesse ?
 - Une fée. Je voulais pas y participer au début, mais finalement j'ai pas eu le choix…
 - Ca aurait été dommage que tu ne le fasses pas, tu verras ça sera marrant, j'aimais bien ces spectacles en tout cas. C'était aussi l'occasion que ma famille vienne me voir danser, j'étais toujours très…
 Julie s'interrompit subitement, comme si elle venait tout juste de prendre conscience de ce qu'elle avait dit. Rose baissa tristement les yeux, fixant le morceau de tarte qu'elle tenait entre ses mains.
 - Je suis désolée, s'excusa Julie en passant un bras autour des épaules de la petite fille.
 Rose haussa vaguement les épaules.
 - C'est pas grave. C'est la première fois qu'ils ne seront pas dans la salle pour un de mes spectacles…
 - Tu sais, je suis sûre que là où ils sont, ils te voient aussi. Et puis, Kate sera dans la salle, avec Lucy et Angie… C'est la première fois que tes sœurs te verront danser non ?
 Rose hocha la tête et s'efforça de sourire, bien qu'elle n'en eût pas réellement envie. Parler de ses parents demeurait quelque chose de particulièrement difficile, et elle aurait de loin préféré éviter le sujet. Au même moment, Lucy se leva subitement et passa son sac sur son épaule.
 - Tu vas où ? s'étonna Julie. On ne reprend les cours que dans une heure…
 - On a un exposé d'histoire à préparer, tu te souviens ? Reste là si tu veux, mais moi je vais travailler un peu.
 - Calme-toi, c'est pour dans deux semaines, on a tout le temps…
 Lucy laissa échapper un soupir agacé et tourna les talons, se hâtant en direction de l'école. Julie la regarda pendant quelques instants, puis attrapa son sac à son tour, s'excusa auprès de Rose, et la rejoignit en courrant.
 - Je peux savoir ce que tu as en ce moment ? demanda-t-elle en arrivant à sa hauteur.
 - Pourquoi tu me demandes ça ? 
 - Tu as vu comme tu étais avec ta sœur ? Et il n'y a pas que ça, tu…
 - Je n'ai juste pas envie de l'avoir continuellement sur le dos, la coupa Lucy avec impatience. J'ai le droit non ? Tu n'aimerais pas non plus que tes frères et sœurs te courent après à longueur de journée que je sache ! Je ne passe pas non plus tout mon temps collée à Angie !
 - Tu sais bien que ce n'est pas pareil…
 - Ah non ? J'aimerais bien savoir pourquoi…
 - Lucy…
 Julie n'eut même pas le temps d'achever sa phrase. Visiblement peu disposée à continuer cette conversation, Lucy hâta rageusement le pas, monta en courrant les escaliers et pénétra dans le bâtiment, claquant la lourde porte métallique derrière elle.

*

 - C'est pas vrai !
 Réprimant un juron, Daniel reposa à côté de l'évier la tasse de café dont il venait de renverser la moitié du contenu sur sa chemise, qu'il retira en grognant. Sa journée n'avait pas particulièrement bien commencé, et il était persuadé que cela ne ferait qu'aller en empirant jusqu'au moment où il pourrait enfin aller se coucher. Il était initialement supposé pouvoir profiter d'une journée de repos amplement méritée, mais son patron l'avait appelé un peu plus tôt pour lui demander s'il était possible qu'il vienne les dépanner en début d'après-midi ; un de ses collègues s'était fracturé un bras lors d'une arrestation qui avait mal tourné la semaine précédente, et ils étaient totalement débordés. S'il s'était agit de la première fois qu'il sacrifiait un de ses jours de congé, il n'aurait probablement pas protesté, l'entraide faisant partie des principes qu'on lui avait inculqués depuis sa plus tendre enfance. Cela faisait néanmoins plusieurs semaines qu'il n'avait pas eu l'occasion de se détendre un peu, et il commençait sérieusement à en avoir assez. Il n'avait pas fini de se changer lorsque la sonnette de l'entrée retentit et il alla ouvrir sans prendre le temps de passer une chemise propre.
 - Tu accueilles toujours tes visiteuses dans cette tenue ? plaisanta Caitlin en entrant.
 - J'étais en train de répéter un numéro de strip-tease, répliqua-t-il en se penchant pour l'embrasser. Je peux continuer si tu veux…
 La jeune femme dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
 - Peut-être une autre fois.
 - Tu n'as pas idée de ce que tu manques.
 - J'aime autant garder la surprise. Tiens, j'ai vidé ta boîte aux lettres en passant.
 Joignant le geste à la parole, elle lui tendit le paquet de courrier auquel il jeta un rapide coup d'œil. Au milieu des publicités, il trouva une enveloppe sur laquelle Caitlin reconnut l'insigne de la police de San Francisco. Daniel l'ouvrit et parcourut le contenu de la lettre. L'air maussade qu'il affichait sembla alors se dissiper en partie à mesure qu'il progressait dans sa lecture.
 - Une bonne nouvelle ? s'enquit Caitlin lorsqu'il eut terminé.
 Il replaça rapidement la lettre dans son enveloppe et la déposa sur une table d'appoint située dans l'entrée.
 - Rien de très important, s'empressa-t-il de répondre. Où est-ce que tu veux aller manger ? Je suis affamé…
 - Je suis passée chez le Chinois en venant, je me suis dit que ça serait plus simple… 
Il approuva d'un hochement de la tête et tous deux prirent la direction du living room. Daniel retira le tas de magazines qui s'étalaient sur le canapé et la table basse et les laissa tomber en vrac sur le sol. Caitlin dû réprimer un soupir et se retenir de lui faire une remarque concernant le désordre qui régnait dans l'appartement. Elle n'était pourtant pas maniaque, mais Daniel faisait incontestablement partie des personnes les plus désordonnées qu'elle connaissait, excepté bien sûr sa sœur et sa fille aînée. 
 - Installe-toi, dit-il en désignant le canapé. Je vais finir de m'habiller et vais chercher à boire. Une bière ça te va ?
 - Juste de l'eau, merci.
 Il hocha la tête et disparut dans le couloir, tandis que Caitlin prenait place sur le canapé et s'occupait d'ouvrir les cartons qu'elle avait apportés du fast-food asiatique situé en bas de la rue. Daniel la rejoignit quelques minutes plus tard et prit place à côté d'elle. 
 - Nouilles ou rouleaux de printemps ?
 - Rouleaux de printemps. Tu as passé une bonne matinée ?
 - C'est allé, avec les fêtes qui approchent, c'est plutôt calme en ce moment. Les gens sont trop occupés à préparer leur réveillon pour s'occuper d'acheter une maison. Du coup, on en profite pour rattraper la paperasse en retard qui s'entasse un peu partout depuis des mois.
 - Je vois, rien de très passionnant en somme.
 - C'est le moins qu'on puisse dire. J'ai hâte d'être en vacances… 
 - A ce sujet, je voulais te demander… J'ai réussi à obtenir quelques jours pour Noël, est-ce que ça te dirait de m'accompagner à Los Angeles ? Pas longtemps, juste deux ou trois jours…
 - Ca me plairait vraiment beaucoup…
 - Mais ?
 - Et bien, c'est le premier Noël que Rose passera sans ses parents, j'aimerais autant être avec elle… Et puis j'aimerais en profiter pour passer un peu de temps avec mes filles, notre vie familiale a été pour le moins compliquée ces derniers mois, je pense que ça ne nous fera pas de mal d'avoir un peu de temps à nous… Je suis désolée…
 - Ne t'inquiète pas, je comprends. Et tu as raison, vous avez besoin d'être toutes les quatre… Ne t'en fais pas, c'est pas grave.
