Nouvelle Donne - épisode 1.04

Toute la Vérité

 Un courant d'air fit claquer violemment la fenêtre, arrachant brusquement Caitlin à sa réflexion. La jeune femme se leva pour la fermer, puis reprit place à son bureau et reporta son attention sur le texte affiché sur l'écran de son ordinateur portable pendant quelques secondes avant de lever les yeux vers la pendule murale accrochée face à elle. Elle avait passé la majeure partie de la matinée à étudier divers documents relatifs aux dernières ventes de quelques-uns de ses collègues et attendait l'heure de sa pause de midi avec une impatience qu'elle parvenait de moins en moins à contenir. Malheureusement, la petite aiguille semblait désespérément bloquée sur le "onze".
 Caitlin lâcha un profond soupir et se replongea dans son travail. Elle avait toujours eu horreur de rester enfermée dans un bureau et avait la désagréable impression d'y passer de plus en plus de temps. Elle fit défiler rapidement les caractères minuscules qui s'étalaient devant ses yeux, se contentant de lire en diagonale. Elle mourrait d'envie d'allumer une cigarette, mais préférait ne pas se risquer à le faire à l'intérieur de l'agence. Elle jeta un nouveau coup d'œil à l'horloge : onze heures et quart. 
 La jeune femme acheva courageusement de lire le document qu'elle avait entamé, lança l'impression puis s'éclipsa aussi discrètement que possible de son bureau. Elle passa rapidement devant la porte entrouverte de celui de son patron, prévint la réceptionniste qu'elle sortait prendre l'air quelques minutes et rejoignit enfin l'entrée de l'immeuble abritant l'agence immobilière. Elle s'appuya contre le mur à côté de la porte et plongea la main dans la poche de son jean, à la recherche de son paquet de cigarettes. Cela faisait à peine quelques semaines qu'elle avait recommencé à fumer, après s'en être abstenue pendant treize ans. Elle avait arrêté lorsqu'elle avait appris qu'elle était enceinte de Lucy, et s'était alors juré de ne jamais s'y remettre. Néanmoins, avec toutes les pressions auxquelles elle avait été soumise durant les dernières semaines, elle avait été incapable de respecter cette décision plus longtemps. Et même si elle le regrettait déjà elle était parfaitement consciente qu'il lui serait bien plus difficile de s'arrêter à nouveau aujourd'hui que ça ne l'avait été à l'époque.
 - Tu n'as jamais entendu parlé du cancer des poumons ?
 Caitlin rouvrit les yeux et dévisagea avec étonnement son interlocuteur.
 - Je suis un peu en avance, s'excusa Daniel. Plutôt que de tourner en rond pendant une demi-heure, j'ai pensé que je pourrais venir voir si tu avais terminé.
 - Je prends juste une pause… répondit Caitlin.
 - Et tu en profites pour te ruiner la santé. 
 Avant qu'elle n'ait eu le temps de protester, Daniel s'empara de la cigarette et en écrasa l'extrémité rougeoyante contre le mur de pierre avant de jeter le mégot dans un cendrier situé non loin d'eux.
 - Tu trouves ça malin ?
 - Tu me remercieras un jour.
 - Vraiment ? demanda-t-elle en esquissant un sourire.
 - Je t'assure.
 Tout en parlant, il s'approcha d'elle et se pencha pour l'embrasser. Caitlin n'opposa aucune résistance et passa ses mains autour de sa taille.
 - Il faut que je retourne là-haut, murmura-t-elle.
 - Pour une demi-heure ?
 - J'ai bien peur que oui…
 - Tu ne fais pas un métier très amusant…
 Caitlin lui sourit, déposa un rapide baiser sur ses lèvres et s'arracha à son étreinte.
 - On se retrouve ici ?
 - Bien sûr. A toute à l'heure.
 La jeune femme hocha la tête et pénétra à contrecœur dans l'immeuble. Cela faisait précisément trois semaines qu'elle sortait avec Daniel, et ne s'était pas sentie aussi bien avec un homme depuis longtemps. Contrairement à ses derniers petits amis, il n'était ni ennuyeux, ni prétentieux, ni complètement marginal. Il ne possédait évidemment pas que des qualités, mais elle parvenait jusque là sans trop de mal à gérer le côté un peu macho et impatient dont il faisait occasionnellement preuve, ainsi que sa mauvaise humeur lorsqu'il avait eu une journée difficile.
 Elle regagna rapidement son bureau, récupéra les feuilles qui étaient sorties de l'imprimante et les glissa dans un dossier qu'elle déposa sur une pile de documents destinés à être remis à son employeur. Elle reprit ensuite place derrière son écran d'ordinateur, décidée à s'arranger pour que ces trente maudites minutes s'écoulent aussi rapidement que possible. Il était midi moins cinq lorsqu'elle coupa l'alimentation de son ordinateur portable, enfila son manteau et quitta à nouveau son bureau après en avoir verrouillé la porte. Elle n'avait toutefois pas fait trois pas lorsque monsieur Jefferson l'intercepta.
 - Ah Caitlin, vous tombez bien, c'était justement vous que je voulais voir, s'exclama-t-il en venant à sa rencontre.
 La jeune femme jeta un regard désespéré à sa montre ; il lui restait encore exactement trois minutes et cinquante-six secondes avant d'être libre et elle ne pouvait par conséquent pas demander à son patron si ce dont il voulait lui parler ne pouvait attendre l'après-midi.
 - Je n'en aurai pas pour long, précisa-t-il. Juste quelques minutes. Vous m'accompagnez dans mon bureau ?
 Caitlin acquiesça d'un hochement de tête résigné et le suivit jusqu'à la pièce en question. Le bureau de Charles Jefferson reflétait la personnalité de son occupant : terne et totalement dépourvu de la moindre originalité. Caitlin travaillait pour lui depuis près de quinze ans, et jamais elle ne l'avais vu vêtu autrement que d'un costume gris bon marché, dont il achetait visiblement un exemplaire identique chaque fois que le précédent commençait à devenir trop usé. Monsieur Jefferson n'en restait heureusement pas moins un homme sympathique et un patron sachant diriger ses employés avec équité.
 - J'ai un petit problème avec Melissa Evans, lui expliqua-t-il lorsqu'ils eurent tous deux pris place de part et d'autre du massif bureau de chêne qui trônait au centre de la pièce. D'après les rapports que vous m'avez transmis au cours des dernières semaines, il semble qu'elle n'a effectué qu'une seule vente depuis le début du mois… 
 - Vous n'êtes pas au courant ? répliqua Caitlin. Melissa vient de se séparer de son mari… Je sais que ce n'est pas une excuse, mais elle a probablement pas mal de soucis personnels en ce moment…
 - Je comprends… Mais comme vous le dîtes ça n'est pas une raison pour négliger totalement son travail. J'aimerais que vous ayez une petite discussion avec elle, vous voulez bien ? Et si elle souhaite prendre quelques jours de congé, dîtes-lui de venir me voir.
 Caitlin acquiesça. Elle se souvenait sans peine qu'elle-même n'avait pas tellement eu la tête au travail pendant son divorce et elle se voyait mal reprocher à sa collègue de réagir de la même façon.
 - Je savais que je pourrais compter sur vous, ajouta Charles Jefferson avec un large sourire. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, merci Caitlin.
 La jeune femme lui adressa un sourire poli et quitta rapidement le bureau de son patron. Daniel l'attendait dans le hall de l'agence, confortablement installé dans un fauteuil disposé à côté de la réception. Il était plongé dans la lecture d'un magazine traitant d'automobiles et ne l'entendit même pas approcher. Ce ne fut que lorsqu'elle effleura son épaule de la main qu'il remarqua sa présence.
 - Tu as terminé ? demanda-t-il en repliant le magazine qu'il reposa sur la table basse située à sa droite.
 Caitlin répondit d'un hochement de tête, et tous deux quittèrent le bâtiment. Une rafale de vent les accueilli à l'extérieur et la jeune femme resserra machinalement son manteau sur sa poitrine.
 - Il ne fait pas très chaud, constata Daniel en passant un bras autour des épaules de Caitlin. Tu veux aller manger où ?
