Nouvelle Donne - épisode 1.03

Examen de Conscience

 - Ca ne sert à rien du tout ! s'exclama Angela en jetant violemment son crayon à l'autre bout de la pièce. Franchement, ça fait bientôt deux heures que je suis là et on n'a fait strictement aucune avance !
 L'adolescente se leva de la chaise sur laquelle elle était installée et se mit à faire les cent pas dans la chambre.
 - Si tu te concentrais à peine un peu plus, je suis sûre que ça irait nettement mieux, rétorqua Kira en se tournant vers elle. Tu n'y arriveras pas si tu ne fais aucun effort pour comprendre !
 - Mais j'en fais, je t'assure ! Et ça n'a rien à voir avec une stupide question de concentration, ça serait trop facile ! Je suis idiote et trop nulle en maths, voilà tout !
 - Idiote ou pas, tu as de toute façon plutôt intérêt à réussir ce contrôle, tu sais très bien ce qui va se passer sinon…
 Angela soupira profondément et se laissa tomber sur le sol, l'air découragé et abattu. Comme toujours, Kira avait raison. Ses notes avaient toujours eu une fâcheuse tendance à tirer davantage vers le bas que vers le haut, mais les résultats de ses derniers contrôles de mathématiques s'étaient avérés tout simplement catastrophiques. A tel point que ses professeurs lui avaient posé un ultimatum : soit elle s'arrangeait pour remonter sa moyenne, soit elle serait contrainte de quitter l'équipe de basket-ball dont elle faisait partie, du moins de manière provisoire.
 - En plus c'est totalement ridicule, grommela la jeune fille. Ce n'est pas en m'empêchant de jouer au basket qu'ils vont m'aider à améliorer mes notes. Retirer complètement l'algèbre du programme scolaire, ça ça serait une excellente idée !
 Kira leva les yeux au ciel. Elle était habituée aux lamentations de son amie dès qu'il était question de son travail scolaire et ne prenait plus toujours la peine de relever, mais il arrivait également que son comportement défaitiste lui tape sur les nerfs.
 - Ecoute Angie, si tu n'es pas décidée à travailler, personnellement ça m'est égal. Je trouverais ça dommage pour toi, mais après tout c'est ton problème et franchement j'ai d'autres choses à faire que de passer l'après-midi à essayer de te convaincre que ce serait idiot de mettre en péril ton appartenance à l'équipe uniquement à cause de quelques exercices que ta sœur réussirait certainement sans problème ! Alors maintenant soit tu te lèves et tu y mets un peu du tien, soit tu rentres chez toi et tu continues à te lamenter sur ton sort !
 Angela releva la tête, visiblement abasourdie par les paroles de Kira. Il était relativement rare que cette dernière s'énerve de la sorte, particulièrement contre elle.
 - Ca va, grogna-t-elle en regagnant sa chaise au côté de son amie. J'ai le droit d'en avoir marre non ?
 - Je n'ai pas dit le contraire, reprit la jeune métisse d'un ton plus calme. Mais ce n'est vraiment pas le meilleur moment pour jeter l'éponge, je te jure que ça finira par rentrer !
 En guise de réponse, Angela se contenta de hausser vaguement les épaules et de baisser à nouveau les yeux vers les feuilles couvertes de la petite écriture régulière de Kira.
 - Regarde, reprit patiemment cette dernière en désignant du doigt une série de calculs griffonnés par Angela. C'est normal que le résultat que tu obtiens soit totalement incohérent, tu essaies encore d'additionner des 'x' avec des 'y' ! C'est un peu comme d'additionner des pommes et des poires, forcément, ça cloche quelque part…
 - C'est tellement logique et évident, ironisa Angela en étouffant un soupir.
 - Tu n'as qu'à recommencer depuis là, le début est juste…
 S'armant de courage, l'adolescente se replongea dans son calcul sans vraiment voir en quoi la fin était moins correcte que le début. 
 - Et ne refais pas les mêmes fautes, ajouta Kira en secouant légèrement la tête. Voilà, c'est nettement mieux. Tu vois bien que tu y arrives !
 - C'est la troisième fois que je recommence ! Tu ne seras pas à côté de moi pour mettre le doigt sur toutes mes erreurs, lundi…
 - Tu as compris pourquoi c'est faux au moins ?
 - Je crois oui, mentit Angela.
 - Alors c'est toujours ça. Tu ne referas pas la même faute au contrôle.
 - J'en ferai juste un million d'autres… Ce truc me dépasse totalement, c'est incroyable…
 - C'est parce que tu fais une fixation dessus, si tu arrêtais de considérer une simple équation comme la pire catastrophe qui puisse t'arriver…
 - La pire catastrophe qui pourrait m'arriver, la coupa Angela, ce serait d'être renvoyée de l'équipe, surtout à cause d'une "simple équation" !
 Kira ne trouva rien à répliquer. Elle savait à quel point le basket-ball tenait une place importante dans la vie de son amie et elle imaginait sans peine qu'un renvoi équivaudrait réellement à une catastrophe pour celle-ci.
 - Alors on va faire en sorte que ça n'arrive pas ! reprit-elle finalement en adressant un large sourire à Angela.
 - Comment ? Tu vas me refiler des billets de triche ?
 - Certainement pas ! s'offusqua Kira. Mais je t'assure que d'ici deux heures tu ne te feras même plus de soucis pour cette foutue interrogation ! Parole de scout !
 Une grimace peu convaincue s'afficha sur le visage d'Angela, mais elle avait trop envie de croire aux paroles de son amie pour chercher à la contredire. Toutes deux se remirent résolument au travail et ne s'interrompirent qu'un peu plus d'une heure après, lorsque le téléphone se mit à sonner.
 - On va faire une petite pause, annonça Kira, au grand soulagement d'Angela. Je descends répondre et chercher un truc à manger. Je reviens tout de suite !
 Elle s'éclipsa en courant de la chambre et Angela se leva pour s'affaler sur l'épais édredon qui recouvrait le lit. Elle ferma les yeux, s'efforçant de maîtriser le début de migraine qui commençait à lui marteler les tempes. Si elle s'était retrouvée face à celui qui avait inventé l'algèbre et les mathématiques en général, elle lui aurait certainement fait regretter sa venue au monde ! Tout ça n'était rien d'autre que du charabia pour elle, même si elle était forcée d'admettre que les explications de Kira l'aidaient au moins un peu à y voir plus clair.
 Il ne s'était pas écoulé deux minutes lorsqu'elle entendit les pas précipités de son amie dans l'escalier. Elle se releva lentement, résignée à reprendre son travail. Au même moment, la porte de la chambre s'ouvrit pour céder le passage à Kira.
 - C'est pour toi, annonça-t-elle en tendant le téléphone sans fil à Angela.
 Celle-ci lui jeta un regard intrigué, et la jeune fille s'empressa d'ajouter :
 - Ta mère.
 Angela s'empara du combiné tandis que Kira quittait à nouveau la pièce, probablement dans le but d'aller chercher leur goûter.
 - Maman ?
 - Ma chérie, j'espère que je ne vous dérange pas, répondit la voix de Caitlin à l'autre bout du fil.
 - Au contraire, ça nous a donné une occasion de faire une pause…
 - Ca avance cet algèbre ?
 - On peut dire ça… Tu voulais me dire quelque chose ?
 - Oui, juste te prévenir que je ne serai probablement pas là quand tu rentreras tout à l'heure. Je sors avec Gil ce soir, je passe d'abord chez elle l'aider à transporter quelques vieilles affaires dont elle veut se débarrasser. Ta grand-mère sera là pour s'occuper de Lucy et Rose, mais j'aimerais que tu sois à la maison vers sept heures, elle devra aller chercher Lucy à sa leçon de piano et je n'ai pas tellement envie de laisser Rose toute seule à la maison. D'accord ?
 - Bien sûr, acquiesça Angela. Je ne pensais pas rentrer plus tard de toute façon… Est-ce que je te vois ce soir ?
 - Je pense, ça m'étonnerais qu'on rentre très tard.