 Daniel lui adressa un bref sourire qui ne suffit toutefois pas à cacher sa déception. Caitlin regrettait de ne pas avoir pu lui donner une réponse positive, mais elle s'imaginait mal passer le réveillon de Noël sans ses filles après la période qu'elles venaient toutes de traverser.
 - Par contre, reprit-elle, tu pourrais peut-être passer le réveillon avec nous si tu veux… 
 - Pourquoi pas, répondit Daniel. Je te redirai, il faut que je passe un coup de fil à ma sœur, à Los Angeles…
 - Bien sûr, tiens-moi au courant. Gillian et Joe seront là également, et ça me ferait plaisir de te présenter les filles…
 - Oui, c'est une bonne idée.
 Plusieurs minutes s'écoulèrent sans qu'ils ne disent rien, se contentant de manger en silence, avant que Caitlin ne se décide à reprendre la parole.
 - Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.
 - Pourquoi tu me poses cette question ?
 - Je ne sais pas, tu as l'air… préoccupé…
 - Non, c'est rien. Juste le boulot, j'ai pas mal de stress en ce moment, ça ira mieux quand je pourrai un peu décompresser. Je t'assure, tout va très bien. 
 Caitlin préféra ne pas insister, bien que la réponse de Daniel ne lui ait pas franchement parue convaincante. 
 - Comment ça c'est passé, au fait, ce repas avec tes parents ? demanda-t-il, désireux de détourner le sujet de la conversation.
 - Une vraie catastrophe, et je pèse mes mots. Pendant deux heures j'ai eu l'espoir que la soirée pourrait se passer sans histoire, et puis ma mère a malencontreusement retrouvé l'usage de la parole et il ne lui a fallu que dix petites minutes pour que j'en arrive à souhaiter la remettre dans un avion pour l'Iowa sur-le-champ…
 - Vous vous êtes disputées ?
 - Oui, c'est le moins qu'on puisse dire, soupira la jeune femme. Ma mère est une éternelle insatisfaite, et ses deux filles lui offrent de toute évidence le meilleur des prétextes pour se plaindre de son triste sort. Elle l'a dit elle-même, comment pourrait-elle seulement être fière de nous ?
 - Elle a vraiment dit ça ?
 - Mot pour mot…
 - Il me semble pourtant qu'elle a de bonnes raisons de se montrer fière de Gil et toi…
 - Et bien, va le lui dire…
 - Et avec les petites, c'est allé ?
 - Pas trop mal oui, ma mère ne leur a pour ainsi dire pas adressé la parole, mais je reconnais en revanche que mon père a fait de réels efforts, elles étaient ravies de le revoir.
 - Ils sont toujours en ville ?
 - Je n'en ai aucune idée. Ca m'étonnerait un peu, j'ignore pour quelle raison ils seraient restés. Et honnêtement, j'aimerais autant qu'ils soient repartis… Ca me fait un peu mal au cœur pour mon père, il avait vraiment l'air sincère lorsqu'il disait qu'il regrettait tout ce qui s'est passé entre nous depuis seize ans… Je ne suis par contre pas prête d'oublier les horreurs que ma mère nous a balancées en pleine figure… Enfin, j'aimerais autant parler d'autre chose, je recommence à m'énerver rien qu'en y repensant… Tu m'as dit que tu allais voir ta sœur, à Los Angeles ?
 Daniel hocha la tête.
 - Ma petite sœur Susan. Quand elle s'est installée à Los Angeles, je me disais qu'on aurait souvent l'occasion de se voir, mais je n'avais pas encore réalisé qu'en réalité Los Angeles c'est le bout du monde… On a tous les deux des agendas tellement chargés qu'on arrive finalement à passer du temps ensemble que deux fois par année, pendant les vacances d'été et à Noël. Tu as beaucoup de chance que Gillian habite si près de chez toi.
 Un sourire se dessina sur les traits de la jeune femme.
 - C'est vrai, reconnut-elle. J'ignore ce que je ferais sans elle. Je suis contente que nous nous entendions si bien à présent.
 - Ça n'a pas toujours été le cas ?
 - Disons simplement que lorsque nous étions plus jeunes, nous étions vraiment très différentes l'une de l'autre et nous ne nous comprenions pas vraiment… Je suis heureuse que ça ait changé. 
 - Moi aussi, rétorqua-t-il en se rapprochant d'elle, un sourire malicieux aux lèvres. Sans elle, je n'aurais pas fait ta connaissance.
 Caitlin ne put retenir un éclat de rire et passa ses bras autour de la nuque de Daniel, l'attirant plus près d'elle.
 - Je n'ai pas beaucoup de temps, souffla-t-elle en sentant ses lèvres glisser le long de sa nuque.
 - Aucun problème, répliqua-t-il. On n'aura besoin que de quelques minutes…

*

 Rose poussa un profond soupir de soulagement lorsque la cloche annonçant la fin des cours retentit. Enfin libre. Elle avait pourtant toujours été une bonne élève et aimait sincèrement aller à l'école, mais le cours de géographie de Mrs Roberts était tellement ennuyeux… Qu'est-ce que cela pourrait lui apporter, de connaître par cœur chacun des cinquante et un états américains, le nom de leur capitale et de leurs trois villes les plus importantes ? La fillette se hâta de ranger ses affaires dans son sac à dos avant de quitter la salle de classe, sans dire au revoir à personne. Elle n'avait pas vraiment d'amis dans sa nouvelle classe et n'avait jusqu'à présent pas spécialement ressenti le besoin de s'en faire. La plupart de ses camarades lui semblaient totalement dépourvus d'intérêt, surtout comparé aux amis qu'elle avait laissés à Los Angeles et qui lui manquaient cruellement. 
 Rose traversa la cour aussi rapidement que possible et rejoignit la rue le long de laquelle la voiture de Caitlin était stationnée. Elle s'installa sur le siège arrière après avoir salué la jeune femme d'un bonjour tout juste audible.
 - Lucy n'est pas avec toi ? s'étonna la jeune femme, surprise de la voir arriver seule.
 Rose haussa les épaules.
- Je crois qu'elle est restée travailler avec sa copine Julie, répondit-elle. Elles avaient un exposé d'histoire à préparer.
 Pendant un court instant, elle hésita à lui parler du comportement étrange et blessant que Lucy avait adopté à son égard lors de la pause de midi, mais y renonça. Lucy était probablement juste contrariée pour une raison qui n'avait aucun rapport avec elle, et sa mauvaise humeur ne serait que de courte durée.
 - Elle aurait pu me prévenir, soupira la jeune femme.
 Elle mit le contact et démarra sans tarder, n'ayant pas beaucoup de temps devant elle. Il n'était pas loin de quatre heures et Rose avait rendez-vous au cabinet du docteur Shepard quarante-cinq minutes plus tard.
 - Nous allons passer chercher Angie et la déposer chez Joe, ensuite je t'amènerai chez le docteur Shepard. Ça c'est bien passé à l'école aujourd'hui ?
 - C'est allé. J'ai eu un A en anglais, c'est moi qui ai eu le meilleur résultat de la classe.
 - C'est très bien, félicitations ma chérie !
 Rose ne répondit rien, mais un coup d'œil dans le rétroviseur permit à Caitlin de voir un sourire se passer brièvement sur les traits de la fillette. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que le véhicule ne s'immobilise à nouveau à proximité du lycée, devant lequel Angela attendait en compagnie de Kira. Les deux jeunes filles étaient plongées dans une conversation apparemment passionnante et ne remarquèrent la présence de Caitlin que lorsque celle-ci les interpella par la fenêtre qu'elle avait entrouverte.
 - Désolée, s'excusa Angela comme elles s'approchaient. On ne t'avait pas entendue arriver.
 - Bonjour Mme Pryce, bonjour Rose, les salua Kira.