 - Il y a une petite cafétéria italienne à deux pas d'ici, ça m'arrive d'y aller de temps en temps…
 - Parfait, dans ce cas je te suis !
 Ils traversèrent rapidement la route avant de rejoindre une petite rue perpendiculaire à celle où ils se trouvaient auparavant.
 - Je n'étais jamais venu ici, déclara Daniel lorsque Caitlin l'eut précédé à l'intérieur du petit restaurant. Ca a l'air sympa !
Ils prirent place à une table que Daniel prit soin de choisir dans la partie non-fumeurs de l'établissement et attendirent quelques instants avant qu'une serveuse vienne prendre leur commande.
 - Est-ce que ça te dirait qu'on aille au cinéma ce soir ? demanda Daniel après que cette dernière fut repartie. 
 - Pourquoi pas, oui. Ils passent quelque chose de bien ?
 - Je n'en sais rien du tout. Mais si je trouve un journal quelque part je te dis ça tout de suite !
 Il se leva, jeta un coup d'œil sur les tables proches de la leurs, puis, ne trouvant pas ce qu'il cherchait, entreprit de retrouver la serveuse qui s'était occupée d'eux. Caitlin le suivit des yeux un instant, le sourire aux lèvres, jusqu'à ce que la sonnerie de son téléphone portable retentisse. Elle l'extirpa de son sac à main et constata avec étonnement que le numéro de la personne qui tentait de la joindre ne figurait pas dans son répertoire. Elle décrocha et porta l'appareil à son oreille.
 - Allô ? demanda-t-elle.
 - Caitlin, c'est toi ?
 Il fallut quelques secondes à la jeune femme avant de retrouver l'usage de la parole. Cette voix, cela faisait des années qu'elle ne l'avait pas entendue, que ce soit en vrai ou au téléphone.
 - Pa… Papa ? bégaya-t-elle, tâchant de ne pas paraître trop étonnée de recevoir un coup de téléphone de son père.
 - Katie, ma chérie. Ca faisait longtemps.
 L'esprit de la jeune femme fonctionnait à cent à l'heure. Cela faisait seize ans qu'elle n'avait pratiquement plus aucun contact avec ses parents. Elle les appelait de temps à autre pour Noël et ils avaient quelques fois réclamé à voir leurs petites filles, mais ça s'arrêtait là. Jamais aucun d'eux n'avait pris la peine de lui téléphoner sans qu'il y ait une bonne raison.
 - Katie, tu es là ?
 - Oui papa, excuse-moi. Je suis un peu surprise, c'est tout. Comment vas-tu ?
 - Plutôt bien. Tu ne devineras jamais où nous sommes, ta mère et moi.
 - Je n'ai pas particulièrement envie de jouer aux devinettes…
 - Ca ne m'étonne pas, soupira son père à l'autre bout du fil. Tu sais, je n'appelle pas pour que nous nous disputions une fois de plus…
 - Je m'en doute, tu aurais laissé maman téléphoner sinon…
 - Katie, s'il te plaît. Est-ce que tu sais que tu ressembles à ta mère de manière frappante? Vous êtes aussi bornées et rancunières l'une que l'autre !
 Caitlin s'apprêtait à riposter, mais son père reprit aussitôt la parole, ne lui en laissant pas le temps.
 - Figure-toi que nous sommes à San Francisco pour quelques jours, annonça-t-il comme si cela avait été la chose la plus naturelle au monde.
 La jeune femme en resta sans voix. Ses parents n'avaient jamais été très voyageurs, et en seize ans ils n'avaient jamais fait le déplacement jusqu'à San Francisco.
 - Qu'est-ce que vous faîtes ici ? demanda-t-elle d'un ton tranchant.
 - Eh bien, je vois que tu as l'air ravie à l'idée de nous voir…
 - Papa, ça fait des années que Gil et moi vivons ici, et c'est la première fois que venez… Navrée si je suis un peu surprise.
 - Et bien nous nous sommes justement dit qu'il était grand temps que nous venions enfin voir où vous vivez, ta sœur et toi. Sans parler de nos petites filles que nous n'avons pas vues depuis une éternité. J'imagine qu'elles doivent avoir terriblement grandi…
 - Oui effectivement… Heu, écoute papa, tu me prends un peu au dépourvu là, et je n'ai pas vraiment beaucoup de temps. Est-ce que je peux te rappeler ?
 - Bien entendu oui, je te donne le numéro de l'hôtel.
 Caitlin inscrivit dans son agenda le numéro que lui dicta son père avant de raccrocher. Elle déposa son téléphone sur la table et leva les yeux vers Daniel, qui avait reprit place face à elle et l'observait d'un air interrogateur. 
 - Mon père, lâcha-t-elle en guise de seule explication. Excuse-moi, il faut que j'appelle Gil.
 Joignant le geste à la parole, elle s'empara à nouveau de son portable et composa rapidement le numéro de sa sœur, espérant que celle-ci fut à sa pause et pas occupée avec des visiteurs. Elle dut attendre quelques sonneries avant que la voix de Gillian retentisse à l'autre bout du fil.
 - Gil, c'est moi, s'annonça-t-elle.
 - Katie ? Quelque chose ne va pas ?
 - Je viens s'avoir papa au téléphone. Lui et maman sont ici, à San Francisco. 
 Il y eut un silence gêné avant que Gillian ne reprenne la parole.
 - Je sais Katie, répondit-elle d'un ton embarrassé. En fait, maman m'a appelée il y a quelques jours pour me prévenir qu'elle et papa comptaient venir passer quelques jours ici… 
 - Fantastique, soupira Caitlin. Et j'imagine que tu ne t'es pas dit que tu pourrais éventuellement m'avertir…
 - Je suis vraiment navrée, je comptais le faire mais maman a insisté sur le fait qu'elle préférait que je ne t'en parle pas… Katie je t'assure que si ça n'avait tenu qu'à moi… 
 - Je sais… mais il n'empêche que j'aurais vraiment préféré être au courant…
 - Je comprends… écoute Katie, il faut que je te laisse, il y a des visiteurs qui arrivent et il faut que j'y aille… Est-ce que tu veux passer à la galerie un peu plus tard ? On est ouvert jusqu'à dix-sept heures, mais je vais probablement rester ici jusqu'à dix-huit ou dix-neuf heures… 
 - C'est une bonne idée, je verrai à quelle heure je peux quitter l'agence. A plus tard.
 La jeune femme coupa la communication et laissa échapper un long soupir. En face d'elle, Daniel n'avait pas bougé mais attendait visiblement qu'elle lui explique ce qui n'allait pas.
 - La plupart des gens sont ravis quand ils reçoivent la visite de leurs parents, surtout s'ils ne les ont pas vus depuis longtemps, fit-il remarquer. Pourtant je n'ai pas franchement l'impression que cette visite te réjouisse particulièrement…
 - Tu ne connais pas mes parents, soupira Caitlin. Ma mère est probablement la personne la plus égocentrique et la plus désagréable du pays. Tout doit continuellement tourner autour d'elle, elle ne supporte pas que quelqu'un, et en particulier ses enfants, ose agir autrement que comme elle le souhaite. 
 - Elle n'a pas apprécié que tu partes t'installer si loin de chez elle ?
 - Pour être exacte, elle n'a pas supporté que je décide de faire ma vie d'une manière différente que ce qu'elle avait prévu pour moi. Elle m'a toujours reproché ma relation avec mon ex-mari, et ça a été pire encore lorsque j'ai eu Angie…
 - Il faut la comprendre, tu étais quand même très jeune… Angie a seize ans, j'imagine que tu ne serais pas forcément ravie d'être grand-mère dans trois ans… 
 - Peut-être pas non, mais je trouverais surtout ça dommage pour ma fille. Ma mère se contrefichait de moi, de ce que je pouvais ressentir. Tout ce qui lui importait c'était elle. Combien de fois l'ai-je entendue se lamenter à propos de ce que ses prétendues amies, celles dont les filles étaient bien sagement mariées à des avocats ou à des médecins, allaient bien pouvoir penser du fait que j'ait un enfant si jeune et sans être mariée ? Au moins un million. Elle avait tout planifié pour moi, je devais profiter de mes études pour rencontrer un charmant jeune homme, de préférence issu d'une famille aisée, et le fréquenter de manière purement platonique jusqu'à ce que j'obtienne mon diplôme de droit. Ensuite nous devions nous marier et après cela seulement envisager d'avoir des enfants. Elle était étouffante, totalement insupportable. Et quand je suis partie, ça a été la goutte d'eau. Ça fait pratiquement seize ans qu'on se parle à peine, juste par politesse une fois de temps en temps.