 - Comme si vous aviez encore l'âge de rentrer "très tard", se moqua l'adolescente.
 - Faîtes bien attention à ce que vous dîtes, jeune fille, répliqua Caitlin en riant. Bon ma chérie, je vais te laisser, j'étais en train d'aider Lucy avec ses devoirs. Bonne fin de journée !
 - Pareil, et amusez-vous bien !
 Angela attendit le déclic indiquant que sa mère avait raccroché pour en faire de même. Kira réapparut dans la pièce quelques minutes plus tard, munie d'un plateau sur lequel elle avait disposé un pot de jus de fruit, des verres et un paquet de biscuits au citron.
 - Figure-toi que ma mère sort ce soir avec ma tante, pendant que moi je dois rester à la maison pour garder ma sœur, lui expliqua Angela, incapable de réprimer un sourire amusé à cette idée. Je crois bien que c'est le monde à l'envers !
 - Comment ça ce passe avec Rose ?
 Angela haussa les épaules.
 - Ma foi, pas trop mal. Bien même. Maman l'a inscrite à des cours de danse classique, elle en faisait avant. Elle n'a toujours pas trop d'amis à l'école, mais j'imagine que ça viendra. Depuis qu'elle s'est remise à parler, de toute façon c'est nettement plus facile !
 Kira hocha pensivement la tête. Ce n'était de loin pas la première fois qu'elle demandait des nouvelles de la petite fille depuis que celle-ci s'était installée au sein de la famille d'Angela et celle-ci se doutait que cela n'était pas sans rapport avec le fait qu'elle-même avait été adoptée. Kira n'était âgée que de quelques jours lorsque sa mère naturelle l'avait abandonnée dans le hall d'un hôpital. Elle avait immédiatement été placée dans un foyer spécialisé où elle avait passé un peu plus d'une année, jusqu'à ce que Lisa et Jonathan Peterson, un couple ne pouvant avoir d'enfants, décident de l'accueillir dans leur foyer. Personne n'avait jamais connu l'identité de sa mère biologique, et même si elle menait une vie heureuse auprès de ses parents adoptifs, la jeune fille nourrissait depuis toujours l'espoir de la retrouver un jour.
 Les deux adolescentes achevèrent leur goûter en silence, puis toutes deux se plongèrent à nouveau dans leurs devoirs.

*

 Caitlin jeta un rapide coup d'œil à sa montre pour constater qu'il était déjà près de sept heures et demies. Installée dans un des fauteuils du salon de Gillian, elle attendait que celle-ci ait terminé de se préparer. Les deux jeunes femmes venaient de passer pas loin d'une heure à évacuer vers la camionnette de Joe une série de vieux coffres en bois qui encombraient jusque là l'atelier de Gillian.
 - Joe ne sera sûrement pas très content, l'avait prévenue cette dernière avant qu'elles ne se mettent au travail. Ces vieilleries appartenaient à son grand-père et il a l'air de penser qu'il s'agit d'un véritable trésor. En attendant, c'est moi qui ai l'impression d'être envahie !
 - Il n'y a pas d'autre endroit où vous pourriez les mettre ?
 - Oh sûrement, c'est pour ça qu'on va mettre tout ça dans son pick-up, après il en fera ce qu'il voudra ! Ca fait des mois que je lui demande de virer tout ça, et ça fait des mois qu'il me répond qu'il va le faire… avait-elle conclu en levant les yeux au ciel.
 Des bruits de pas dans le couloir ramenèrent la jeune femme à la réalité, et quelques secondes plus tard Gillian apparut dans l'embrasure de la porte.
 - Je suis prête, annonça-t-elle.
 Elle avait échangé la salopette en jean usée et le vieux sweater de coton qu'elle avait l'habitude de porter lorsqu'elle peignait contre une tenue plus adaptée à une sortie en ville, composée d'une longue jupe colorée accompagnée d'un petit pull violet dont la coupe légèrement ajustée mettait en valeur sa silhouette.
 Caitlin s'extirpa du fauteuil dans lequel elle était assise et rejoignit sa sœur qui avait déjà pris la direction de l'entrée.
 - Ils viennent d'ouvrir un restaurant mexicain à deux rues d'ici, l'informa cette dernière tout en enfilant un blouson en jean. Je voulais te proposer d'y faire un saut pour voir de quoi ça a l'air et éventuellement de manger là-bas. Une de mes collègues à la galerie y est allée le soir de l'ouverture, d'après elle c'est un endroit plutôt sympa.
 - C'est une bonne idée, répondit Caitlin avec un hochement de tête.
 - Catherine te garde les filles toute la soirée ?
 - Normalement oui, pourquoi ?
 Gillian haussa les épaules.
 - Comme ça, ça veut dire qu'on n'est pas forcé de rentrer trop tôt. 
 Caitlin lui jeta un regard suspicieux et Gillian ne put se retenir d'éclater de rire.
 - J'ignore ce que tu as derrière la tête et il vaut peut-être mieux que je ne le sache pas…
 - Ne t'inquiète pas Katie, je n'ai absolument pas l'intention de te traîner de force dans une boîte de strip-tease, rétorqua Gillian en riant de plus belle. Je me disais juste que ça te ferait sûrement du bien d'aller t'amuser un peu pour une fois.
 - Je ne suis pas sûre de tellement apprécier le "pour une fois", releva Caitlin avec une grimace amusée.
 Les deux jeunes femmes sortirent de l'appartement dont Gillian verrouilla la porte d'entrée puis elles gagnèrent la rue. Caitlin resserra machinalement son manteau contre elle pour se protéger de l'air frais qui balayait les rues de San Francisco. La nuit commençait à envelopper la ville et l'approche du week-end se faisait largement sentir ; la plupart des gens ayant terminé leur semaine de travail, bon nombre d'entre eux arpentaient les trottoirs, soit pour rentrer chez eux soit au contraire pour aller se détendre et boire un verre entre amis.
 - Ca a l'air d'être ici, déclara Gillian au bout de quelques minutes.
 Elles s'immobilisèrent devant un bâtiment sur la façade duquel se détachait une enseigne lumineuse en forme de sombrero dont les couleurs criardes clignotaient de manière alternative. Caitlin poussa la porte et entra la première. Aussitôt, la musique jouée par un groupe mexicain leur parvint, ponctuée de "olé !" clamés par un chanteur vêtu d'un costume traditionnel qui aurait eu davantage sa place dans un défilé de carnaval. Les deux jeunes femmes pénétrèrent dans l'établissement et Caitlin ne put retenir un sourire lorsque ses yeux se posèrent sur le décor peu habituel de la pièce dans laquelle elles se trouvaient ; opposé à l'entrée se trouvait le bar, ou plutôt une succession de hautes caisses en bois derrière lesquelles s'affairaient les membres du personnel, affublés du même accoutrement ridicule que les musiciens qui étaient installés sur la gauche. Au centre étaient disposées une série de tables rondes ou ovales, de tailles diverses, recouvertes de napperons qui semblaient avoir été trempés au hasard dans des bacs de teinture de toutes les couleurs possibles. Chaque client portait un chapeau mexicain sur la tête, et on ne tarda pas à venir leur en remettre un également.
 - C'est sûr que cet endroit à vraiment l'air génial, ironisa Caitlin, qui avait de plus en plus de mal à contenir son fou rire, tandis qu'elles se dirigeaient vers une table inoccupée.
 - Oui, en fait ma collègue m'a aussi dit que la décoration était un peu… kitch, concéda Gillian.
 Elles prirent place de part et d'autre de la table et entreprirent d'étudier la carte en attendant que quelqu'un vienne prendre leur commande. Une jeune fille dont la blondeur et la pâleur lui donnait tout sauf l'allure d'une femme d'origine latine s'approcha finalement d'elles. Peu habituées à la cuisine mexicaine, Caitlin et Gillian commandèrent toutes deux des tacos, cette dernière précisant bien qu'elle désirait la recette "spéciale végétarienne". Elles durent encore patienter une petite quinzaine de minutes avant que la jeune fille ne réapparaisse, munie de leurs assiettes.