 - Est-ce que tu veux que je te dépose quelque part ? s'enquit Caitlin.
 Angela répondit à sa place, tout en s'installant sur le siège à droite de sa mère.
 - En fait on se disait qu'on pourrait aller toutes les deux chez Joe, on a un dossier de biologie à finir de préparer.
 Caitlin répondit d'un simple hochement de tête et Kira prit place à l'arrière, à côté de Rose. Une quinzaine de minutes plus tard, elle laissait les deux jeunes filles à quelques mètres de l'entrée du café de Joe et repartait en direction du centre médical au sein duquel travaillait David Shepard. Lorsqu'elles arrivèrent, l'horloge accrochée au mur du hall d'entrée leur apprit qu'elles avaient une dizaine de minutes d'avance. Elles prirent place dans la salle d'attente. Presque au même instant, le docteur Shepard émergea de son bureau en compagnie d'une patiente à laquelle il recommanda de s'adresser à sa secrétaire pour fixer un nouveau rendez-vous.
 - Bonjour Rose, les salua-t-il lorsque la femme eut tourné les talons. Caitlin.
 La jeune femme se leva pour serrer la main qu'il lui tendait, tandis que Rose se contentait de répondre d'un léger sourire dépourvu de conviction. Caitlin savait que la petite fille n'aimait pas vraiment devoir venir à ces rendez-vous, malgré la gentillesse du docteur Shepard et le soulagement que provoquait parfois le fait de pouvoir se confier librement à quelqu'un d'extérieur à sa famille.
 - Est-ce que tu veux aller m'attendre une minute ou deux ? demanda-t-il à la fillette en désignant son bureau dont la porte était restée ouverte. J'aimerais discuter un peu avec Caitlin.
 La fillette s'exécuta sans rechigner, emportant avec elle le livre qu'elle avait commencé à feuilleter et David Shepard prit soin de s'assurer qu'elle avait bien refermé la porte derrière elle.
 - Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta la jeune femme.
 - Non, ne vous en faites pas, la tranquillisa-t-il, ponctuant ses paroles d'un sourire rassurant. Comme vous êtes un peu en avance, je voulais juste vous demander comment Rose s'intègre à votre famille et à sa nouvelle école.
 - Oh, ça peut aller je crois. Enfin je veux dire, c'est vrai qu'elle n'a pas encore beaucoup d'amis de son âge pour l'instant, mais j'imagine qu'après ce qu'elle a vécu ces derniers mois, ça n'a rien de vraiment étonnant. C'est une enfant agréable et sociable, je ne doute pas qu'elle apprendra à faire connaissance avec ses camarades de classe rapidement.
 - Et comment ça se passe avec ses sœurs ?
 - De mieux en mieux. Même Angie se montre adorable avec elle depuis quelque temps. Elle et Lucy ont insisté pour l'emmener au cinéma voir un dessin animé il y a deux semaines, j'ignore si elle vous en a parlé. Elle n'avait pas très envie d'y aller au départ, mais je sais qu'elle a passé une après-midi très agréable.
 - Elle m'en avait touché un mot en effet. Vous serez sûrement heureuse de savoir que Rose semble faire des progrès considérables dans son processus de deuil.  Elle commence peu à peu à accepter le décès de ses parents, ce qui constitue une étape capitale. Rose a eu beaucoup de chance d'être accueillie dans une famille comme la vôtre. Ce dont elle avait le plus besoin, après la mort de ses parents, c'était de se sentir entourée et en sécurité.
 - Nous faisons de notre mieux… Encore aujourd'hui, ce n'est pas facile tous les jours, mais Rose est une petite fille formidable et il n'y a pas eu un seul jour où j'ai regretté de l'avoir accueillie chez nous.
 - Beaucoup n'auraient pas réagi comme vous. Au risque de me répéter, dans son malheur, Rose a eu beaucoup de chance de vous avoir.
 Caitlin hocha la tête gratifia son interlocuteur d'un sourire reconnaissant. Presque trois mois s'étaient écoulés depuis le jour où Rose avait rejoint leur foyer et, si elle n'avait effectivement jamais eu à regretter la décision qu'elle avait prise, il lui arrivait encore de se sentir accablée par des doutes qui faisaient naître en elle un violent sentiment de culpabilité. Les rares discussions qu'elle partageait avec le psychologue de la petite fille parvenaient toujours à apaiser ses incertitudes.

*

 - Elle n'est toujours pas arrivée ?
 Angela secoua la tête en signe de négation et échangea avec sa mère un regard où se mêlaient inquiétude et agacement. Lucy exagérait. Il était près de dix-neuf heures, et elle n'était toujours pas de retour à la maison.
 - Ne t'inquiète pas maman, je suis sûre qu'elle ne va pas tarder, si elle était en train de travailler avec Julie elles auront sûrement oublié l'heure…
 - Elle aurait tout de même pu téléphoner pour dire à quelle heure elle pensait rentrer ! s'emporta Caitlin.
 La jeune femme souleva un coin du rideau qui dissimulait la fenêtre de la cuisine et lança un coup d'œil au-dehors. Elle savait qu'Angela avait probablement raison, mais ce genre de comportement ressemblait si peu à Lucy… 
 - Tu es sûre qu'elle n'a rien dit de particulier lorsque tu l'as vue ? demanda-t-elle en se tournant vers Rose.
 - Maman, tu lui as déjà posé la question au moins quatre fois, intervint Angela.
 - Elle a juste dit qu'elle allait travailler avec Julie, c'est tout. Mais n'a pas dit grand chose de toute façon, elle avait l'air de mauvaise humeur…
 - C'est vrai qu'elle était bizarre ces derniers jours…
 - Bizarre ?
 Caitlin posa sur son aînée un regard étonné et celle-ci haussa les épaules.
 - Tu n'as rien remarqué ? Déjà hier elle n'a quasiment rien dit de la journée et elle a passé la moitié de l'après-midi enfermée dans sa chambre… C'est depuis la visite de grand-père et grand-mère en fait… Elle est partie se coucher sans même dire bonsoir, je me suis dit qu'elle était un peu triste que ça se soit mal passé…
 - Je ne m'en suis pas rendue compte…
 - On ne peut pas t'en vouloir, avec ce qui s'est passé samedi soir…
 Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, Caitlin fut interrompue par le grincement caractéristique qui accompagnait l'ouverture de la porte d'entrée. Toutes les trois se précipitèrent aussitôt dans le hall pour constater avec soulagement qu'il s'agissait de Lucy.
 - Est-ce que je peux savoir où tu étais passée ? demanda Caitlin, ne sachant si elle devait se montrer soulagée ou furieuse.
 - Je l'ai dit à Rose, j'étais avec Julie à la bibliothèque, on devait travailler pour notre exposé d'histoire…
 - Lucy, est-ce que tu as vu l'heure ?
 - On était occupées, on n'a pas vu le temps passer, inutile d'en faire tout un plat !
 - Tu aurais tout de même pu passer un coup de fil pour prévenir que tu rentrerais tard il me semble, je commençais à m'inquiéter !
 - Désolée, j'y ai pas pensé !
 - Lucy…
 - Ça va, j'ai compris, je viens de te dire que je suis désolée ! Tu ne fais pas des histoires pareilles quand Angie rentre un peu plus tard que prévu, pourquoi tu ne me fiches pas la paix ?
 La fillette s'empara de son sac à dos qu'elle avait déposé sur le sol le temps de retirer sa veste, et se précipita d'un pas rageur dans les escaliers menant à l'étage, sans accorder le moindre regard à ses sœurs qui la dévisageaient avec stupéfaction. Caitlin se retourna pour la regarder monter, totalement abasourdie. Il arrivait certes que Lucy se montre d'humeur irritable, mais elle ne l'avait pas habituée à une telle attitude.