 - Tu n'as jamais essayé de renouer le contact avec elle ?
 - Si bien sûr, après quelques années, lorsque j'ai cessé d'être fâchée contre elle. Le problème, c'est qu'elle est terriblement rancunière. Encore maintenant elle m'en veut d'avoir totalement chambouler ses petits plans. Les filles ne les ont vus qu'une seule fois, elle et papa. Et c'était il y a au moins sept ou huit ans. Je me rappelle que quand elle était petite, Lucy me demandait souvent pourquoi elle n'avait qu'un seul grand-père et une seule grand-mère alors que tous les autres enfants en avaient deux.
 - C'est dommage pour elles…
 - Bien sûr que c'est dommage… Mais qu'est-ce que je peux faire ? Ma mère n'a jamais voulu faire le moindre effort, il m'avait fallut des semaines de discussion avant de trouver quelques jours pendant lesquels nous pouvions aller les voir…
 - Et ton père ?
 - Papa préfère se laisser mener par le bout du nez plutôt que de tenter de s'opposer à elle. C'est probablement lui qui souffre le plus de cette situation, mais jamais il ne lui dira quoi que ce soit. Je l'avais rarement vu aussi heureux que le jour où il a enfin pu voir ses petites filles. Je crois que si ça ne tenait qu'à lui, ça ferait longtemps qu'il serait venu s'installer plus près de San Francisco. Mais ma mère est beaucoup trop fière et entêtée pour chercher à faire la moindre concession.
 La jeune femme fut interrompue par la serveuse qui s'approcha avec leur repas. Ils mangèrent sans trop se presser, évitant soigneusement de ramener la conversation sur les parents de Caitlin. 
 - J'imagine que ça remet en question notre soirée ciné de ce soir, s'enquit Daniel lorsqu'ils eurent terminé.
 - Ca ne t'ennuie pas si on remet ça à un autre jour ? Je suppose qu'il va falloir que je les invite à manger à la maison, et je préfère expédier ça le plus rapidement possible…
 - Tu en parles comme d'une corvée.
 - C'en est une je t'assure. Je préférerais de loin aller au cinéma…
 Daniel se pencha légèrement en avant et posa sa main sur celle de Caitlin. 
 - Comporte-toi comme une fille modèle durant les prochains jours, et on reparlera de cette sortie lorsqu'ils seront repartis.
 La jeune femme hocha lentement la tête et lui adressa un sourire qui manquait cruellement de conviction.

*

 Le soleil était encore à peine visible au-dessus de l'horizon lorsque Caitlin émergea de l'agence. Elle avait, pour changer, passé l'après-midi coincée derrière son bureau, retenue par une quantité presque astronomique de papiers à remplir et à classer. Le vent était tombé dans le courant de l'après-midi, mais privé de la chaleur du soleil l'air avait considérablement fraîchi et la jeune femme regretta de ne pas avoir emporté un pull supplémentaire. Elle accéléra le pas, se hâtant de rejoindre la station de bus la plus proche. Par soucis d'économie de temps, elle préférerait généralement se rendre à son travail grâce aux transports publics plutôt que de prendre sa voiture tous les jours. Circuler en ville, particulièrement aux heures de pointe pouvait se révéler un réel cauchemar, et elle s'était résignée à devoir respecter les horaires des bus qui sillonnaient les rues de San Francisco.
 La galerie d'art où travaillait Gillian était pratiquement déserte lorsque Caitlin y arriva, après avoir passé un quart d'heure dans un bus bondé. La jeune femme qui se trouvait à la réception leva les yeux du magazine dans lequel elle était plongée lorsqu'elle s'approcha.
 - Caitlin, bonjour, la salua-t-elle. Vous venez voir Gil j'imagine.
 Caitlin répondit d'un hochement de tête, et son interlocutrice lui apprit que celle-ci se trouvait aux archives, où elle était occupée à trier différents documents. Caitlin la remercia rapidement puis prit la direction du vieil ascenseur menant aux sous-sols. Les visiteurs n'étaient habituellement pas admis dans cette partie de la galerie, mais ce n'était pas la première fois que Caitlin allait y rejoindre sa sœur et personne ne s'étonnait plus de sa présence là-bas.
Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour s'accoutumer à l'obscurité qui régnait dans la vaste pièce où l'ascenseur la laissa, et elle finit par distinguer la silhouette de Gillian accroupie devant une étagère haute de plusieurs mètres. Entendant des pas derrière elle, Gillian tourna la tête, s'arrachant quelques secondes au travail qui retenait son attention.
 - Ah, Katie, c'est toi, constata-t-elle. J'ai eu peur que ça soit encore ce vieux grognon de Prescott, il n'a pas arrêté de surveiller le moindre de mes faits et gestes depuis le début de la journée, ajouta-t-elle dans un soupir. Tu as passé une bonne journée ?
 - Oh ça, je dirais même excellente, répliqua Caitlin avec sarcasme. Elle n'aurait probablement pas pu être meilleure !
 - D'accord, je vois. Je pensais que tu te serais calmée depuis midi, mais ça n'a de loin pas l'air d'être le cas…
 - Me calmer ? Gil, est-ce que tu réalises que papa et maman sont ici ? Je ne vois vraiment pas comment je pourrais me calmer alors que ça pourrait bien provoquer une catastrophe écologique et que ma propre sœur n'a même pas jugé nécessaire de me mettre au courant !
 - Nous y voilà, j'imagine que tu vas passer tes nerfs sur moi maintenant, c'est ça ? J'ai hésité à t'en parler malgré les instructions de maman, mais franchement, quand je vois ta réaction aujourd'hui, je ne regrette vraiment pas de ne pas l'avoir fait !
 - Je te demande pardon ?
 - Est-ce que tu as vu la montagne que tu fais de cette visite ? Katie, tu aurais été insupportable pendant trois semaines ! Sans compter que tu aurais probablement été capable de t'arranger pour te sauver en Chine pour éviter de les voir !
 - Trois semaines ? Tu le savais depuis trois semaines ?? J'arrive pas à le croire…
 - Katie, je t'en prie calme-toi. Je t'ai déjà dit que tu me fais vraiment peur quand tu te mets dans des états pareils ? Tu ferais mieux de t'asseoir et d'essayer de relativiser un peu. Est-ce que tu crois franchement que le fait de t'énerver pareillement va changer quoi que ce soit ? Ecoute, je ne suis pas particulièrement plus ravie que toi à l'idée de les voir, mais d'un autre côté ce sont nos parents et je suis sûre que les filles seront très heureuses de passer un peu de temps avec leurs grands-parents. Elles ne les ont après tout pas vu très souvent… Tu te souviens comme on pouvait se réjouir des visites de papy et mamy ?
 Caitlin se laissa tomber sur un vieux tabouret placé contre l'étagère et poussa un profond soupir.
 - Tu as peut-être raison, grommela-t-elle, à contrecœur. Est-ce que maman t'a dit pour quelle raison exactement ils ont décidé de venir jusqu'ici ?
 - Pour nous voir je suppose, répondit Gillian avec un haussement d'épaules. Je ne vois pas vraiment d'autre raison.
 - Je ne sais pas, ça me paraît bizarre. C'est vrai, ils n'ont jamais vraiment manifesté le désir de venir nous voir. Alors pourquoi maintenant ?
 - Tu sais, papa vient de prendre sa retraite, peut-être qu'ils se sont dit que c'était le moment de sortir un peu de chez eux.
 - J'aurais de loin préféré qu'ils sortent de chez eux de l'autre côté du pays, grogna Caitlin, ce qui eu pour effet d'arracher un éclat de rire à sa sœur.
 - Je suis désolée, dit cette dernière en tentant de se reprendre. Est-ce que tu comptes les inviter à manger un de ces soirs ?
 - J'imagine que je n'ai pas tellement le choix…
 - Je m'en chargerais bien, mais je doute qu'on tienne à huit dans mon appartement. Daniel sera là ?