 - Espérons que le cuisinier est plus doué que le décorateur, plaisanta Caitlin au moment où elle s'apprêtait à porter sa fourchette à sa bouche.
 Heureusement pour elles, il s'avéra que ça devait être le cas car aucune des deux ne trouva rien à redire de la nourriture. Elles mangèrent sans se presser, se prenant même à apprécier les airs joués par le groupe de musiciens. Il passait neuf heures lorsqu'elles émergèrent du restaurant, rassasiées mais bien décidées à continuer de s'amuser encore un peu. Après avoir débattu pendant quelques minutes sur l'endroit où elles souhaitaient aller, elles se mirent finalement d'accord pour un petit bar où elles avaient l'habitude de se rendre au moins une fois par semaine lorsqu'elles étaient âgées d'une vingtaine d'années et qu'elles n'étaient encore installées à San Francisco que depuis peu.
 L'endroit où elles pénétrèrent offrait un contraste saisissant avec celui où elles se trouvaient quelques instants plus tôt. L'éclairage restreint lui donnait une atmosphère un peu sombre, intimiste. Gillian adressa un signe de tête au barman qui lui répondit par un sourire, et les deux sœurs allèrent s'installer à une table libre un peu plus loin.
 - Ca faisait longtemps que je n'étais pas venue ici, soupira Caitlin en jetant un regard circulaire autour d'elle.
 - On y vient de temps en temps avec Joe, figure-toi que j'ai appris dernièrement qu'il connaît très bien le propriétaire, ils ont été au lycée ensemble. Qu'est-ce que tu veux boire ?
 - Une bière, s'il te plaît.
 - Ok, je reviens.
 Gillian se leva et se dirigea vers le bar pour revenir quelques instants plus tard, munie de leurs consommations.
 - Le type qui est au bar n'arrête pas de te dévisager depuis qu'on est entrées, informa-t-elle en reprenant place face à Caitlin. 
 Tout en parlant, elle désigna discrètement du menton un homme d'une trentaine d'années, occupé à siroter un cocktail tout en écoutant d'une oreille pour le moins distraite ce que lui disait une jeune femme blonde installée à côté de lui. Caitlin se retourna légèrement et il lui adressa un clin d'œil accompagné d'un sourire digne de figurer sur une affiche publicitaire pour un dentifrice.
 - Tu devrais aller lui proposer de venir par ici, conseilla Gillian.
 - J'espère que tu plaisantes ?
 Gillian haussa les épaules.
 - Pourquoi ? T'as l'air de lui avoir tapé dans l'œil, et il est pas mal du tout !
 - Gil…
 - Enfin quoi ? Franchement Katie, depuis combien de temps est-ce que tu n'es pas sortie ?
 - Depuis environ un demi-millième de seconde, répondit Caitlin, faignant de ne pas avoir saisi où sa sœur voulait en venir.
 - Je voulais dire avec un homme. Sans vouloir te vexer, il n'y a pas eu foule depuis l'autre abruti…
 Caitlin baissa nerveusement les yeux vers son verre, gênée que sa sœur fasse ainsi référence à sa vie amoureuse effectivement peu remplie depuis son divorce.
 - Il n'y qu'à voir le dernier en date, continua Gillian, décidée visiblement à ne pas lâcher le morceau. Comment est-ce qu'il s'appelait déjà ? Roger ?
 - Robert, rectifia Caitlin.
 - Oui, enfin peu importe. Ce type était vraiment un cas social, tu ne vas sûrement pas me dire le contraire.
 - C'est vrai, concéda Caitlin, se souvenant du mal qu'elle avait eu à se débarrasser de lui après s'être aperçue au bout de deux sorties qu'il n'avait guère plus de conversation qu'un poisson rouge. Cela dit, tout le monde n'a malheureusement pas la chance de rencontrer quelqu'un comme Joe au premier coin de rue.
 - Il faut parfois provoquer un peu le destin, rien n'arrive jamais si tu passes ta vie à attendre.
 - Dans ce cas qu'est-ce que tu me suggères ? D'aller faire la conversation avec un parfait inconnu rencontré dans un bar, sous prétexte qu'il faut "forcer le destin" et me faire passer pour une désespérée de première catégorie ?
 - Sinon il y a aussi les petites annonces, se moqua Gillian. Je plaisante. Par contre, si tu veux je pourrais te présenter un des amis de Joe. Il connaît beaucoup de monde, je suis sûre que tu devrais trouver quelqu'un qui te conviendrait !
 - Gil, est-ce qu'on t'a déjà dit qu'on ne se choisit pas un petit ami comme on choisit un chien ?
 - Je suis sérieuse Katie. Il y a un type qui est venu plusieurs fois au café, je crois qu'ils faisaient du football ensemble. Doug ou Dwight quelque chose… Un type sympa, tu as déjà dû le voir une ou deux fois ; bien bâti, dans les 35 ans… Il travaille dans la police il me semble. Allez, essaie au moins, je ne te demande pas de l'épouser dans la semaine ! Si ça ne marche pas, et bien il te restera toujours les petites annonces ou l'agence matrimoniale !
 Caitlin étouffa un soupir, ne sachant si elle devait se sentir reconnaissante ou agacée par l'insistance soudaine de sa cadette.
 - Soit, céda-t-elle finalement. Je veux bien rencontrer ton "Doug-ou-Dwight-quelque-chose", mais après tu arrêtes définitivement de me harceler avec ça !
 Gillian lui répondit par un large sourire et un hochement de tête entendu.
 - Je demanderai son numéro à Joe demain, ajouta-t-elle tout en portant son verre à ses lèvres. Tu verras, je suis certaine que tu me remercieras !
 Caitlin lui jeta un regard sceptique, mais ne chercha pas à la détromper, une part d'elle espérant secrètement que Gillian avait raison.

*

 Il était encore tôt lorsque Caitlin se réveilla le lendemain matin, tirée malgré elle de ses rêves par la sonnerie insistante du réveil posé sur la table de nuit à côté d'elle. Elle avait la très désagréable impression que son cerveau avait été passé au mixer et ses membres ne semblaient décidés à se mouvoir qu'au prix d'un effort démesuré. Elle se tira à contrecœur de son lit et prit aussitôt la direction de la cuisine où elle se fit couler une tasse de café. Elle était rentrée beaucoup plus tard qu'elle ne l'avait prévu, et si elle ne regrettait en rien l'agréable soirée qu'elle avait passé en compagnie de Gillian, elle était forcée d'admettre qu'elle n'était plus tellement habituée à dormir si peu de temps en une nuit. Elle aurait volontiers fait la grasse matinée, mais elle avait l'intention de profiter de son samedi de congé pour faire un peu de rangement, sans compter qu'elle devait amener Rose chez le Docteur Shepard pour neuf heures avant d'accompagner Lucy à une répétition en vue d'un spectacle auquel elle participait avec son groupe de musique. Ella avala rapidement le contenu de sa tasse et décida de se mettre au travail immédiatement, partant du principe que plus vite elle commencerait, plus vite elle aurait terminé. Elle s'attaqua en premier lieu à l'une des nombreuses piles de documents qui s'entassaient sur les étagères du salon et ne s'interrompit que lorsque la voix encore ensommeillée d'Angela retentit derrière elle, un peu moins d'une heure plus tard.
 - C'est pas la saison des grands nettoyages, tu sais, marmonna celle-ci en se laissant tomber sur le canapé.
 - Je trie juste quelques papiers qui traînent ici depuis une éternité. C'est allé hier ?
 - Bah, oui, je ne vois pas pourquoi ça n'aurait pas été… Mamy est partie vers dix heures, après que Lucy et Rose sont allées se coucher. Et toi, c'est allé ? Je ne t'ai pas entendu rentrer, il devait pas être tôt…
 - Pas tellement, en effet, reconnut Caitlin en souriant. Mais nous avons passé une bonne soirée.
 - Tant mieux. Est-ce que le petit déjeuner est prêt ? 
 - Il est quelle heure ?
 - Huit heures.
 - Bien, alors je vais le préparer. Est-ce que tu peux aller réveiller Rose ?