 - On dirait que tu as une deuxième ado en crise sur les bras, ne put s'empêcher de plaisanter Angela, plus amusée qu'autre chose par l'attitude de sa petite sœur. Je te souhaite beaucoup de courage !
 - Ce n'est pas drôle, Angie, soupira Caitlin. J'aimerais bien savoir ce qui lui arrive.
 - Bah, elle a dû se disputer avec une de ses copines à l'école, ou alors son petit copain l'a plaquée…
 - Lucy a un petit copain ?
 - C'était juste une hypothèse, ne me regarde pas comme ça ! Viens Rose, on va mettre la table.
 Le reste de la soirée se déroula dans une atmosphère tendue. Lucy ne daigna quitter sa chambre que pour descendre manger, une vingtaine de minutes plus tard, et semblait toujours d'une humeur aussi noire.
 - Vous avez pu faire de l'avance pour votre exposé ? lui demanda Caitlin, désireuse d'essayer comme elle pouvait de rétablir le dialogue avec sa fille.
 Celle-ci haussa vaguement les épaules.
 - Un peu, on a le temps de toute façon.
 Le silence retomba à nouveau, lourd et oppressant. 
 - Lucy, est-ce qu'il y a quelque chose qui s'est mal passé, à l'école, avec Julie… ?
 - Pourquoi tu me poses cette question ?
 - Tu as l'air contrariée.
 - Je ne le suis pas, et rien ne s'est mal passé à l'école. Et de toute façon, même si c'était le cas je ne suis pas sûre que je te le dirais. On est des spécialistes en matière de cachotteries dans cette famille après tout.
 Caitlin lança un coup d'œil interrogateur à Angela, mais celle-ci ne semblait pas avoir saisi davantage qu'elle le sens des paroles de Lucy.
 - Est-ce que je peux savoir ce que tu veux dire ?
 - Rien du tout, je veux juste que vous me laissiez tranquille !
 Caitlin se résigna à ne pas insister. De toute évidence, Lucy ne semblait nullement décidée à parler de ce qui la tracassait et elle savait très bien que tenter de lui forcer la main ne servirait à rien du tout. Si elle ressentait le besoin de se confier, c'est elle qui prendrait l'initiative de venir lui parler. En attendant, mieux valait la laisser bouder dans son coin. Ce fut finalement Angela qui rompit le silence, après quelques minutes.
 - J'allais oublier, dit-elle entre deux bouchées, je voulais te demander si je peux aller dormir chez Kira demain soir. On doit rendre notre dossier de biologie mercredi, et il y a deux ou trois choses qu'on voudrait encore mettre au point. Si je suis chez elle, on pourra travailler tard sans que ça soit un problème ensuite pour rentrer.
 - Je n'aime pas tellement que vous dormiez chez des amies en semaine, tu le sais…
 - C'est pour travailler, maman. Je t'assure qu'on n'a pas l'intention d'aller faire le tour des bars pendant la moitié de la nuit. Tu connais Kira de toute façon, elle est beaucoup trop sérieuse pour ça. Tu peux même appeler chez elle demain dans la soirée si tu veux en être sûre…
 - Ça ne sera pas nécessaire, je te fais confiance. Mais tu as intérêt à obtenir une bonne note à ce dossier dans ce cas.
 - Je t'assure qu'avec tout le temps qu'on a déjà passé dessus, si on n'a pas au moins un B, c'est que le prof nous en veut personnellement pour une raison qui n'a rien à voir avec les maladies génétiques ! Lucy, tu peux me passer les pommes de terre ?
 - Tu es grande, tu n'as qu'à te lever et aller les chercher toi-même ! 
 Angela fixa sa petite sœur avec effarement pendant quelques secondes avant de s'emparer du plat que Rose lui tendait. 
 - Est-ce que je peux savoir ce qui te prend ?
 - Rien du tout.
 - Tu as vu un peu comme tu réagis ce soir ? Faudrait vraiment voir pour te calmer !
 - Et toi tu devrais te mêler de tes affaires !
 - Ça suffit, toutes les deux ! intervint Caitlin. Lucy, ta sœur a raison, si tout va aussi bien que tu l'affirmes, j'aimerais beaucoup que tu cesses de te comporter comme si tu en voulais au monde entier, est-ce que c'est clair ?
 Lucy ne répondit rien et reporta en maugréant son attention sur le contenu de son assiette.
 - Est-ce que tu sais pour quelle heure je dois t'amener au théâtre vendredi ? reprit Caitlin à l'attention de Rose une fois le calme revenu.
 - On doit y être à six heures, j'irai avec une fille qui est dans ma classe. Sa mère l'amène directement après l'école, comme ça tu ne devras pas venir si tôt, le spectacle ne commence qu'à huit heures…
 - Tu es sûre ? Ça ne me dérange pas de venir te chercher…
 Rose confirma d'un hochement de tête. 
 - Est ce que Gil et Joe vont venir ? demanda-t-elle.
 - Joe n'est pas encore tout à fait sûr de pouvoir quitter le café, mais Gil a hâte de te voir. Elle a fait un peu de danse classique lorsqu'elle avait ton âge.
 - Je ne savais pas.
 - Presque personne ne le sait, elle s'en vante très rarement. Il faut dire qu'elle était à peu près aussi douée que moi pour la peinture.
 Un sourire amusé illumina le visage de la petite fille, mais il s'effaça presque aussitôt, lorsque Lucy décida de reprendre la parole.
 - Je ne pourrai pas venir, dit-elle, sans lever les yeux de son assiette.
 - Je te demande pardon ?
 Caitlin se tourna vers elle, surprise.
 - Je ne pourrai pas venir, répéta la fillette, agacée.
 - Et je peux savoir pourquoi ?
 - Une fille de mon école organise une fête pour son anniversaire, elle m'a invitée et j'ai très envie d'y aller.
 - Une fille de ton école ? Est-ce qu'elle a au moins un prénom ?
 - C'est personne, juste une fille d'une classe parallèle, tu ne la connais pas.
 - Et tu penses vraiment que je vais te laisser aller à la fête d'anniversaire d'une fille dont je n'ai strictement jamais entendu parler ?
 - Maman…
 - C'est hors de question Lucy, et il est inutile de discuter. De toute manière, les places pour le spectacle de Rose sont déjà réservées, si tu ne voulais pas venir il fallait me le dire plus tôt.
 - Tu laisses Angie aller dormir chez Kira demain soir, et moi je ne suis même pas autorisée à aller m'amuser avec mes amies alors qu'il n'y a pas école le lendemain ?
 - Tu sais très bien que ça n'a rien à voir ! Premièrement je connais Kira, et deuxièmement ta sœur a 16 ans alors que tu n'en as que 12. Tu peux trouver ça injuste si tu veux, mais tu n'iras pas à cette fête et je ne changerai pas d'avis.
 - De toute façon ça ne changera rien, je n'irai pas à ce stupide spectacle !
 Lucy jeta rageusement ses couverts sur la table et se leva de sa chaise pour se précipiter hors de la pièce. Refusant de continuer à tolérer plus longtemps l'attitude de sa fille, Caitlin se leva à son tour et la rattrapa avant qu'elle eût le temps d'atteindre les escaliers. 
 - Lucy !
Comme la fillette feignait de ne pas l'avoir entendue, elle l'attrapa par le bras, la forçant à s'arrêter et à se retourner.
 - Tu me fais mal ! protesta-t-elle en tentant de se dégager.
 - Écoute-moi bien, la coupa Caitlin d'un ton ferme, sans relâcher son étreinte, j'ignore ce qui ne va pas chez toi aujourd'hui, et si tu refuses d'en parler je ne vais certainement pas te forcer. Mais dans ce cas j'exige que tu changes de comportement. Ton attitude est tout simplement inadmissible !