 - Tu plaisantes ? On sort ensemble depuis à peine trois semaines, je ne tiens pas particulièrement à le faire fuir !
 Gillian ne put réprimer un sourire malicieux. 
 - Quoi ? demanda Caitlin.
 - Oh rien. A part que ça a l'air de plutôt bien marcher entre vous deux, j'ai pas raison ?
 - N'essaie pas de changer de sujet, répliqua rapidement Caitlin, esquivant ainsi la question de sa sœur. 
 Gillian jugea préférable de ne pas insister.
 - Est-ce que Joe et toi voulez venir manger à la maison ce soir ? s'enquit Caitlin, pressée de détourner aussi rapidement que possible la discussion de sa relation avec Daniel.
 - Pourquoi pas, je ne sais pas trop à quelle heure j'en aurai fini ici, mais je n'en aurai sûrement plus pour des heures. Je te passe un coup de fil quand j'ai terminé, ça marche ?
 Caitlin acquiesça d'un hochement de tête et se leva pour s'en aller. Elle avait déjà appuyé sur le bouton d'appel de l'ascenseur lorsque Gillian l'a rappela.
 - Oh, Katie… fit-elle en s'approchant.
 Caitlin se retourna pour faire face à sa cadette.
 - Je suis navrée, tu avais raison, j'aurais dû t'en parler… Tu sais, tu n'es pas la seule à être un peu nerveuse à l'idée de les revoir…
 - Je sais, répondit Caitlin en s'efforçant de sourire.
 Elle serra rapidement sa sœur dans ses bras, puis s'engouffra dans l'ascenseur dont les portes venaient de s'ouvrir à côté d'elles.

*

 Caitlin reposa le combiné du téléphone avec un soupir exaspéré. Cela faisait plus d'une heure qu'elle tentait en vain de joindre ses parents, ceux-ci ayant de toute évidence déserté leur hôtel.
 - Ils sont sûrement allés manger un truc dehors, lui dit Gillian, on réessaiera plus tard.
 Caitlin se contenta de répondre d'un hochement de tête et les deux jeunes femmes regagnèrent le salon. 
 - Vous avez réussi à les joindre ? s'enquit Joe, levant un instant les yeux de la partie de cartes dans laquelle lui, Lucy et Rose étaient plongés depuis le début de la soirée.
 - Toujours pas, soupira Caitlin en se laissant tomber sur le canapé, à côté d'Angela. 
 - J'espère qu'ils pourront venir, lança Rose.
 Les regards de Caitlin et de Gillian se croisèrent, mais aucune d'elles ne répondit quoi que ce soit. La petite fille semblait ravie à l'idée de rencontrer les grands-parents de ses sœurs, et Caitlin ne s'était pas sentie le cœur de lui révéler à quel point Jake et Elaine avait pu mépriser Jason, et encore moi que celui-ci était l'une des raisons pour lesquelles elle s'était brouillée avec eux. Angela referma le magazine qu'elle parcourait d'un œil distrait et le reposa sur la table basse.
 - Comment ça se fait qu'ils soient ici au fait ? demanda-t-elle.
 - Excellente question, répondit Caitlin. J'avoue que je me suis posé exactement la même toute la journée, mais je n'ai trouvé aucune réponse convaincante.
 - J'espère que ça se passera mieux que la dernière fois en tout cas.
 Caitlin lui lança un regard désapprobateur, mais Angela se contenta de hausser les épaules. 
 - Quoi ? C'était une véritable catastrophe cette journée, tu ne vas quand même pas prétendre le contraire ?
 - Disons qu'elle n'était effectivement pas des plus réussies, admit Caitlin à contrecœur.
 - Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda alors Rose, apparemment intriguée.
 - Rien de très grave, s'empressa de répondre Caitlin. Ma mère est un peu… pénible parfois, mais ça n'est pas très important. 
 La fillette sembla se satisfaire de cette réponse évasive et reporta son attention sur son jeu, au plus grand soulagement de Caitlin. Une trentaine de minutes s'écoulèrent avant que cette dernière tente à nouveau d'appeler ses parents, cette fois-ci avec davantage de succès que les précédentes.
 - Oh, c'est toi Katie, répondit son père en reconnaissant la voix de sa fille.
 La jeune femme songea qu'il cachait particulièrement mal sa déception.
 - Comment allez-vous ? demanda-t-elle, plus par politesse que par réel intérêt. J'ai essayé de vous joindre une bonne partie de la soirée…
 - Oh, oui nous, heu… nous étions allés faire un petit tour, histoire de prendre un peu l'air… C'est une très jolie ville, vraiment.
 - C'est vrai… On se disait, Gil et moi, que comme vous êtes ici, vous accepteriez sûrement de venir manger à la maison, demain soir par exemple…
 Jake sembla hésiter une seconde avant de répondre.
 - C'est très gentil à toi ma chérie, répondit-il d'une voix étrange. Mais je ne sais pas si ça va être possible…
 - Un autre soir alors ?
 - Je ne sais pas trop… tu comprends, on ne voudrait pas te déranger, ta famille et toi…
 Caitlin avait beaucoup de mal à dissimuler sa contrariété face aux simagrées de son père.
 - Tu m'as dit toi-même que vous vouliez voir vos petites-filles ! s'exclama-t-elle avec impatience. J'avoue que j'ai du mal à comprendre à quoi vous jouez !
 - Oh mais bien sûr que nous voulons les voir, c'est juste que…
 - Que quoi papa ? Maman ne se sent pas d'humeur à faire le déplacement de l'hôtel jusqu'ici ?
 - Katie, je t'en prie, ne dit pas de choses pareilles, soupira Jake.
Caitlin remarqua pour la première fois la grande lassitude qui perçait dans la voix de son père et sentit un vague remord l'envahir.
 - Ce n'est pas ça, tu le sais bien, continua-t-il. 
 - Qu'est-ce qu'il y a alors ?
 - Rien ma chérie… rien du tout… Tu sais quoi ? Tu vas oublier tout ça, nous serons évidemment très heureux de venir, c'est vraiment gentil de ta part de nous inviter. Mais il faudra que tu nous expliques comment on vient jusque chez toi, je ne tiens pas particulièrement à perdre ta mère dans les rues de San Francisco.
 - Ne t'inquiète pas pour ça, Gil ou moi passerons vous chercher. Vers dix-huit heures ça peut aller ?
 - Je préférerais dix-neuf heures, si ça ne t'ennuie pas…
 - Non bien sûr, soupira Caitlin. Dix-neuf heures ça sera parfait. Est-ce que je peux lui parler ?
 - Parler à qui ?
 - A maman. J'aimerais au moins lui dire bonsoir.
 Jake marqua une légère hésitation avant de répondre.
 - Je… je crains qu'elle ne puisse pas prendre le téléphone, elle est très fatiguée… à cause du décalage horaire… Tu comprends, elle n'est pas habituée aux longs voyages…
 - Je vois, répondit froidement la jeune femme. Bien, dans ce cas tu lui souhaiteras une bonne nuit de ma part. A demain papa.
 Caitlin raccrocha sans laisser à son père le loisir de lui donner davantage d'explications. L'entendre chercher des excuses au comportement de sa mère était vraiment la dernière chose dont elle avait besoin.
 - Alors ? s'enquit Gillian, lorsque sa sœur revint au salon.
 - Ils viennent. A contrecœur visiblement, mais ils viennent quand même. Par contre il faudra passer les prendre à l'hôtel, est-ce que je peux te laisser t'en charger ?
 - Bien sûr… Qu'est-ce que tu veux dire par "à contrecœur" ?
 Caitlin haussa les épaules.
 - J'ai vraiment eu l'impression que ça ne les enchantait pas plus que ça, ne me demande surtout pas pourquoi. D'ailleurs, je me demande pourquoi j'ai tellement insisté, après tout s'ils ne veulent pas venir, je ne vais pas les forcer.
 - Ca n'a aucun sens, fit remarquer Gillian, visiblement perplexe. Pourquoi papa t'aurait-il appelée dans ce cas ?
 - Excellente question, soupira Caitlin. Encore un des nombreux mystères liés à nos parents et que je ne parviendrai probablement jamais à résoudre… Tu viens me donner un coup de main à la cuisine ?