 Angela hocha la tête, se releva paresseusement et quitta la pièce, bientôt imitée par Caitlin. Celle-ci était occupée à faire griller du pain lorsque Angela et Rose la rejoignirent à la cuisine.
 - Tu as une petite mine, constata-t-elle en embrassant la petite fille.
 - Je suis encore un peu fatiguée, mais ça va passer.
 Elles prirent leur petit déjeuner en silence, puis Caitlin envoya Rose se préparer afin qu'elles puissent partir.
 - Ne laisse pas Lucy dormir trop longtemps, recommanda la jeune femme à son aînée juste avant de partir. Elle doit être au conservatoire pour dix heures et demi, dis-lui d'être prête quand nous rentrerons.
 Angela acquiesça d'un signe de la tête puis referma la porte derrière sa mère et sa sœur.

*

 Rose était assise sur une chaise du cabinet de David Shepard, le regard perdu dans le vague. Ce dernier l'avait laissée seule un instant pour aller confirmer son planning de la matinée à sa secrétaire et la petite fille sursauta en entendant la porte se refermer derrière elle. Le Dr Shepard contourna rapidement son bureau et prit place face à elle.
 - J'espère que je n'ai pas été trop long, s'excusa-t-il en adressant un sourire à la fillette. Comment vas-tu aujourd'hui ?
 Rose haussa les épaules et baissa les yeux vers le sol. Elle n'avait habituellement aucun problème à discuter avec son psychologue. Elle le trouvait très gentil et elle appréciait de pouvoir se confier à un adulte qui lui accordait autant d'attention que si elle en avait été une elle-même. Néanmoins, ce jour-là, elle ne se sentait pas d'humeur très loquace et aurait préféré ne pas être obligée de venir à ce rendez-vous.
 - Je n'ai pas très bien dormi, finit-elle par lâcher, le regard toujours rivé au sol.
 - Pour quelle raison ?
 - Je ne sais pas trop…
 David Shepard considéra sa jeune patiente en silence pendant quelques instants. Son visage semblait particulièrement grave, et il remarqua qu'elle évitait soigneusement son regard.
 - Est-ce qu'il y a quelque chose qui te préoccupe, Rose ? demanda-t-il en se penchant légèrement vers elle. Quelque chose dont tu voudrais me parler ?
 La fillette détourna nerveusement les yeux et demeura aussi peu bavarde qu'elle l'avait été jusque là. 
 - Vous n'en parlerez pas à Kate, n'est-ce pas ? demanda-t-elle au bout de quelques secondes, d'une voix teintée de gêne. 
 - Non, répondit le Dr Shepard en esquissant un sourire rassurant. Comme je te l'ai déjà dit, rien de ce que tu me confies ici ne franchira les murs de cette pièce. Tout ce que tu me dis reste juste entre toi et moi.
 Rose hocha ostensiblement la tête et laissa son regard dériver vers la fenêtre située derrière le psychologue. Le silence s'installa à nouveau dans la pièce et Rose comprit que le Dr Shepard ne lui poserait plus de questions. Il faisait souvent cela, lorsqu'il sentait qu'elle avait du mal à exprimer quelque chose d'important ; il restait assis en silence, la laissant décider elle-même du moment où elle se sentirait prête à parler. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que la petite fille ne reprenne finalement la parole :
 - Non ce n'est rien, murmura-t-elle. Je suis juste fatiguée, je crois que je n'aurais pas dû venir aujourd'hui…
 David Shepard n'était cependant pas dupe et comprit instantanément qu'il s'agissait d'un mensonge. Il décida néanmoins de ne pas insister, sachant par expérience que Rose ne lui confierait rien tant qu'elle ne s'en sentirait pas prête. Il préféra par conséquent orienter leur discussion vers un autre sujet, espérant ainsi la mettre en confiance.
 - Et si tu me racontais un peu comment ça se passe à ton école ?
 - Je ne vois pas ce qu'il y a à raconter, soupira la fillette. On ne fait rien d'intéressant de toute façon, c'est nul l'école…
 - Je croyais que tu aimais aller à l'école ? Il s'est passé quelque chose qui te contrarie ?
 - C'est nul, répéta-t-elle avec obstination. Les profs doivent toujours inventer des trucs débiles qui servent à rien du tout…
 - Comme quoi, par exemple ?
 Rose le dévisagea pendant un instant, comme si elle réalisait à l'instant ce qu'elle venait de dire.
 - J'en sais rien, grommela-t-elle en guise de réponse, détournant à nouveau vivement le regard. J'ai juste dit ça comme ça…
 Il était néanmoins plus qu'évident que la petite avait un exemple particulièrement clair en tête, même si elle refusait d'en parler. Conscient qu'il ne tirerait rien d'elle de cette manière, David Shepard décida d'opter pour une méthode toute différente.
 - En fait, dit-il calmement en s'appuyant contre le dossier de son fauteuil, tu as probablement raison. Et s'il n'y a vraiment rien dont tu souhaites que nous discutions, alors il vaut peut-être mieux que tu rentres chez toi…
 Surprise par cette réaction pour le moins inattendue, Rose leva les yeux vers lui. Et l'inquiétude qu'il put lire dans ses yeux indiquait tout autre chose que ce que la fillette s'efforçait de prétendre. Il se redressa et se pencha légèrement vers elle.
 - Rose, ajouta-t-il d'une voix plus douce, je ne peux pas t'aider si tu refuses de te confier à moi, tu sais cela n'est-ce pas ?
 La petite fille hocha légèrement la tête.
 - Ce n'est pas facile, murmura-t-elle. Et je n'ai pas tellement envie d'en parler… C'est pas tellement important en fait, ça va passer…
 - Est-ce que c'est vraiment ce que tu penses ?
 Elle ne répondit rien et se contenta de fixer distraitement le mur situé derrière son interlocuteur. Le Dr Shepard fit encore quelques tentatives pour l'amener à lui confier ce qu'elle avait sur le cœur, mais il finit par abdiquer ; plus il essayait, plus elle se renfermait sur elle-même. La séance s'acheva un quart d'heure plus tôt que prévu, à la grande surprise de Caitlin qui patientait dans la salle d'attente. Un seul regard lancé à la petite fille lui suffit pour deviner qu'elle n'était pas dans son état normal, et le coup d'œil qu'elle échangea avec le Dr Shepard ne fit que confirmer cette impression.
 - Quelque chose ne va pas ma puce ? lui demanda-t-elle une fois qu'elles furent installées dans la voiture. 
 - Non, mentit Rose en évitant soigneusement de croiser son regard. Tout va bien. J'ai juste envie de rentrer à la maison.
 La petite fille ne prononça pas le moindre mot durant le chemin du retour, et lorsque Caitlin rentra après avoir accompagné Lucy à sa leçon de piano, elle la trouva assise au fond du jardin, observant sans réel intérêt Angela qui s'entraînait au basket-ball. 
 - Elle est là depuis que vous êtes rentrées, l'informa l'adolescente en jetant un regard dans la direction de sa petite sœur. 
 Caitlin émit un léger soupir. Rose semblait parfois d'humeur tellement changeante, elle ne parvenait pas toujours à la comprendre.
 - Qu'est-ce que tu fais de beau ? lui demanda-t-elle en s'asseyant sur le sol, à côté d'elle.
 La petite fille leva les yeux, tirée brusquement de ses pensées. 
 - Rien, répondit-elle simplement.
 - Rose, tu es bien sûre que tout va bien ? 
 - Oui, pourquoi ?
 - Tu as l'air soucieuse depuis ce matin… Si quelque chose t'ennuie, tu peux m'en parler tu sais…
 Rose se contenta de hausser les épaules, se demandant intérieurement si tous les adultes étaient autant préoccupés par les états d'âmes des enfants et si on allait finir par la laisser un peu tranquille.
 - Il n'y a rien du tout, répliqua-t-elle avec impatience.
 Elle se leva brusquement et regagna la maison d'un pas pressé, désireuse d'échapper au regard inquisiteur de sa mère adoptive. Caitlin la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle ne disparaisse à l'intérieur, puis tourna la tête vers Angela. Celle-ci avait cessé de dribler et regardait avec incrédulité l'endroit où sa sœur se trouvait quelques secondes auparavant.