 - J'ai bien le droit d'être de mauvaise humeur non ?
 - Effectivement, tu as le droit. Mais tes sœurs et moi n'en sommes nullement responsables et ce n'est pas à nous d'en faire les frais.
 - Qu'est-ce que tu en sais, que vous n'êtes pas responsables ?
 - Dans ce cas, j'aimerais autant savoir ce que nous avons bien pu faire pour que tu nous en veuilles à ce point.
 Il eut quelques secondes de silence avant que la fillette ne réponde.
 - Rien, grogna-t-elle. Je disais juste ça comme ça…
 - Lucy, si quelque chose te tracasse, tu sais que tu peux m'en parler, n'est-ce pas ?
 - Rien ne me tracasse, ça va, je dois juste être un peu fatiguée, ça ira mieux demain.
 - Tu en es sûre ?
 - Oui.
 Mais malgré les efforts de la fillette pour se montrer convaincante, Caitlin la connaissait trop bien pour ne pas deviner qu'elle n'était pas sincère. Elle préféra toutefois ne pas insister davantage.
 - Dans ce cas, j'imagine que le problème est réglé, dit-elle en lâchant le bras de Lucy.
 - Je peux y aller maintenant ?
 - Une dernière chose. Je ne peux pas te forcer à venir à ce spectacle, mais j'aimerais beaucoup que tu le fasses quand même.
 - Ça c'est hors de question ! rétorqua vivement la fillette, s'énervant à nouveau.
 - Je ne comprends pas pourquoi, tu avais envie de venir lorsqu'on en a parlé la semaine dernière. Et ça ferait vraiment plaisir à ta petite sœur…
 - Ce n'est pas ma sœur ! cracha Lucy avant de gravir l'escalier quatre à quatre, laissant sa mère muette de stupéfaction.

*

 - Je n'y comprends vraiment rien.
 Caitlin poussa un profond soupir et reposa sa tasse de café fumant sur la table devant elle. Daniel étant de service, elle avait profité de sa pause de midi pour rejoindre Gillian et Joe au café et elle venait de passer une demi-heure à leur parler de l'étrange comportement dont Lucy faisait preuve depuis quelques jours. Malgré ce qu'elle avait dit la veille au soir, une longue nuit de sommeil n'avait en rien amélioré son humeur massacrante et, lorsque sa mère les avait emmenées elle et ses sœurs à l'école ce matin-là, Lucy s'était montrée tout aussi taciturne et irritable que le jour précédent.
 - Elle a beau prétendre que tout va bien, je sais que quelque chose la préoccupe.
 - Tu penses que c'est lié à la visite de vos parents ? demanda Joe.
 - Je n'en sais trop rien, c'est possible… Mais si c'est le cas, je ne comprends pas pour quelle raison elle s'obstine à refuser d'en parler… Ça ne lui ressemble pas…
 - Elle a bientôt treize ans, répliqua Gillian. C'est presque une adolescente et tout le monde sait que les adolescents sont généralement des mystères vivants pour leurs parents…
 - Oui je sais, mais je t'assure qu'il n'y a pas que ça… Même Angie n'a jamais eu des sautes d'humeur aussi soudaines et inexplicables…
 - Je suis sûr que ça finira par lui passer, tenta de la rassurer Joe.
 - J'espère… 
 Gillian passa un bras autour des épaules de sa sœur.
 - Est-ce que tu veux que j'essaie de lui parler ? suggéra-t-elle. Quoi qu'elle ait sur le cœur, peut-être que l'idée de t'en parler la met mal à l'aise et que ça sera plus facile pour elle s'il s'agit de moi…
 - Peut-être oui… J'imagine que tu ne perdras rien à essayer…
 - Allez Katie, arrête de t'en faire. À cet âge, n'importe quel événement, aussi anodin qu'il puisse paraître à nos yeux d'adultes, peut prendre des proportions totalement démesurées… Si ça se trouve, le garçon pour lequel elle avait le béguin a décidé de sortir avec sa meilleure amie, elle se sent trahie, incomprise, elle en veut à la Terre entière…
 - Ça sent le vécu, plaisanta Joe en passant une main affectueuse dans les cheveux de la jeune femme.
 - Ne rigole pas, il s'appelait Andrew Murphy et ça a été la grande tragédie de mes douze ans, répondit celle-ci avec un soupir qui se voulait nostalgique.
 - Grande tragédie qui a duré environ trois jours, renchérit Caitlin. Jusqu'à ce qu'elle fasse la connaissance d'un quelconque autre charmant garçon qui a fait chavirer son cœur.
 - Tu devrais avoir honte de dire des choses pareilles de ta petite sœur préférée, rétorqua Gillian, ponctuant sa phrase d'une grimace amusée. Et si on parlait un peu de toi, sœurette ? Comment se porte notre ami Daniel ?
 Caitlin sentit ses joues s'empourprer et ne parvint à répondre de manière détachée qu'au prix d'un effort considérable. Elle s'était toujours montrée beaucoup plus réservée que sa sœur au sujet de sa vie amoureuse, ce qui avait le don d'amuser cette dernière au plus haut point.
 - Le mieux du monde, pour autant que je sache…
 - On ne le voit plus beaucoup ici ces derniers temps, ajouta Joe avec un sourire espiègle. Toi non plus d'ailleurs…
 - Qu'est-ce que tu crois, ils ont mieux à faire de leur temps libre que de se préoccuper de ce que nous devenons…
 - Est-ce que vous savez que vous êtes vraiment très amusants, tous les deux ?
 - On le sait.
 - Pour tout te dire Katie, on envisage même de monter un numéro. Tu viendras nous voir ?
 - Pour vous entendre raconter ce genre d'âneries ?
 La sonnerie du téléphone portable de Gillian retentit au même instant et la jeune femme se leva pour répondre.
 - Sérieusement, je suis bien content si ça marche entre vous, dit Joe avec sincérité. Dan est un type bien.
 - Je n'ai pas à me plaindre, répondit Caitlin avec un sourire. On s'entend très bien et…
 Caitlin ne parvint à achever sa phrase. Gillian avait rejoint la table, une expression inquiète sur le visage.
 - Désolée de vous interrompre, s'excusa-t-elle.
 - Quelque chose ne va pas ? demanda Joe.
 La jeune femme demeura silencieuse quelques secondes puis se tourna vers sa sœur avant de répondre.
 - C'était papa. Il appelait de l'hôpital. Maman est aux urgences, elle a fait un malaise. Est-ce que tu viens avec moi ?
 - Il vaut probablement mieux que tu y ailles seule.
 - Katie…
 - Je crois que ni elle ni moi ne tenons à nous imposer ça encore une fois… Au risque de te paraître insensible…
 - Je sais qu'elle s'est montrée odieuse, l'interrompit Gillian. Et encore, "odieuse" est probablement très largement en dessous de la vérité mais… Malgré tous ses défauts, c'est notre mère Katie… Je ne veux pas te forcer à m'accompagner, mais si tu ne le fais pas pour elle, alors fais-le pour papa… Il a été bouleversé par ce qui s'est passé samedi et je sais qu'il serait heureux que tu viennes…
 Caitlin hésita pendant un instant. Elle savait que sa sœur avait raison, en partie du moins. Elle ne parvenait toutefois à effacer de sa mémoire les paroles qu'Elaine avait proférées. Pas tant en raison de leur cruauté mais surtout parce que, avec toute la méchanceté et le manque d'égard qui la caractérisaient, la vieille femme avait mis le doigt sur des éléments de la vie de sa fille que celle-ci tentait chaque jour d'oublier. Et que de se les voir crachés au visage par sa propre mère était beaucoup plus douloureux qu'elle n'aurait été capable de l'admettre. Néanmoins… Elle ne pouvait nier qu'au fond d'elle, se réconcilier avec ses parents faisait partie de ses désirs les plus chers.