 Gillian hocha la tête, se leva et suivit sa sœur hors de la pièce. Le silence retomba pendant quelques secondes avant que Rose ne le rompe.
 - Pourquoi est-ce que Kate ne s'entend pas avec ses parents ? demanda-t-elle en se tournant vers Joe. 
 Celui-ci échangea un regard avec Angela. Il était légitime que la fillette pose des questions concernant le comportement de Caitlin, mais il avait le sentiment de ne pas être le mieux placé pour y répondre.
 - Ca fait des années qu'ils sont fâchés, surtout avec sa mère, répondit Lucy à sa place. 
 - Oui, mais pourquoi ? insista la fillette.
 - Je crois que c'est assez compliqué… répliqua la jeune adolescente.
 Elle ne semblait pas souhaiter se mêler des histoires de famille de sa mère davantage que Joe. Rose fronça les sourcils et se tourna vers ce dernier, en quête d'une réponse plus précise.
 - Lucy a raison, c'est compliqué, Rose.
 - Pas tant que ça en fait, intervint Angela. Je crois que maman s'entendait plus ou moins avec eux jusqu'à l'année avant ma naissance.
 - Qu'est-ce qui s'est passé ?
 - Elle a commencé à sortir avec papa. Grand-mère et grand-père ne l'aimaient pas beaucoup je crois, et quand elle est venue s'installer ici avec papa, ça les a fâchés. C'est tout.
 Rose n'ajouta rien, mais garda les yeux dans le vague, comme si elle avait du mal à comprendre les paroles de sa sœur.
 - Ca veut dire, murmura-t-elle au bout de quelques secondes, que papa et Kate devaient être très amoureux, non ?
 - Sûrement oui, répondit Angela en haussant les épaules.
 - Tu crois qu'il… qu'il l'aimait autant qu'il aime… qu'il aimait maman ?
 La petite fille semblait soudain au bord des larmes.
 - Je n'en sais rien, répliqua rapidement la jeune fille, réalisant qu'elle n'aurait probablement pas dû en dire autant. C'est possible oui.
 - Pourtant ils… ils avaient l'air de se détester, non ? Quand on est venus chez vous ce… ce jour-là ? Ils… ils n'ont pas arrêté de se disputer…
 Personne ne répondit. Angela s'en voulait à présent violemment de ne pas s'être tue et aurait donné n'importe quoi pour pouvoir retirer tout ce qu'elle venait de dire.
 - Pourquoi est-ce qu'ils se détestaient, s'ils ont vraiment été très amoureux ? insista Rose.
 - Ce sont des choses qui arrivent, intervint Joe en attirant la petite fille près de lui. Certaines personnes peuvent s'aimer très fort, et puis ça ne marche plus…
 Rose leva vers lui un regard perplexe. Il était évident que tout cela dépassait totalement son entendement d'enfant. Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais au même instant Gillian réapparut dans l'encadrement de la porte.
 - Le repas est prêt, annonça-t-elle.
 Lucy se leva rapidement, prit Rose par la main et l'entraîna à sa suite. Gillian tourna un regard interrogateur vers Joe, mais celui-ci lui fit un léger signe de la tête, lui signifiant de ne pas poser de questions. Il la prit par les épaules et ils prirent à leur tour la direction de la cuisine, suivis par Angela.

*

 Lorsque Caitlin alla se coucher ce soir-là, elle sentit son estomac se nouer rien qu'en songeant à l'épreuve qui l'attendait le lendemain. Lors de sa dernière rencontre avec ses parents, à laquelle Angela avait fait allusion en début de soirée, sa mère n'avait pas manqué de lui rappeler, souvent avec méchanceté, à quel point elle avait toujours considéré Jason comme un incapable qui lui gâcherait la vie, combien de fois elle le lui avait répété, ajoutant qu'elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même si les choses avaient mal tourné. Elle l'avait supporté avec une certaine patience, en dépit du fait que son divorce ne remontait alors qu'à quelques mois. Mais elle n'osait imaginer l'impact qu'auraient de telles paroles sur Rose, surtout prononcées par une personne qu'elle semblait imaginer aussi douce et bienveillante que sa grand-mère paternelle. Plus elle y pensait, plus elle regrettait d'avoir insisté pour qu'ils viennent. Le fait que son père refuse son invitation l'avait mise hors d'elle, mais cela aurait en définitive arrangé tout le monde, elle en premier. 
 Elle se redressa vivement dans son lit, rejetant ses couvertures. Son esprit bouillonnait et elle était incapable de trouver le sommeil. Elle alluma sa lampe de chevet et s'assit sur le bord de son lit, la tête appuyée dans ses mains. Malgré toutes les années qui s'étaient écoulées depuis qu'elle avait quitté leur domicile, ses parents parvenaient toujours à compliquer sa vie à un degré que Jason lui-même n'avait probablement jamais atteint.
Quelques coups discrets frappés à la porte de sa chambre la tirèrent de ses pensées. Machinalement, elle jeta un rapide coup d'œil à son réveil pour constater qu'il passait minuit. Elle se leva pour aller ouvrir et se trouva nez à nez avec Rose.
 - J'ai vu la lumière, chuchota la fillette sans laisser le temps à Caitlin de lui demander ce qu'elle faisait là à une heure pareille. Je n'arrive pas à dormir…
 Caitlin hocha la tête et la prit doucement par les épaules, l'attirant à l'intérieur avant de refermer la porte derrière elle. Rose s'assit en tailleur sur le lit et la jeune femme prit place à côté d'elle.
 - Est-ce que tu voulais me dire quelque chose ? demanda-t-elle, intriguée par l'expression grave qu'arborait la petite fille.
 - En fait, énonça celle-ci, j'ai une question…
 Elle parlait d'une voix lente, comme si elle cherchait les mots nécessaires à formuler ce à quoi elle avait déjà passé des heures à réfléchir.
 - Joe, Lucy et Angie n'ont pas voulu me répondre tout à l'heure… C'est à propos de papa… de papa et de toi…
 Caitlin sentit son cœur s'accélérer. Elle avait toujours su qu'un jour, Rose lui poserait des questions, mais ne s'était pas attendue à ce que ça arrive si tôt.
 - Je t'écoute ma puce.
 - En fait, je me demandais… Pourquoi est-ce que vous avez arrêté de vous aimer, papa et toi ? Joe a dit que ça arrive, mais je ne comprends pas…
 Caitlin demeura silencieuse quelques instants, cherchant comment expliquer quelque chose qu'elle ne parvenait pas à comprendre elle-même à une fillette de huit ans.
 - Est-ce que tu as déjà eu une amie que tu aimais très fort et avec qui, un jour, tu ne t'es plus entendue ? demanda-t-elle finalement.
 Rose hocha lentement la tête.
 - Lisa Williams, elle venait toujours jouer à la maison après l'école. Et puis un jour il y a eu une nouvelle dans notre classe et elles étaient toujours ensemble. Elles allaient toujours voir les matchs de basket-ball de leurs grands frères, je n'allais pas avec elle parce que je trouvais ça bête… Mais Lisa préférait aller là-bas plutôt que venir à la maison…
 Caitlin passa un bras autour des épaules de la petite fille.
 - Et bien tu vois, murmura-t-elle, c'est quelque chose d'un peu pareil qui s'est passé entre ton papa et moi. Au début, on passait beaucoup de temps ensemble. On était très jeunes à cette époque, à peine plus vieux qu'Angie. Et en vieillissant un peu, on s'est rendu compte qu'on n'avait pas tant de choses en commun et qu'on serait peut-être plus heureux si on vivait séparément… Tu comprends ?
Rose acquiesça.
 - Mais pourquoi est-ce que vous vous détestiez ?