 - Qu'est-ce qui lui arrive ?
 - J'aimerais bien le savoir, soupira la jeune femme.

*

 Une légère brise soufflait, faisant danser les quelques feuilles dorées qui restaient accrochées aux branches des arbres. Installée sur la terrasse située derrière la maison, Caitlin tentait d'aider de son mieux Angela avec ses exercices de mathématiques.
 - En fait, lui dit l'adolescente au bout de quelques temps, tu es la preuve vivante de l'inutilité totale des maths. C'est vrai, ça ne t'a visiblement servi à rien du tout dans la vie puisque tu as presque tout oublié !
 Caitlin fut bien forcée d'admettre que sa fille n'avait pas totalement tort ; bien qu'elle n'ait jamais eu de problèmes particuliers avec cette matière lorsqu'elle était étudiante, elle devait reconnaître qu'elle n'avait pas conservé grand chose des notions d'algèbre qu'elle avait acquises à l'époque.
 - C'est pas grave, tu sais, ajouta Angela en se laissant aller en arrière sur sa chaise. Je vais appeler Kira, elle m'a dit qu'elle pourrait passer un moment si c'était nécessaire. Et puis on a déjà pas mal bossé hier.
 - Je pense en effet qu'elle te serait d'une aide beaucoup plus grande que moi, admit Caitlin. Par contre tu n'as pas tout à fait raison quand tu dis que les maths sont inutiles, je t'assure que ce n'est pas le cas… 
 - Oh je te crois ! Oui ça me serait sûrement très utile si j'envisageais de me lancer dans une carrière de physicienne en nucléaire, dommage que ça ne fasse pas vraiment partie de mes projets d'avenir.
 L'adolescente étira paresseusement les muscles de ses bras et se leva pour aller téléphoner à son amie. Restée seule, Caitlin jeta un regard circulaire autour d'elle. Lucy était installée dans l'herbe, un peu plus loin, son matériel de dessin éparpillé à côté d'elle, absorbée par la réalisation d'une aquarelle qu'elle avait commencée quelques jours auparavant. En revanche, la jeune femme ne vit Rose nulle part. La petite fille n'avait plus mis le nez dehors depuis que Caitlin avait tenté de discuter avec elle un peu plus tôt et avait passé la majeure partie de la journée enfermée dans sa chambre.
 - Maman ! fit soudain la voix d'Angela depuis l'intérieur de la maison. Téléphone pour toi !
 Caitlin se leva à contre cœur, priant pour qu'il ne s'agisse pas de son patron ou de l'un de ses clients. Ca n'aurait pas été la première fois qu'elle était forcée de partir travailler un samedi après-midi.
 - Un type pour toi, Daniel Jensen, ou un truc du genre… Je n'ai pas très bien compris son nom… En tout cas ça a l'air important, il n'a pas voulu dire ce qu'il te voulait…
 Caitlin s'empara du combiné et le porta à son oreille.
 - Allô ?
 - Caitlin ? Bonjour, je m'appelle Daniel Jennings. Je crois que votre sœur vous a parlé de moi, c'est elle qui m'a donné votre  numéro…
 Il fallut quelques secondes à Caitlin pour réaliser que l'homme qui se trouvait à l'autre bout du fil n'était probablement autre que le "Doug-ou-Dwight-quelque-chose" dont Gillian lui avait parlé la veille au soir. Préoccupée par l'attitude étrange de Rose, la conversation qu'elle avait eue avec sa sœur lui était totalement sortie de la tête. On peut dire qu'elle n'a pas perdu de temps, songea-t-elle.
 - Oh, répondit-elle avec un temps de retard, oui bien sûr, c'est vrai, elle m'a parlé de vous…
 - Bien, heu, et bien je me disais que ça pourrait être sympa si on allait boire un verre, Gil ne m'a fait que des éloges à votre sujet…
 Dieu sait ce qu'elle est allée raconter…
 - Oui, pourquoi pas. Ca pourrait être sympa en effet…
 Seigneur, mais dans quoi me suis-je embarquée ??
 - Que diriez-vous de ce soir ? Je pourrais passer vous chercher d'ici une heure ou deux…
 - Et bien, c'est à dire que… je crains que le moment ne soit pas tout à fait bien choisi… Un autre jour peut-être ?
 - Demain ?
 Bonjour la patience…
 - Demain oui, ça serait très bien… 
 - Je passe vous prendre vers vingt heures ?
 - D'accord… Je vous donne mon adresse ?
 - Ce n'est pas nécessaire, Gil s'en est chargé…
 Caitlin dut retenir un soupir, se demandant si, tant qu'elle y était, Gillian n'avait pas également déjà choisi le bar où ils se rendraient.
 - Bien, reprit-il. Dans ce cas je crois que je vais vous laisser… 
 - Oui, à demain…
 Elle raccrocha et, au même moment, croisa le regard amusé d'Angela qui n'avait visiblement pas perdu une miette de la conversation.
 - J'ai d'abord pensé que c'était un type de ton boulot, dit-elle, un large sourire se dessinant sur son visage. Déjà que tu passes la moitié de la soirée en boîte, en plus tu réussis à te faire draguer, là chapeau, à ton âge c'est pas courant !
 Caitlin lança à sa fille un regard faussement exaspéré et celle-ci ne put se retenir d'éclater de rire plus longtemps.
 - Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle, grimaça la jeune femme. Gil s'est mise en tête de me caser avec un copain de Joe, et tu sais comme elle est quand elle a une idée derrière la tête.
 - Bah, tant qu'il est moins ennuyeux que… comment il s'appelait déjà ? Norbert ?
 - Robert…
 - Peu importe, c'était un somnifère ambulant ce type. Le seul avantage c'est qu'au moins tu risquais pas l'insomnie avec lui !
 - Je suggère que tu arrêtes de te moquer de moi et que tu ailles chercher ta sœur pour qu'elle vienne t'aider à mettre la table.
 Malgré une irrépressible envie d'ajouter quelque chose, Angela choisit plutôt de se taire et d'obéir à sa mère. Quelques minutes plus tard, elle rejoignait celle-ci dans la cuisine, en compagnie de Lucy.
 - On mange quoi ? s'enquit la fillette en s'approchant de la cuisinière.
 - J'ai réchauffé un reste de soupe, c'est presque prêt. Tu veux bien la surveiller un instant ? Je vais aller chercher Rose.
 Lucy acquiesça d'un hochement de tête et Caitlin quitta rapidement la pièce. Elle trouva Rose assise sur son lit, les genoux pliés contre sa poitrine, observant tristement le dessin qu'elle avait fait de ses parents et qu'elle avait accroché au mur.
 - Rose ? On va bientôt manger, tu devrais descendre…
 - J'ai pas faim, grogna la fillette en guise de réponse.
 - Il faut que tu manges ma puce…
 - J'ai pas faim j'te dis !
 Pendant un instant, Caitlin ne sut comment réagir. S'il s'était agit d'Angela ou de Lucy, elle aurait su exactement quoi faire. Mais face à la détresse de Rose, elle se sentait totalement impuissante.
 - Tu préfères que je t'apporte un yaourt ou autre chose dans ta chambre ? suggéra-t-elle, consciente qu'elle n'aurait jamais toléré cela d'une de ses aînées.
 Rose tourna la tête vers elle, surprise par cette proposition à laquelle elle ne s'était pas attendue.
 - Non, c'est bon, murmura-t-elle. Je vais descendre…
 Elle se releva lentement, dépassa Caitlin d'un pas traînant et s'engagea dans l'escalier afin de rejoindre la cuisine.

*

 L'humeur de Rose ne s'avéra pas franchement meilleure le matin suivant et elle refusait toujours de parler de ce qui la tracassait avec la même obstination. Caitlin s'efforçait de ne rien en laisser paraître, mais elle ne pouvait s'empêcher de se faire toujours plus de soucis, au point qu'elle envisagea de téléphoner au Dr Shepard s'il n'y avait pas eu de changement dans le comportement de la petite fille d'ici au lendemain.