 - Je viens, répondit-elle finalement.
 Gillian hocha la tête en souriant et pris affectueusement la main de sa sœur dans la sienne.
 - Est-ce que ça va aller ? demanda-t-elle à l'attention de Joe, désignant du regard les clients attablés autour d'eux.
 - Ne t'en fais pas, ça ira, assura-t-il. Au pire je demanderai à Max de me donner un coup de main s'il n'a pas trop de travail à la cuisine. Allez-y, et transmettez mes salutations à Jake.
 - On le fera.
 Gillian l'embrassa rapidement, puis les deux jeunes femmes quittèrent le café et gagnèrent aussi rapidement que possible la voiture que Caitlin avait garée à quelques mètres de là et qu'elle immobilisa dans le parking de l'hôpital une quinzaine de minutes plus tard. La réceptionniste qui se trouvait à l'accueil des urgences leur conseilla de patienter dans la salle d'attente jusqu'à ce qu'un médecin vienne les voir. Elles y trouvèrent Jake assis sur un siège inconfortable, les coudes appuyés sur les genoux, le visage enfoui dans les mains.
 - Papa ?
 Jake sursauta en reconnaissant la voix de Gillian. De toute évidence, il ne les avait pas entendues arriver.
 - Gillie, Katie, dit-il en se levant et en se tournant vers elles. Je suis tellement content que vous soyez venues.
 Le vieil homme pris ses filles dans ses bras, et Caitlin ne put s'empêcher de constater à quel point il semblait faible et fatigué.
 - Depuis combien de temps tu n'as pas dormi papa ? demanda-t-elle.
 Jake émit un petit rire qui ne reflétait aucune joie.
 - J'ai cessé de compter depuis longtemps ma chérie.
 - Où est maman ? s'enquit Gillian.
 - Ils l'ont montée en radiologie, elle se plaignait de la hanche et je crois qu'ils voulaient s'assurer qu'elle ne s'était rien cassé en tombant… Ça doit bien faire une demi-heure, je suppose qu'elle ne va plus tarder à redescendre.
 Jake poussa un profond soupir et se laisser retomber sur la chaise sur laquelle il était installé lorsque ses filles étaient arrivées. Celles-ci échangèrent un regard inquiet, mais ne dirent rien. Gillian s'accroupit face à son père et prit ses mains dans les siennes. 
 - Qu'est-ce qui c'est passé exactement ?
 - Je n'en sais rien, ta mère était dans la salle de bains, moi dans la chambre… J'ai entendu un bruit de chute et lorsque je suis allé voir si tout allait bien elle était là, assise sur le sol, appuyée contre le mur… J'ai immédiatement appelé l'ambulance… Elle n'a pas su m'expliquer ce qui lui est arrivé, elle a juste senti qu'elle était subitement été prise de vertiges…
 - Est-ce que les médecins ont pu te dire si c'était lié à son traitement ?
 - Ils n'ont encore rien dit, ils préféraient attendre les résultats des analyses qu'ils ont faites…
 - De quel traitement est-ce que vous parlez ?
 Gillian et Jake levèrent les yeux vers Caitlin. Celle-ci se tenait debout derrière sa soeur et les dévisageait tous les deux avec confusion. Ils échangèrent un regard gêné, mais l'arrivée d'un médecin leur épargna d'avoir à lui donner une explication.
 - Mr Callaghan ?
 Jake se leva et serra la main qu'on lui tendait.
 - C'est moi. Et voici mes filles, Caitlin et Gillian.
 - Je suis le Dr Malone, c'est moi qui ai pris Elaine en charge à son arrivée. Nous venons de recevoir les résultats des analyses qui ont été effectuées.
 - Est-ce que c'est grave ?
 - Les résultats sont normaux, il n'y a aucune raison de vous inquiéter. Nous allons tout de même la garder en observation pour la nuit, par sécurité. Et j'ai contacté l'oncologue qui supervise son traitement, le Dr Evans c'est juste ?
 Jake confirma d'un hochement de la tête.
 - Vous pensez qu'il y a un problème avec le traitement ? s'enquit-il sans chercher à dissimuler son anxiété.
 - Il se peut que le malaise dont Elaine a été victime ait été provoqué par un ou l'autre des médicaments utilisés pour la chimiothérapie. Mais le Dr Evans sera plus à même de répondre à vos questions que moi.
 - Est-ce qu'on peut la voir ?
 - Elle est encore en radiologie pour l'instant, une infirmière viendra vous chercher dès qu'elle sera redescendue.
 - Merci docteur…
 Le médecin leur adressa un petit sourire puis tourna les talons. Personne ne prononça la moindre parole pendant quelques longues secondes avant que Caitlin ne rompe finalement le silence.
 - Est-ce que l'un de vous deux voudrait avoir la gentillesse de m'expliquer ?
 - Katie, ce n'est pas ce que tu crois…
 - Oh mais je ne crois rien du tout, je constate simplement que ma mère est malade et qu'aucun de vous n'a estimé nécessaire de me le dire !
 - Nous avons eu tort ma chérie, accorda Jake en se rasseyant. Mais essaie de te mettre à ma place… Ta mère ne voulait pas qu'on t'en parle, j'avais l'intention de te le dire mais… après ce qui s'est passé samedi soir… J'ai pensé qu'il valait peut-être mieux que tu ne saches rien… Je suis désolé… Tu comprends, tout ça, la maladie de ta mère, son traitement ici, à San Francisco… Tout ça me dépasse…
 Une larme roula sur la joue du vieil homme et Caitlin sentit son cœur se serrer. De toute sa vie, jamais elle n'avait vu son père pleurer. Gillian prit place sur un siège à côté de lui et passa un bras autour de ses épaules tremblantes.
 - Ne t'inquiète pas, papa. Je te l'ai déjà dit, nous sommes là… Il n'y a pas de raison que tu doives affronter seul la maladie de maman…
 - De quoi souffre-t-elle au juste ? demanda Caitlin d'une voix mal assurée. Je veux dire…
 - Cancer du sein. Elle a subi une intervention chirurgicale il y a quelques semaines et le cancérologue qui la suivait à Burlington nous a mis en contact avec un de ses confrères qui administre un nouveau traitement à ses malades, ici à San Francisco… C'est… c'est avant tout pour cette raison que nous sommes venus ici… Je suis vraiment désolé Katie, tu n'aurais pas dû l'apprendre de cette façon…
 - Dire que, pendant un instant, j'ai eu la naïveté de croire que vous veniez dans le but de nous voir, soupira la jeune femme, encore abasourdie par ce qu'elle venait d'apprendre. Et comment va-t-elle ? Je veux dire, est-ce qu'elle va s'en sortir ?
 - Le cancérologue nous a dit qu'elle avait de très grandes chances de s'en tirer, la… la maladie a été diagnostiquée à un stade précoce… Et puis, tu connais ta mère, ça a toujours été une battante, elle ne se laissera pas abattre si facilement…
 Jake s'efforçait de son mieux de paraître convaincu par ses propres paroles, mais Caitlin devina sans peine qu'il venait de traverser une période extrêmement difficile et elle sentit les remords lui nouer l'estomac. Gillian avait raison. Jamais leur père n'aurait dû affronter ces épreuves seul.
 - Papa, tu viendras dormir à la maison cette nuit, d'accord ?