 - Je ne crois pas que nous nous détestions… En fait, c'est difficile à expliquer, murmura Caitlin. Nous avions des avis différents sur bien des sujets, et c'est pour ça que nous avions du mal à nous entendre. Et puis je crois que j'en voulais aussi un peu à ton papa parce qu'il ne venait pas voir Angie et Lucy très souvent…
 - J'aurais bien aimé les connaître plus tôt, soupira la fillette. C'est dommage que nous ne soyons jamais venus avant…
 - Tu devrais retourner essayer de dormir à présent, lui conseilla la jeune femme après quelques secondes de silence. Tu as école demain matin, tu vas être fatiguée si tu ne vas pas te reposer…
 Rose répondit d'un hochement de tête et quitta la pièce en silence, après que Caitlin lui eut souhaité une bonne nuit. En la regardant tourner les talons, Caitlin sentit son cœur se serrer. Une infime partie d'elle-même s'en voulait d'avoir mentit à la petite fille. Elle se refusait cependant à être celle qui briserait l'image dorée qu'elle gardait de son père. Ce n'était de toute façon pas vraiment un mensonge, songea-t-elle. Je n'ai fait que déformer un peu la vérité… Elle se pencha pour éteindre la lumière et se glissa sous sa couverture. A quoi servirait-il, de toute façon, que Rose sache comment les choses s'étaient réellement passées, alors que même Lucy l'ignorait ? Tout cela appartenait désormais au passé, et Caitlin refusait que l'ombre de Jason ne vienne mettre en péril le fragile équilibre sur lequel reposait désormais sa vie familiale.

*

 - A quelle heure est-ce que tu as dit que tu passerais les prendre ?
 Gillian leva les yeux de la revue d'art dans laquelle elle était plongée. Joe avait passé toute l'après-midi au bar et elle n'avait pas remarqué qu'il était venu s'asseoir en face d'elle.
 - Six heures et demi, répondit-elle en jetant un coup d'œil à sa montre.
 Il était un peu moins de six heures, et le café était pratiquement désert. Gillian savait néanmoins que ce calme ne durerait pas longtemps et que le cuisinier s'affairait déjà derrière son fourneau.
 - Tu es sûr que tu n'as pas besoin de moi, s'enquit-elle. Je peux leur téléphoner pour leur dire que je passe un peu plus tard… 
 - Je t'assure que ça ira très bien. Leah devrait arriver d'ici un quart d'heure, et Will sera là à sept heures, pour s'occuper du bar. Je pense pouvoir m'éclipser vers huit heures, ils s'en sortiront très bien à trois pour faire la fermeture.
 - J'imagine qu'il n'y a vraiment aucune chance que tu puisses partir plus tôt…
 - Ca risque d'être difficile, on a toujours plus de monde vers sept heures… Tu aurais voulu que je vienne avec toi à l'hôtel ?
 La jeune femme hocha la tête.
 - Tout ça me rend assez nerveuse, admit-elle. Je me serais sentie plus à l'aise si tu avais été là…
 Joe prit tendrement sa main dans la sienne. 
 - Je suis sûr que ça se passera très bien.
 - On voit que tu ne connais pas nos parents, soupira Gillian. Ca fait tellement longtemps que ni Katie ni moi ne les avons vus… J'espère vraiment que maman fera un effort et qu'elle se comportera correctement, elle a été odieuse la dernière fois…
 - Est-ce qu'ils sont au courant pour Rose ?
 Gillian leva les yeux vers lui et haussa les épaules.
 - Honnêtement, je n'en sais rien. Mais j'en doute. Si Katie leur avait téléphoné récemment pour une raison ou une autre, je pense qu'elle me l'aurait dit… Ca risque d'être encore pire que ce que je craignais… Maman a toujours méprisé Jason au plus haut point, ça m'étonnerait qu'elle réagisse bien en apprenant que Katie a recueilli sa fille…
 - Peut-être que tu devrais les prévenir toi-même, avant qu'ils n'arrivent…
 - Je pense que c'est ce que je vais faire… Avec un peu de chance, on arrivera à éviter que maman ne fasse une crise devant les filles…
 - Tu penses vraiment qu'elle serait capable de faire ça ?
 - Oh que oui ! C'est même précisément le genre de chose dont elle serait capable ! Je me rappelle, je devais avoir 17 ans et je sortais avec un type qui s'appelait Bart - ne rigole pas, il était très gentil ! Nous l'avions croisé un jour alors que je faisais des courses avec elle au supermarché, je ne sais plus exactement ce qui s'est passé mais ça s'est terminé avec elle qui hurlait pour tout l'établissement que ce garçon n'était pas assez bien pour moi et qu'elle m'interdisait de le revoir. Et le pire, c'est qu'il était toujours juste en face d'elle. Elle adore ça, laver son linge sale en public, se donner en spectacle… Elle pense que ça lui donne de l'importance. 
 - Elle a peut-être changé, tenta-t-il de la rassurer. Tu l'as dit toi-même, vous ne vous êtes pas vues depuis longtemps… Après tout, tes parents ne seraient probablement pas venus jusqu'ici s'ils n'avaient pas l'intention de renouer le contact avec toi et Kate…
 - Tu as peut-être raison, soupira Gillian. 
 - Tu verras, je suis sûr que tu t'inquiètes pour rien, ajouta-t-il tout en se penchant pour l'embrasser. 
 Elle s'efforça de sourire, mais sans grande conviction.
 Les minutes suivantes s'écoulèrent avec une rapidité exaspérante. Une vingtaine de minutes plus tard, elle quitta le café à contrecœur et prit la direction de l'hôtel où étaient installés ses parents. Il n'était pas situé très loin du café, mais la jeune femme n'avait pas prévu les embouteillages qui bloquaient la route. Il approchait dangereusement de sept heures moins vingt lorsqu'elle gara sa voiture dans le vaste parking de l'hôtel et il lui sembla déjà entendre sa mère lui faire remarquer qu'elle était en retard. 
 - Gillie, c'est toi ! s'exclama Jake en lui ouvrant la porte.
 Il lui adressa un large sourire et l'attira dans ses bras. Gillian se laissa faire, tout en songeant que, malgré son apparente bonne humeur, son père paraissait dix ans de plus que son âge.
 - Nous commencions à nous inquiéter, ajouta-t-il en fermant la porte derrière elle. Dans une ville comme celle-ci, Dieu sait ce qui peut arriver.
 - Il n'y avait pourtant aucune raison de s'inquiéter, et encore moins de s'étonner, répliqua sèchement une voix provenant de la petite salle de bains contiguë à la chambre. Tu sais très bien que ta fille n'a jamais su tenir un horaire.
 La jeune femme avait réellement espéré que les paroles rassurantes de Joe s'avéreraient correspondre à la réalité, et les paroles de sa mère la blessèrent d'autant plus. 
 - Je suis ravie de te voir moi aussi, maman, rétorqua-t-elle avec froideur.
 - Ne lui en veut pas, je t'en prie, lui souffla son père. Elle n'est pas vraiment elle-même en ce moment, tu sais…
 Gillian s'apprêtait à lui demander pour quelle raison il disait cela, mais Elaine émergea de la salle de bain au même instant. Droite et fière malgré sa petite taille, il était évident que son plus grand désir était de préserver l'image de la femme jeune et belle qu'elle avait été. Mais Gillian se surprit à penser que ni le maquillage, ni les bijoux, et encore moins les grands airs qu'elle se donnait ne suffisaient plus désormais à dissimuler l'œuvre du temps.
 - Tu es superbe maman, mentit Gillian en s'avançant pour l'embrasser.
 Aucun sourire ne vint éclairer les traits sévères de la vieille femme. 
 - Tu plaisantes ! s'exclama-t-elle avec dédain. Ce maudit décalage horaire m'a complètement chamboulée, je ne me suis jamais sentie aussi épuisée depuis longtemps.
 Gillian se garda de tout commentaire et se tourna vers son père.
 - Il y a quelque chose dont j'aimerais vous mettre au courant avant que nous arrivions chez Katie.
 - Bien sûr chérie, de quoi s'agit-il ?
 - Tu te souviens de Jason j'imagine.
 - Ce vaurien ! s'exclama Elaine. Difficile de l'oublier !
 - Il est mort maman. Il a eu un accident de voiture, ni lui ni sa femme ne s'en sont sortis.
 - Et bien, j'ignore ce que valait cette pauvre fille, mais il est certain que le monde ne se portera pas plus mal s'il n'en fait plus partie !
 - Tu n'as vraiment aucun cœur, n'est-ce pas ? s'emporta Gillian.
 Elle-même n'avait jamais porté Jason dans son cœur, mais l'attitude de sa mère lui paraissait on ne peut plus déplacée.