 - Tu devrais oublier, déclara Angela après que Rose se fut retirée de table en ayant à peine touché au contenu son assiette. Elle fait sa petite crise, ça lui passera. Ca arrive aussi que Lucy ou moi tirions la gueule, personne n'en fait tout un plat pour autant.
 Angela n'avait peut-être pas entièrement tort, mais Caitlin ne pouvait néanmoins s'empêcher de penser que Rose ne se serait pas mise dans un état pareil s'il ne s'était pas passé quelque chose d'important. Toutefois, la jeune femme eut bientôt une raison supplémentaire de s'inquiéter lorsqu'elle se souvint brusquement, au milieu de l'après-midi, qu'elle avait rendez-vous le soir-même avec un parfait inconnu. Angela et Lucy se mirent en tête de l'aider à choisir la tenue qu'elle allait porter, mais leurs avis différant totalement l'un de l'autre, aucune des deux ne lui fut finalement d'une très grande aide. Il était un peu plus de dix-neuf heures lorsque la sonnerie de l'entrée retentit. Espérant que Daniel n'avait pas décidé de débarquer à l'improviste une heure à l'avance, Caitlin envoya Lucy ouvrir et ne put retenir un soupir de soulagement lorsque la voix de Gillian résonna dans le hall d'entrée. Quelques secondes plus tard, le visage de cette dernière apparut dans l'encadrement de la porte de la chambre de Caitlin, un large sourire s'étendant d'une oreille à l'autre.
 - Je ne veux aucun commentaire, précisa Caitlin avant que sa sœur n'ait eu le temps de prononcer la moindre parole. Je te rappelle que c'est à cause de toi que je me retrouve dans cette galère, alors je te prierais de ne pas en rajouter.
 - Et bien, je vois que Lucy n'avait pas tort quand elle disait que tu es encore plus stressée qu'Angie juste avant un match, plaisanta Gillian. Tu te sentiras mieux si je te dis qu'il n'a jamais mangé d'être humain ?
 - Ca n'est pas drôle du tout ! répliqua Caitlin, ne pouvant malgré tout réprimer un sourire. Est-ce que tu réalises que je n'ai jamais vu ce type ?
 Gillian haussa les épaules.
 - Et alors ? C'est en général le cas quand on rencontre quelqu'un pour la première fois, je me trompe ? ajouta-t-elle en se laissant tomber nonchalamment sur le lit de sa sœur. Qu'est-ce que tu vas mettre ?
 - Aucune idée… Lucy me suggérait ça, dit-elle en désignant du doigt une robe de soirée noire très courte et au décolleté plus que plongeant, mais elle avait surtout l'air de se moquer de moi. Quant à Angie elle semblait trouver qu'un jogging serait la tenue la plus appropriée… Mais elle aussi n'avait pas l'air très sérieuse…
 - Katie, j'ignorais que tu avais ce genre de choses dans ta garde-robe ! s'exclama Gillian en s'emparant de la robe.
 - Jason me l'a offerte juste après notre mariage, expliqua Caitlin en arrachant presque le vêtement des mains de sa sœur.
 - Ca confirme ce que je savais déjà, ce type à toujours eu très bon goût, ironisa Gillian.
 - Pas si fort, s'il te plaît… Rose est dans sa chambre, je préfèrerais qu'elle ne t'entende pas te moquer de son père… Elle va déjà suffisamment mal en ce moment sans encore en rajouter…
 - Navrée, je n'avait pas réalisé… Qu'est-ce qui lui arrive ?
 - Aucune idée, je ne l'avais pas vue aussi renfermée sur elle-même depuis des semaines, ça m'inquiète… Je me demande d'ailleurs si je ne ferais pas mieux de…
 - Certainement pas ! Ecoute Katie, si de toute façon elle ne veut pas en parler… Et puis de toute manière je serai là si jamais quelque chose ne va pas… D'ailleurs je peux rester jusqu'à ce que tu rentres si tu veux. Mais il est hors de question que tu annules ta soirée, tu as le droit de prendre un peu de temps pour toi de temps en temps… et ça n'est pas arrivé souvent ces derniers mois…
 - Tu as sans doute raison, soupira Caitlin.
 - Bien sûr que j'ai raison, ne me dis pas que tu oserais en douter ? Allez, je vais te donner un coup de main, je suis certaine que tu dois avoir quelque chose de mettable là-dedans !
 L'expression d'inquiétude qui s'était dessinée sur les traits de Caitlin se dissipa instantanément. C'était plus fort qu'elle, Gillian avait définitivement un don pour dédramatiser ce genre de situations. Ils leur fallut environ un quart d'heure avant d'arrêter leur choix sur une longue robe bleu foncé, boutonnée sur le devant et dont le fond ample voletait gracieusement autour des chevilles de Caitlin. Gillian l'aida encore à relever ses cheveux, puis la jeune femme disparut dans la salle de bains afin de terminer de se préparer. Lorsqu'elle en émergea quelques instants plus tard, Gillian avait rejoint Lucy et Angela dans le salon. 
 - Alors ? demanda Caitlin en pénétrant dans la pièce. Qu'est-ce que vous en dites ?
 - Wow ! s'exclama Lucy. Tu es superbe Maman !
 Angela confirma d'un hochement de tête avant d'ajouter :
 - Finalement, je trouve ça nettement mieux qu'un jogging !
 Lucy pouffa de rire, particulièrement amusée à l'idée de sa mère se rendant à un rendez-vous dans une telle tenue. Quelques minutes à peine s'étaient écoulées lorsque la sonnette retentit à nouveau. Caitlin jeta un coup d'œil rapide à sa montre : il était huit heures précises.
 - Par pitié, dit-elle en posant un regard insistant sur Angela et Lucy, attendez que nous soyons partis pour les remarques désobligeantes… 
 Les deux sœurs échangèrent un coup d'œil et éclatèrent de rire. Lucy sauta alors sur ses jambes et, avant que Caitlin n'ait eu le temps de faire le moindre mouvement, elle se précipita en direction de l'entrée. Un homme d'une trentaine d'années, plutôt séduisant, lui fit face lorsqu'elle ouvrit la porte.
 - Bonjour, dit-il, un sourire nerveux aux lèvres. Est-ce que, heu, ta maman est là ?
 - C'est moi, répliqua Caitlin en s'approchant.
 - Enchanté, je suis Daniel. Oh, bonjour Gil !
 Caitlin tourna la tête pour constater que sa sœur et Angela s'étaient elles aussi approchées et qu'elles observaient la scène depuis l'entrée du salon. La jeune femme lui répondit d'un signe de la main.
 - Est-ce que vous êtes prête ? s'enquit Daniel en reportant son attention sur Caitlin.
 Celle-ci hocha la tête, souhaita une bonne soirée à ses filles et à sa sœur, puis le suivit à l'extérieur.
 - L'une de vos filles j'imagine ?
 - Oui, se contenta de répondre la jeune femme.
 Un silence gêné tomba sur eux tandis qu'ils descendaient l'allée côte à côte et Caitlin se sentit un peu soulagé de constater qu'il ne semblait guère plus à l'aise qu'elle. Elle avait le sentiment désagréable d'être retournée à l'époque de ses premières années de lycée, lorsqu'elle était bien trop timide pour ne serait-ce qu'adresser la parole aux garçons.
 - Où m'emmenez-vous ? demanda-t-elle lorsqu'ils eurent rejoint la rue.
 - Vous verrez bien, rétorqua-t-il avec un léger sourire.
 Il garda les yeux posés sur elle un instant avant d'ajouter :
 - Gillian n'avait pas menti, vous êtes ravissante.
 Caitlin baissa nerveusement le regard. Pourquoi diable avait-elle accepté ce rendez-vous ? Elle se sentait tellement ridicule… Ils marchèrent en silence pendant une quinzaine de minutes sans qu'elle n'ait la moindre idée de l'endroit où ils se rendaient.
 - Nous y voilà, annonça-t-il finalement.