 - Je ne veux pas te déranger Katie… Si je ne peux pas rester avec ta mère, je retournerai à l'hôtel…
 - C'est hors de question, tu ne peux pas retourner seul là-bas… S'il te plaît laisse-moi t'aider…
 - Elle a raison papa…
 Jake releva la tête et posa les yeux successivement sur chacune de ses filles, un léger sourire aux lèvres. 
 - Je suis heureux que vous soyez venues, soupira-t-il. Toutes les deux. Mais je vous assure que ça ira, je vais certainement rester ici, avec votre mère.
 Le vieil homme prit la main de Gillian dans la sienne et attira maladroitement la jeune femme contre lui. Au même instant, la sonnerie du téléphone portable de Caitlin retentit, attirant sur elle les regards de quelques-unes des personnes présentes autour d'eux. La jeune femme s'excusa auprès de son père et de sa sœur et s'éclipsa rapidement vers l'entrée de l'hôpital avant de répondre.
 - Allô ?
 - Mme Pryce ? J'espère que je ne vous dérange pas, c'est Julie, l'amie de Lucy…
 - Oh, bonjour Julie…
 - Je voulais juste prendre des nouvelles de Lucy, j'ai essayé d'appeler chez vous, mais elle ne répondait pas…
 - Je ne comprends pas, Lucy n'est pas avec toi ?
 - Et bien, non, répondit Julie, gênée. Elle n'est pas venue en classe ce matin, j'ai pensé qu'elle avait attrapé un virus et qu'elle était restée à la maison… 
 Caitlin sentit les battements de son cœur s'accélérer. Lucy ne semblait pas le moins du monde souffrante, lorsqu'elle l'avait conduite à l'école.
 - Mme Pryce ?
 - Excuse-moi Julie, répondit Caitlin, reprenant ses esprits. Tu n'as pas une idée de l'endroit où elle pourrait se trouver ?
 - Je ne sais pas trop… À la bibliothèque municipale peut-être…
 - D'accord… Si jamais tu la vois, dis-lui qu'elle m'appelle sur-le-champ tu veux ?
 - Bien sûr… Peut-être qu'elle était quand même chez vous et qu'elle n'a pas entendu le téléphone sonner…
 - C'est possible, répondit Caitlin sans la moindre conviction. Merci d'avoir appelé, Julie.
 Caitlin raccrocha et rejoignit Jake et Gillian dans la salle d'attente au moment précis où une infirmière s'approchait d'eux.
 - Mr Callaghan ? dit celle-ci en s'immobilisant à leur hauteur. Je m'appelle Abby, votre épouse vient de redescendre de la radio, je vais vous emmener la voir si vous le souhaitez…
 Jake acquiesça d'un hochement de tête et se tourna vers Gillian.
 - Il vaut mieux que tu y ailles sans nous. Nous allons t'attendre ici.
 - Très bien… Je… je viens vous donner des nouvelles le plus vite possible…
 Jake tourna les talons, précédé par l'infirmière qui le guida au sein du service des urgences.
 - J'espère que tout ira bien, soupira Gillian. Katie, est-ce que tout va bien ?
 - C'est Lucy. Elle n'est pas allée en classe aujourd'hui, je suis inquiète…
 - Elle a séché les cours ?
 - Ça en a l'air… Ça ne t'ennuie pas si je te laisse ?
 - Bien sûr que non… Ne t'inquiète pas, tu vas la retrouver…
 - Je l'espère.
 Caitlin embrassa rapidement sa sœur puis se précipita hors de l'hôpital. Son cerveau fonctionnait à cent à l'heure, s'efforçant de faire la liste de tous les endroits où la fillette aurait pu chercher refuge. Après être passée rapidement chez elle pour s'assurer qu'elle n'était pas rentrée, elle se rendit successivement à la bibliothèque, au centre commercial, dans le parc où elle avait pour habitude de se rendre avec Angela et Lucy lorsqu'elles étaient petites, sans le moindre succès. Ne sachant plus où chercher, elle regagna le café, priant pour y trouver sa fille.
 - Je suis désolé, je ne l'ai pas vue, lui répondit Joe. Tu es sûre d'avoir cherché partout où elle aurait pu aller ?
 - Ça fait plus d'une heure que je tourne en rond dans toute la ville…
 - Tu es allée voir au cimetière ? Celui où est enterré son père…
 Caitlin leva vers lui un regard dubitatif.
 - Je les y emmène pratiquement tous les week-ends, je ne vois pas pourquoi elle serait là-bas…
 - C'est juste une idée, mais personnellement, même des années après la mort de ma mère, c'est toujours sur sa tombe que je me rendais lorsque je n'allais pas bien, que j'avais besoin de réfléchir… 
 - Et bien j'imagine que ça ne coûte rien d'essayer… Merci Joe.
 - Je suis sûr que tu vas la retrouver.
 Caitlin le remercia d'un bref sourire puis tourna les talons et rejoignit sa voiture. Il ne lui fallut que quelques minutes pour parvenir au petit cimetière où reposaient Jason et Monica, et elle poussa un profond soupir de soulagement lorsqu'elle reconnut la silhouette de Lucy, assise sur un banc non loin de la tombe de son père. La fillette leva les yeux en l'entendant arriver, alertée par le crissement de ses pas sur le gravier qui recouvrait le sentier. La jeune femme prit place à côté d'elle et toutes deux demeurèrent assises en silence pendant quelques minutes.
 - Tu es là depuis longtemps ?
 La voix de Caitlin sembla résonner de manière étrange dans le silence qui enveloppait le cimetière, et Lucy sursauta.
 - Deux heures, peut-être trois. Je ne sais pas trop.
 - Pourquoi est-ce que tu n'es pas allée en classe ?
 - J'avais besoin de réfléchir.
 - Lucy…
 - Je peux te poser une question, maman ?
 - Bien sûr…
 La fillette resta silencieuse quelques secondes, cherchant les mots qui conviendraient le mieux à ce qu'elle souhaitait demander à sa mère.
 - Pourquoi… Pourquoi est-ce que papa et toi avez divorcé ?
 Caitlin ne parvint à dissimuler sa surprise. 
 - Ma chérie, nous en avons déjà discuté…
 - Oui, mais cette fois-ci je voudrais que tu me dises la vérité…
 - Lucy, je ne comprends pas…
 - Pendant toutes ces années, tu… tu m'as laissé croire que papa était un type bien, que si vous vous étiez séparés, c'est juste parce que vous ne vous entendiez plus aussi bien que quand vous vous êtes mariés…
 - C'est la vérité ma chérie…
 - Pourquoi est-ce que tu continues de mentir ? Pourquoi est-ce que je n'ai pas le droit de savoir la vérité ? 
 - Lucy, je t'en prie…
 - J'ai tout entendu. Samedi soir, ce que grand-mère a dit à propos de papa… Rose, elle… elle avait oublié sa poupée au salon alors je suis redescendue la chercher pour elle… J'étais dans l'escalier et…
 Une larme roula sur la joue de la fillette et sa voix se brisa avant qu'elle ne réussisse à achever sa phrase. Caitlin l'attira contre elle pour la prendre dans ses bras, mais elle la repoussa.
 - Est-ce que… est-ce que c'est la vérité ? demanda-t-elle d'une voix tremblante. Ce que grand-mère a dit, c'est la vérité ? Est-ce que papa… Est-ce qu'il a vraiment fait ce qu'elle a dit ?