 - Je ne vais tout de même pas me lamenter sur le sort d'un abruti qui a gâché la vie de ma fille !
 - Et bien figure-toi que cet "abruti" et sa femme avaient une petite fille, elle s'appelle Rose et elle n'a que huit ans !
 - C'est cette enfant que sa femme attendait lorsque ta sœur l'a quitté j'imagine. C'est bien triste pour elle de se retrouver ainsi orpheline, mais j'ignore pourquoi tu nous racontes cela ! Comme si les petites histoires concernant Jason Pryce et sa progéniture risquaient de nous intéresser…
 Gillian se tourna vers son père, à la recherche d'un peu de secours.
 - Quand est-ce arrivé ? demanda-t-il avec douceur, montrant un soupçon plus de compassion que son épouse.
 - Il y a un peu moins de quatre mois, soupira la jeune femme. La petite Rose n'avait aucune famille pour s'occuper d'elle et… Et bien, Katie l'a recueillie…
 - Quoi ? s'exclama Elaine. Tu veux dire que ta sœur a adopté la fille de Jason ? Celle qu'il a eue en la trompant délibérément avec cette espèce de…
 - Maman par pitié ne commence pas ! Ca n'a pas été une décision facile à prendre pour elle, loin de là. Mais c'est du bonheur d'une petite fille de huit ans dont il s'agit et Katie a su faire passer cela avant la rancune qu'elle éprouvait à l'égard de Jason ! Tout ce que j'espère c'est que tu sauras te montrer suffisamment adulte pour en faire autant !
 - Comment oses-tu me parler sur ce ton !
 - Je te parlerai comme bon me semble, répliqua Gillian en fusillant sa mère du regard. Et je te préviens, ne t'avises pas de faire la moindre remarque devant l'une des filles ! Rose est une petite fille adorable, elle se réjouit de vous rencontrer et je t'interdis de la décevoir !
 Elaine ouvrit la bouche mais aucune parole ne s'en échappa.
 - Est-ce que vous êtes prêts ? demanda Gillian en se tournant vers son père.
 Celui-ci répondit d'un hochement de tête et Gillian les précéda tous deux hors de la pièce. Le trajet s'effectua dans le silence, hormis quelques commentaires proférés à voix basse par Elaine, qui était installée à l'arrière. En approchant de la maison, Gillian reconnut la silhouette de Lucy, qui guettait leur arrivée depuis la fenêtre de la cuisine. Apercevant la voiture de sa tante, la fillette laissa retomber le rideau et disparut à l'intérieur. Gillian jeta un œil à sa droite et constata que son père regardait dans la même direction qu'elle.
 - Est-ce que tu te rends compte que nous n'avons pas vu nos petites filles depuis sept ans, Elaine ? demanda-t-il rêveusement. Lucy allait encore au jardin d'enfants ! Ce doit être presque une adolescente à présent…
 - Elle aura treize ans en mai, confirma Gillian, tout en manœuvrant pour garer son véhicule à côté de celui de Caitlin. Et Angie en a eu seize en octobre.
 - Seize ans… J'ai peine à croire qu'autant de temps ait passé depuis que… 
 Les yeux du vieil homme s'assombrirent et Gillian se hâta de sortir de la voiture. Elle les précéda dans la petite allée menant à la maison de sa sœur et entra la première lorsque celle-ci leur ouvrit la porte.
 - Je les ai déjà prévenus, pour Rose, lui glissa-t-elle à l'oreille en passant à côté d'elle.
 Caitlin adressa à sa sœur un regard rempli de reconnaissance et s'avança pour accueillir ses parents.
 - Katie, ma chérie ! s'exclama Jake en étreignant sa fille. Tu n'as pas idée à quel point nous sommes heureux de vous revoir enfin, toutes les deux.
 - Je suis contente aussi, papa, répondit Caitlin sans grande conviction.
 Son regard se porta sur sa mère, qui se tenait derrière Jake. Celle-ci l'observait avec froideur et n'esquissa aucun sourire lorsque sa fille vint l'embrasser.
 - Mon Dieu qu'elles ont grandi ! s'exclama Jake, apercevant Angela et Lucy qui se tenaient un peu en retrait. Les deux adolescentes s'approchèrent presque à contrecœur, suivies de près par Rose. 
 - Bonsoir grand-père, le salua poliment Angela.
 - Tu es le portrait de ta mère au même âge, soupira le vieil homme. Et voici probablement la petite Rose, ajouta-t-il en posant les yeux sur la fillette.
 Caitlin sentit aussitôt sa mère se crisper à côté d'elle et préféra détourner la conversation.
 - Les filles vont vous faire visiter la maison, j'ai encore deux ou trois choses à préparer à la cuisine.
 Jake et Elaine suivirent leurs petites filles au premier étage tandis que Caitlin demeurait seule avec Gillian.
 - Elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup changé, soupira-t-elle.
 - C'est le moins qu'on puisse dire… J'espère ne pas avoir commis d'erreur en leur parlant moi-même de Rose…
 - Non au contraire, tu as bien fait… Je voulais le leur dire hier au téléphone, mais j'étais tellement furieuse… Comment est-ce qu'elle l'a prit ?
 - A ton avis ? 
 - Je m'en doutais… Il ne reste qu'à espérer qu'elle saura se tenir en présence des filles…

*

 Le début de la soirée s'écoula avec une lenteur telle que Caitlin se demanda si ce calvaire prendrait fin un jour. Visiblement décidé à rétablir le contact entre lui et sa famille, Jake parlait d'un ton joyeux de l'époque où Caitlin et Gillian vivaient encore sous leur toit. Angela, Lucy et Rose ne tardèrent pas à se laisser contaminer par la bonne humeur de leur grand-père, sans se soucier du peu d'intérêt que leur portait Elaine. Celle-ci n'ouvrait que rarement la bouche, se contentant de promener tout autour d'elle un regard inquisiteur. 
Joe arriva un peu après huit heures, alors qu'ils s'apprêtaient à passer à table. 
 - Est-ce que ça va ? demanda-t-il discrètement à Gillian en prenant place à côté d'elle.
 - Ca pourrait être pire, se contenta de répondre la jeune femme en s'efforçant de sourire.
 L'attitude de sa mère était certes exaspérante, mais elle ne pouvait nier le fait que son père faisait de réels efforts, particulièrement avec Angela, Lucy et Rose. Il s'était également montré tout à fait courtois à l'égard de Joe lorsqu'elle le lui avait présenté quelques minutes plus tôt, tandis que Elaine s'était contentée de le saluer avec la froideur qui la caractérisait. Le repas se déroula dans de bien meilleures conditions que ce à quoi Gillian et Caitlin s'étaient attendues et, au bout de quelques instants, les deux jeunes femmes parvinrent même à ne plus prêter garde à la mauvaise volonté dont leur mère faisait preuve.
 - Oh, j'allais oublier, dit soudain Jake.
 Le repas tirait alors à sa fin, et Caitlin venait tout juste d'apporter le café ainsi qu'une tarte aux pommes préparée par Lucy et Rose.
 - J'ai des salutations pour toi, Katie, continua-t-il en se tournant vers sa fille aînée. Tu te souviens sûrement de Joan Burke, n'est ce pas ?
 Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour parvenir à mettre un visage sur ce nom.
 - C'était pas cette grande fille blonde et stupide qui était à la fac avec toi ? demanda Gillian.
 - Oui bien sûr ! répondit Caitlin. 
 Un sourire amusé se dessina sur son visage.
 - Evidemment que je me souviens d'elle, difficile de l'oublier ! Qu'est-ce qu'elle devient ?
 - Et bien, elle est avocate bien entendu, répliqua Elaine d'un ton tranchant. C'est ce que font la plupart des gens ayant fait la fac de droit.
 Le silence tomba sur la pièce et tous les yeux se tournèrent vers le bout de la table où elle était installée. Caitlin et Gillian échangèrent un regard mais ne dirent rien, préférant ignorer les insinuations de leur mère. Cette dernière ne l'entendait en revanche pas de cette oreille.