 Caitlin jeta un œil à travers la fenêtre située à gauche de la porte de l'établissement et constata que relativement peu de personnes s'y trouvaient.
 - Vous verrez, c'est un endroit vraiment génial !
 - Oh, je vous crois sur parole, répliqua la jeune femme en le suivant à l'intérieur.
 Durant le week-end, il devait s'agir d'un bar branché faisant également office de discothèque, à en juger par la scène située au fond de la pièce. Ce soir-là cependant, l'ambiance semblait plutôt calme et les quelques clients installés là discutaient tranquillement sans avoir l'air de chercher particulièrement à faire la fête.
 - C'est toujours très calme, le dimanche, précisa Daniel tandis qu'ils se dirigeaient vers une table libre.
 Ils prirent place et attendirent un instant pour que l'on vienne prendre leur commande. 
 - J'espère que ça vous plaît, j'ignorais où vous avez l'habitude d'aller pour décompresser. Personnellement, je viens souvent ici après le boulot.
 - Ca me va parfaitement, répondit Caitlin en s'efforçant de sourire et songeant que si les choses continuaient sur leur lancée, la soirée allait probablement être vraiment très longue.
 Le serveur revint quelques minutes plus tard, muni de leur boissons qu'ils déposa sur la table.
 - Gil m'a dit que vous travaillez dans la police, c'est ça ? demanda Caitlin en portant son verre à ses lèvres.
 - C'est exact, oui. A la criminelle, plus précisément.
 - Ca ne doit pas être un travail évident tous les jours… Particulièrement dans une grande ville comme San Francisco, j'imagine…
 - Ca n'est pas toujours facile, mais pour rien au monde je ne quitterais San Francisco pour aller bosser dans un petit bled de campagne. J'ai travaillé pendant deux ans dans une petite ville du Montana, l'affaire la plus importante dont je me sois occupée c'était le cambriolage de la banque du coin… Les gosses qui l'avaient commis étaient tellement terrorisés à l'idée de se retrouver en tôle qu'ils se sont rendus après cinq ou six heures ! Ici au moins, j'ai l'impression que ce que je fais sert à quelque chose. Je n'ai pas choisi ce job pour rester assis toute la journée à me tourner les pouces ou faire de la paperasse
 Il ponctua sa phrase en avalant une longue gorgée de bière.
 - Dans la famille, on est flic de père en fils depuis plusieurs générations déjà, ajouta-t-il fièrement en reposant son verre sur la table. Mon père travaille toujours à New York, il va prendre sa retraite à la fin de l'année. Et mon petit frère Bobby est aux mœurs à Los Angeles. Par contre, mon autre frère et mes sœurs n'ont pas suivi…
 - Vous avez l'air de venir d'une famille nombreuse, constata Caitlin.
 - On était six à la maison, trois garçons et trois filles. Je vous promets que ça ne manquait jamais d'ambiance chez nous ! 
 Il s'interrompit le temps de porter à nouveau l'imposante chope de bière qui trônait sur la table à ses lèvres, avant de reprendre :
 - Et vous, vous avez d'autres frères ou sœurs à part Gillian ?
 - Non, il n'y a que nous deux.
 - Et vous faîtes quoi dans la vie ?
 - Je travaille dans une agence immobilière.
 - C'est vrai ? C'est amusant ça ! Ma plus jeune sœur, Susan, est là-dedans aussi. Elle bosse dans une agence sur Los Angeles, peut-être que vous avez déjà eu l'occasion de la rencontrer.
 - C'est possible, répondit Caitlin en hochant la tête.
 - Remarquez, vous devez voir pas mal de visages dans ce métier. Vous avez une idée du nombre de clients que vous voyez par année ?
 - Seigneur, non, sourit la jeune femme. Tout ce que je peux dire, c'est que j'en vois beaucoup.
 - Je m'en doute. Pourquoi vous avez choisi ce job au fait ? Un de vos parents était là-dedans ?
 - Non pas du tout. C'est arrivé un peu par hasard en fait, quand je suis arrivée ici il fallait bien que je travaille et j'ai commencé comme secrétaire dans l'agence où je suis toujours actuellement. Après j'ai eu droit à des cours de formation professionnelle afin de pouvoir obtenir un poste plus important.
 - Et ce n'est pas trop dur de bosser et d'élever trois enfants ?
 - Ca n'est pas toujours facile, mais je m'en sors. Et j'ai de la chance d'avoir Gillian, elle s'occupe beaucoup des filles, elles s'entendent très bien.
 - Ma mère a toujours dit qu'élever des gosses est le travail le plus épuisant qu'on lui a jamais confié, et pourtant elle a fait toute sorte de petits boulots pas forcément très reposants lorsqu'elle a débarqué aux Etats-Unis.
 - Vos parents sont étrangers ?
 - Ma mère est italienne. Elle est arrivée ici quand elle avait dix-sept ans et a rencontré mon père quelques années plus tard. Une histoire très ennuyeuse si vous voulez mon avis, mais c'est sûrement parce qu'elle se fait un plaisir de nous la resservir à la moindre occasion. Ma mère a tendance à se montrer un peu nostalgique, après toutes ses années elle n'a toujours pas compris que nous connaissons déjà chaque détail de sa rencontre avec mon père par cœur !
 Il ponctua sa phrase d'une grimace amusée et Caitlin ne put se retenir de rire.
 - Vous avez un très beau sourire, constata-t-il.
 La jeune femme sentit son visage s'empourprer et se fut au tour de Daniel d'émettre un léger rire.
 - Je vais être honnête avec vous, dit-il après quelques instants. Lorsque Gillian m'a donné votre numéro, je n'étais pas franchement persuadé que c'était une bonne idée. En général ce genre de plan finit toujours particulièrement mal.
 Caitlin se contenta de hocher la tête, prenant soin de ne pas lui avouer ses propres appréhensions.
 - Cela dit, je ne regrette pas d'être venu quand même, ajouta-t-il.
 Il allongea légèrement le bras, de manière à effleurer la main de Caitlin du bout des doigts. Ce contact inattendu fit sursauter la jeune femme et le regard brûlant dont son compagnon l'enveloppa lorsqu'elle leva les yeux vers lui acheva de la mettre mal à l'aise. Elle retira brusquement sa main et s'empara nerveusement de son verre de vin blanc. Daniel semblait certes fort sympathique, mais il lui semblait qu'elle avait largement passé l'âge de flirter avec un homme qu'elle connaissait à peine.
 - Vous devriez vous laisser aller un peu, vous savez, lâcha Daniel en se penchant légèrement vers elle.
 - Je vous demande pardon ?
 - Vous avez l'air nerveuse. Je n'ai pas l'intention de vous sauter dessus vous savez. Je n'en ai pas l'air, mais je sais me tenir.
 - Je n'ai pas…
 - … dit ça ? Je sais. Je n'ai pas dit non plus que vous l'aviez dit.
 D'une main, il la força à relever la tête et à le regarder.
 - Détendez-vous Caitlin. Je vous promets que je n'ai jamais mangé personne.
 La jeune femme ne chercha pas à réprimer le sourire qui se dessina spontanément sur son visage.
 - Je préfère ça.
 - Vous avez raison, vous savez.
 - Bien sûr que je le sais. J'ai toujours raison.
 - Vraiment ? Ce n'est au moins pas la modestie qui vous étouffe.
 - Jamais, ça fait partie de mes devises. A quel sujet est-ce que j'ai raison au fait ?
 - Je suis nerveuse. Je n'ai pas l'habitude d'accepter ce genre de… rendez-vous…
 Daniel ouvrit la bouche pour répondre, mais au même instant la sonnerie stridente d'un biper retentit.
 - Merde, c'est pas vrai ! s'exclama-t-il.
 Il porta une main à sa ceinture et en retira l'appareil qui avait émit le signal.
 - Il fallait évidemment que ça tombe ce soir, grogna-t-il. Ca vient de mon supérieur, ajouta-t-il à l'attention de Caitlin. Je dois y aller.
 - Maintenant ? s'étonna la jeune femme.