 Caitlin sentit ses propres yeux se remplir de larmes. Elle se souvenait sans peine du jour où elle avait eu cette discussion avec Angela lorsque celle-ci avait compris que la liaison que son père entretenait avec Monica avait débuté bien avant qu'il ne soit séparé de Caitlin. Angela devait alors être âgée d'une dizaine d'années et Jason s'était trahi sans s'en rendre compte lorsqu'il avait mentionné, lors d'une conversation avec sa fille, un week-end qu'il avait passé à Chicago avec Monica, quelques années auparavant, alors que Caitlin le croyait en voyage pour son travail. Angela n'avait rien laissé paraître sur le moment, mais elle se souvenait parfaitement que le voyage en question datait de bien avant le divorce de ces parents puisqu'il avait empêché son père d'assister à son premier jour à l'école primaire. Le soir venu, lorsqu'elle lui avait posé la question, Caitlin avait d'abord songé à nier ses soupçons, mais elle n'avait finalement pas eu le cœur de lui mentir. La jeune femme avait alors souhaité de toutes ses forces ne jamais devoir aborder ce sujet avec sa cadette.
 - C'est la vérité, répondit-elle.
 Un sanglot secoua le corps de Lucy. Elle ne chercha plus à contenir ses larmes, qui inondèrent librement ses joues et lorsque sa mère tenta une nouvelle fois de l'attirer contre elle, elle n'opposa aucune résistance.
 - Pourquoi ? parvint-elle à articuler entre deux sanglots. Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ?
 - Je n'en sais rien mon cœur… Je me suis souvent posé la question… Je ne sais pas…
 - Et pourquoi tu ne m'as rien dit ? Angie, elle… elle savait, n'est-ce pas ? C'est pour ça qu'elle le détestait…
 - Ta sœur ne détestait pas votre père, elle lui en voulait beaucoup mais elle ne le détestait pas… Écoute-moi Lucy, quelles que soient les erreurs que ton père a commises, jamais il n'a cessé de vous aimer, toi et Angie…
 - Tu aurais dû me le dire…
 - Pourquoi l'aurais-je fait ?
 - Parce que j'avais le droit de connaître la vérité !
 - À quoi cela aurait-il servi ? Ça aurait forcément eu une influence sur la relation que tu entretenais avec ton père et… et ce n'est pas ce que je souhaitais… Je lui en voulais pour tout un tas de raisons, mais aucune d'elles ne justifiaient que je cherche à détruire le lien qui vous unissait à lui…
 - Il n'a eu besoin d'aucune aide pour ça, répliqua la fillette avec amertume. Il a tout gâché… Et Rose… Si elle n'était pas née… Grand-mère avait raison…
 - Lucy, ton père et moi étions déjà séparés depuis plusieurs mois lorsque Monica est tombée enceinte… Sa grossesse n'a joué aucun rôle dans ma décision de quitter ton père, nous aurions divorcé de toute façon…
 - Et s'il n'était pas resté avec elle… Quand tu l'as su… Est-ce que ça aurait changé quelque chose ?
 - Je l'ignore ma chérie… Je me suis posée cette question de nombreuses fois, mais je n'ai jamais trouvé de réponse…
 Lentement, Lucy tourna la tête vers la pierre tombale sur laquelle était inscrit le nom de son père et un profond soupir s'échappa de ses lèvres entrouvertes. Elle se sentait vide et épuisée, mais également étrangement sereine. Comme si, pendant toutes ses années, une infime part d'elle avait toujours su la vérité et qu'elle se sentait enfin déchargée de ce fardeau trop lourd à porter.
 - Je devrais lui en vouloir, n'est-ce pas ? C'est horrible de t'avoir fait ça… Pourtant… Je sais pas, je trouve surtout ça terriblement triste… On aurait pu être heureux, tous les quatre… Et en même temps, dans ce cas Rose ne serait jamais venue au monde… J'ai été méchante avec elle ces derniers jours, mais en fait je l'aime beaucoup… Tu sais, j'avais toujours rêvé d'avoir une petite sœur…
 Un sourire se dessina sur les traits de la fillette et Caitlin la serra plus fort contre elle. Lucy était décidément une enfant surprenante. 

*

 Seul le bruit régulier du moniteur cardiaque troublait le silence paisible qui régnait dans la petite chambre stérile où Elaine avait été installée. Caitlin referma la porte derrière elle et s'avança aussi silencieusement que possible jusqu'au lit où sa mère reposait. Elle la contempla pendant quelques instants et ne put s'empêcher de songer qu'elle ne l'avait pas vue aussi paisible – et silencieuse – depuis longtemps.
 - Katie ?
 La jeune femme sursauta en entendant la voix de son père. Installé dans un fauteuil au chevet de sa femme, il semblait venir à l'instant d'être tiré du sommeil dans lequel il était plongé.
 - Papa, je t'ai réveillé… s'excusa la jeune femme à voix basse.
 - Ne t'inquiète pas mon ange, je ne dormais pas vraiment… Ta sœur m'a dit pour Lucy, est-ce que tout va bien ?
 - Ne t'inquiète pas, tout va bien… Et pour maman ?
 - Le Dr Evans a dit qu'il ne faut pas s'en faire, il arrive que le traitement qu'elle reçoit provoque ce genre de malaises au début… Ils vont la garder ici un jour ou deux, juste pour s'assurer que tout va bien… Elle a l'air tellement tranquille, tu ne trouves pas ? Je ne l'avais pas vue comme ça depuis longtemps…
 - Et sa hanche ?
 - Rien de sérieux, juste un gros hématome…
 - Est-ce que le médecin a dit si elle réagit bien à la chimio ?
 - Il avait l'air plutôt satisfait, mais il préfère attendre encore un peu, histoire de ne pas nous donner de faux espoirs…
Jake prit délicatement la main de sa femme dans la sienne et posa sur elle un regard remplit de tendresse.
 - Je sais qu'elle s'en sortira, reprit-il. Elle est forte, elle l'a toujours été…
 - Je sais.
 - Je suis conscient qu'elle s'est montrée très dure et injuste envers vous mais tu sais Katie, au fond, elle a toujours beaucoup souffert de ce qu'il s'est passé, il y a seize ans…
 - Papa, s'il te plait…
 - Je ne cherche pas à l'excuser et je comprends que vous lui en vouliez… Les propos qu'elle a tenus l'autre soir… Jamais elle n'aurait dû dire de telles horreurs… Mais je veux que tu saches que, malgré tout, elle vous aime réellement… Elle voulait juste le meilleur pour vous…
 - Dans ce cas, elle devrait admettre que Gil et moi sommes parfaitement heureuses de la vie que nous menons… Je ne regrette aucun des choix que j'ai faits, papa…
 - Et tu as raison. Après tout, si les choses ne s'étaient pas passées comme elles se sont passées, nous n'aurions peut-être pas les deux… les trois magnifiques petites filles que nous avons la chance d'avoir…
 - Je crois qu'elles aimeraient beaucoup que tu passes à la maison, un de ces jours…
 - J'essaierai, promit Jake. Dès que ta mère ira mieux… Nous allons rester ici encore quelque temps de toute façon… Nous espérions pouvoir être rentrés pour Noël, mais je doute que cela soit possible…
 - Peut-être… peut-être que vous pourriez passer le réveillon avec nous… Qu'est-ce que tu en dit ?
 - J'en dis que ça serait merveilleux, mais je ne veux surtout pas vous imposer notre présence à nouveau…
 - J'y ai longuement réfléchi, et je crois qu'il est plus que temps que j'essaie de discuter avec elle… Je veux que mes filles connaissent leurs grands-parents et je refuse qu'une querelle vieille de seize ans continue d'empêcher cela plus longtemps… Je ne suis pas encore convaincue qu'elle m'écoutera mais au moins je pourrai me dire que j'aurai fait le maximum…
 Jake reposa avec précaution la main de sa femme, se leva et attira maladroitement sa fille contre lui.
 - J'aimerais tellement que nous puissions enfin faire table rase des erreurs du passé et repartir sur de nouvelles bases, soupira-t-il.
 Moi aussi, songea la jeune femme, enfouissant son visage au creux de l'épaule de son père. Moi aussi…

 

Fin