 - Elle s'est mariée il y a cinq ans, continua-t-elle, son premier enfant est né il y a un peu plus d'un an. Oui, je discute souvent avec sa mère, elle est intarissable quand il s'agit de sa fille, elle est très fière d'elle. Il faut dire qu'elle a de quoi l'être. J'aimerais tellement pouvoir en dire autant, acheva-t-elle avec un soupir dramatique.
 Gillian manqua de s'étouffer avec une bouchée de tarte et Caitlin jeta à sa mère un regard furieux. Un rictus de satisfaction déforma les traits d'Elaine, trop heureuse de l'effet qu'elle avait produit.
 - Elaine ! protesta Jake en adressant à sa femme un regard de reproches.
 - Et bien quoi ? reprit-elle. Je ne vais tout de même pas prétendre pouvoir être fière de vous deux alors que je n'ai presque aucune raison de l'être !
 - Maman ça suffit, souffla Caitlin.
 La jeune femme devait fournir un effort colossal pour contenir sa colère, et un coup d'œil jeté dans la direction de sa sœur lui indiqua que celle-ci était dans le même cas.
 - Qu'espères-tu, Caitlin ? Que je prétende n'avoir pas rêvé d'une autre vie pour toi que celle-ci ?
 Elaine jeta autour d'elle un regard méprisant qui s'arrêta sur Rose, assise en face d'elle.
 - Lucy, je crois que ta petite sœur et toi devriez monter dans vos chambres, fit Caitlin sans répondre à sa mère.
 Les deux fillettes n'eurent pas besoin de se faire prier. Elles se levèrent de table et s'éclipsèrent rapidement, suivies d'Angela qui ne tenait visiblement pas non plus à entendre la pluie de méchancetés qui s'apprêtait à se déverser de la bouche de sa grand-mère.
 - C'est ça, éloigne-les, grogna Elaine lorsque ses petites filles eurent quitté la pièce. Aurais-tu peur que tes filles n'entendent la vérité ?
 - Elaine, calme-toi je t'en prie, intervint Jake. Tu sais bien que ça n'est pas raiso…
 - Et toi ne te mets pas de leur côté ! Comment peux-tu supporter de voir quel genre de vie tes filles ont choisi ? 
 - Maman tu dépasses les bornes ! s'exclama Gillian.
 - Je ne dépasse rien du tout ! répliqua Elaine, dont le visage avait viré au pourpre. Peut-être aurais-je dû te le dire plus tôt au contraire ! Quand cesseras-tu de vivre dans tes rêves de petite fille ? Quand accepteras-tu de mener une vie convenable, de trouver un travail stable et de te marier ? Ce rêve ridicule de vivre de ta peinture, c'était tout juste bon quand tu avais douze ans ! Tu en as presque trente à présent, peut-être qu'il serait grand temps de redescendre sur Terre !
 - Vous n'avez aucun droit de lui parler ainsi ! protesta Joe. Gil est une artiste de talent !
 - Ne vous mêlez pas de ça mon garçon, tout cela ne concerne que mes filles et moi !
 - Dans ce cas, cessez de hurler pour tout le voisinage.
 Elaine le toisa un instant du regard.
 - Tout cela ne devrait guère m'étonner, en somme, reprit-elle après quelques secondes d'un silence pesant. Pourquoi ne l'épousez-vous pas dans ce cas, ma si merveilleuse fille ? Qu'est-ce qui…
 - Arrête ça tout de suis, maman ! la coupa Gillian. Je mènerai la vie qu'il me chante, peu importe que ça te plaise ou non ! En fait, ce que tu ne supportes pas, c'est de voir que Katie et moi sommes tout à fait heureuses alors que nous avons refusé de suivre le chemin que tu avais tracé pour nous !
 Elaine émit un petit rire sardonique. 
 - Heureuses ? grimaça-t-elle. Crois-tu vraiment que ta sœur puisse être heureuse, à élever ainsi la fille de son infidèle d'ex-mari ?
 - C'en est trop, s'emporta Caitlin, incapable de maîtriser plus longtemps la colère qui bouillonnait en elle. Sors d'ici !
 - Tu oserais mettre ta propre mère à la porte ?
 - Et toi, comment oses-tu proférer de telles horreurs sous mon toit ? Je ne veux plus te voir ici, tu me donnes envie de vomir !
 - Katie, s'il te plaît… tenta d'intervenir Jake.
 - Je suis désolée papa. Je m'étais promis de faire des efforts, mais elle est allée beaucoup trop loin !
 - Pourtant, je n'ai rien dit d'autre que la vérité ! Tu peux te voiler la face si ça te chante, mais cette petite créature que tu as accueillie n'est que ça, le résultat de la tromperie de ton ex-mari ! J'ai peine à comprendre comment ma fille a bien pu tomber aussi bas !
 - Et moi j'ai peine à comprendre comment celle qui m'a mise au monde peut faire preuve d'aussi peu de cœur ! Va-t-en !
 Elaine s'apprêtait à répondre, mais avant qu'elle n'ait eu le temps de le faire, Jake l'empoigna par le bras et la tira à sa suite hors de la pièce.
 - Gillie, est-ce tu veux bien nous appeler un taxi s'il te plaît ?
 - Je m'en occupe, répondit Joe en sortant son portable de la poche de son jean. 
 Gillian le remercia d'un hochement de la tête et suivit ses parents jusqu'au hall d'entrée, tandis que Caitlin, écœurée, était incapable de bouger de sa chaise. Jake aida son épouse à enfiler son manteau puis celle-ci quitta la maison sans même se retourner.
 - Je suis désolé, soupira Jake en se tournant vers Gillian. Vraiment désolé, pour tout…
 - Ce n'est pas de ta faute, papa…
 - C'était une mauvaise idée de venir ici… Je pensais qu'elle saurait se contenir, qu'après toutes ces années…
 - Tu ne pouvais pas deviner…
 Jake hocha la tête et releva les yeux vers sa fille.
 - Ne crois rien de ce qu'elle a dit, je t'en supplie, dit-il en posant une main sur la joue de la jeune femme. Ne cesse jamais de croire en tes rêves, jamais. Je suis sûre qu'un jour, les toiles de Gillian Callaghan s'arracheront dans le monde entier. Je suis très fier de vous deux, dis-le à ta sœur. J'ai de la chance d'avoir deux filles aussi exceptionnelles, sans parler de mes petites filles. Elles sont merveilleuses, toutes les trois… Et ton ami a l'air de quelqu'un de bien, Gillie… Je t'aime, ma chérie… J'aurais aimé que les choses se passent autrement…
 - Je t'aime aussi papa, murmura la jeune femme en serrant son père dans ses bras. Appelle-nous plus souvent.
 - Je le ferai, affirma le vieil homme. Embrasse ta sœur pour moi, tu veux ?
 Mais au même moment, il aperçut Caitlin qui se tenait un peu plus loin, appuyée contre l'encadrement de la porte menant au salon, les yeux brillants de larmes. Elle s'avança lentement à sa rencontre et le serra à son tour contre elle.
 - Ne lui en veut pas, Katie chérie. Je suis persuadé qu'elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle a dit…
 - Et moi je suis persuadée du contraire… soupira la jeune femme. Mais ça ne fait rien. Je suis contente de t'avoir revu. 
 Jake hocha la tête et un faible sourire se dessina sur son visage.
 - J'avais apporté ça pour mes petites filles, ajouta-t-il en sortant deux petits paquets de la poche intérieure de son manteau. Donne-les leur de ma part. Il n'y en a que deux, j'ignorais pour la petite… Ce sont des petits bracelets à breloques, je crois qu'Angie est un peu trop grande pour ça de toute façon…
 - Je lui expliquerai, acquiesça Caitlin en prenant les paquets des mains de son père. Elle comprendra.
 Au même instant, un coup de klaxon retentit dans l'allée.
 - Je crois que le taxi est là, soupira Jake. Bonne nuit mes chéries, j'espère qu'il ne s'écoulera pas autant de temps avant que nous ayons l'occasion de nous revoir.
 Caitlin et Gillian acquiescèrent d'un signe de tête muet et accompagnèrent leur père à l'extérieur, d'où elles regardèrent le taxi s'éloigner dans la nuit. Puis, toujours sans un mot, elles remontèrent lentement les marches du perron et refermèrent la porte d'entrée derrière elles.

 

Fin