 - J'ai bien peur de ne pas avoir le choix. Si je l'avais…
 - Allez-y, le coupa la jeune femme. J'imagine que ça doit être important.
 - En effet…
 Il se releva à contre-cœur et enfila sa veste avant de déposer deux billets de cinq dollars sur la table.
 - Caitlin ? Vous disiez que vous n'aviez pas l'habitude d'accepter ce genre de rendez-vous… Si je vous rappelle un de ces soirs, est-ce qu'il y a une chance que vous ne m'envoyiez pas balader ?
 - C'est possible oui.
 - Bien. Dans ce cas je vais essayer de ne pas perdre votre numéro, répondit-il en souriant. Je suis vraiment navré de devoir vous laisser comme ça, je rattraperai ça la prochaine fois.
 - J'y compte bien !
 Daniel lui adressa un dernier signe de la main puis s'éclipsa rapidement de l'établissement. Restée seule, Caitlin s'empressa de terminer son verre de vin avant de partir à son tour. Sur le chemin qui la ramenait chez elle, elle ne put s'empêcher de sourire intérieurement en repensant au début de soirée qu'elle venait de passer. Ce rendez-vous aurait dû être une catastrophe des plus complètes, mais étrangement il lui avait laissé une impression agréable et elle se surprit à espérer que Daniel ne tarderait pas trop avant de lui téléphoner à nouveau. Elle marcha sans se hâter particulièrement jusqu'à ce que la silhouette de sa maison se dessine au bout de la rue. Malgré la distance, elle distinguait sans difficulté les fenêtres illuminées de la bâtisse et en conclut que Lucy et Angela avaient très certainement profité de son absence pour prévoir d'aller se coucher bien plus tard qu'elles n'en avaient l'autorisation la veille d'un jour d'école et qu'elles ne s'attendaient probablement pas à la voir de retour si tôt. L'expression ennuyée qui se peignit sur le visage des deux adolescentes lorsqu'elle poussa la porte d'entrée quelques minutes plus tard suffit à confirmer cette idée.
 - Tu es déjà là ? s'étonna Gillian en la rejoignant dans l'entrée, suivie de ses nièces. J'en déduis que ça n'a pas dû se passer à la perfection…
 - Je ne dirais pas ça, répondit Caitlin en souriant. Il a malheureusement dû partir travailler il y a une demi-heure environ.
 - Tu vas le revoir ? s'empressa de demander Angela d'un ton particulièrement intéressé.
 - Tu ne serais pas un peu curieuse par hasard ? répondit Caitlin. 
 - Allez Maman, raconte ! insista Lucy.
 - Je ne vous raconterai rien du tout ce soir, et maintenant j'aimerais beaucoup que vous alliez toutes deux vous coucher.
 - Maman, il est à peine dix heures !
 - Peut-être, mais je te rappelle que tu as un important contrôle demain et que tu ferais par conséquent bien mieux d'aller dormir.
 Angela préféra ne pas riposter et suivit Lucy à l'étage, laissant Caitlin seule en compagnie de Gillian.
 - Alors ? s'enquit celle-ci en suivant sa sœur dans le salon. Vas-y, raconte ! 
 - Il n'y a rien du tout à raconter, Gil. Vraiment. On a un peu discuté, et puis il a dû partir. C'est tout.
 - Tu n'as pas répondu à Angie, tu comptes le revoir ?
 - C'est possible…
 - Possible ?
 - Probable… presque certain en fait… en tout cas je l'espère, acheva Caitlin avec un large sourire.
 - C'est super Katie ! Tu n'as pas idée à quel point ça me rassure, je préfère ne pas imaginer dans quel état je serais rentrée chez moi s'il s'était avéré que Daniel était un Robert-bis !
 - Effectivement, tu as beaucoup de chance que ça n'ait pas été le cas !
 Gillian s'empara d'un des coussins qui reposaient sur le canapé et Caitlin eut juste le temps de s'écarter pour l'esquiver. Elle se retourna avec l'intention de s'en emparer pour le lancer à son tour à sa sœur, mais elle s'interrompit en apercevant Rose, qui se tenait dans l'embrasure de la porte.
 - Tu n'es pas encore endormie ma puce ? s'étonna Caitlin en se penchant vers elle.
 La fillette ne répondit rien et se contenta de dévisager la jeune femme de ses grands yeux sombres. Consciente qu'elle était de trop, Gillian s'empara de son sac qu'elle avait laissé sur le sol du living room et prit la direction de l'entrée.
 - Je vais vous laisser, déclara-t-elle en passant rapidement son manteau. Je me lève tôt demain. Bon soir, bonne nuit Rose !
 - Est-ce que tu voulais me dire quelque chose ? s'enquit Caitlin lorsqu'elle se retrouva seule avec la petite fille.
 Visiblement mal à l'aise, celle-ci baissa les yeux et se dirigea vers le canapé sur lequel elle se laissa tomber mollement. Caitlin prit place à côté d'elle et passa maladroitement un bras autour de ses épaules. Elle constata qu'elle tremblait.
 - Rose, si tu me disais ce qui ne va pas ?
 La fillette hésita un court instant avant de répondre.
 - C'est à l'école, murmura-t-elle finalement, se décidant enfin à parler. J'aurais dû te le dire plus tôt mais… je… je ne savais pas… c'est difficile…
 - Rose, tu sais que tu peux tout me dire…
 - Tu ne vas pas te fâcher hein ?
 - Que s'est-il passé ? Tu as fait une bêtise ?
 - Non… non ce n'est pas ça… en fait c'est idiot…
 - Pourtant ça te tracasse, je me trompe ?
 Rose ne démentit pas.
 - Je crois qu'ils font ça toutes les années, articula-t-elle. Ils doivent penser que c'est une idée super géniale, mais en fait c'est nul. Archi-nul.
 - Qu'est-ce qui est nul ma chérie ?
 Rose leva lentement la tête vers Caitlin et celle-ci put voir qu'une fine couche de buée emplissait ses yeux.
 - Demain, ils… ils font une journée parents-enfants… acheva Rose dans un murmure, tandis qu'une larme glissait silencieusement sur sa joue. 
 En l'espace d'une seconde, tout s'éclaira dans l'esprit de Caitlin. La raison du mal-être que la petite fille avait manifesté durant ces derniers jours devenait évidente et la jeune femme s'en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt.
 - On a fait des espèces de petits stands avec des dessins et des bricolages, continua Rose d'une petite voix, et on peut amener nos parents pour qu'ils viennent voir… C'est tellement stupide de faire ça… De toute façon je n'irai pas, j'aurai l'air trop bête au milieu des autres…
 - Rose, pourquoi est-ce que tu ne m'en as pas parlé plus tôt ?
 - Pour quoi faire ? De toute façon tu ne voudrais pas y aller…
 - Tu aurais envie que je vienne avec toi ?
 La fillette haussa les épaules.
 - Je comprendrais que tu préfères ne pas y aller du tout tu sais. Mais si tu veux que je t'accompagne à cette journée, je serais très heureuse de le faire…
 - Mais tu dois aller travailler…
 - Je peux demander un jour de congé, mon patron comprendra… C'est à toi de décider, Rose.
 La fillette ne répondit pas immédiatement, le regard perdu dans le vague.
 - J'ai envie d'y aller, dit-elle finalement. J'ai envie de pouvoir faire comme les autres… de pouvoir faire comme tout le monde… Je n'aime pas être différente… Je ne veux pas être la seule à être toute seule là-bas… Tu veux bien venir avec moi alors ?
 - Evidemment que je viendrai, répondit Caitlin en serrant la fillette contre elle.
 Rose enfouit son visage contre sa poitrine et la jeune femme la berça doucement dans ses bras, comme elle l'avait fait tant de fois avec Angie et Lucy. Pendant un instant, Rose ne fut plus la fille de Jason ou celle de Monica. Elle n'était plus que l'enfant qu'elle avait recueillie, celle pour qui elle s'était promis d'être une seconde mère et qui, même si ce n'était que pour quelques secondes, n'avait besoin de personne d'autre qu'elle. 
 - Jamais je ne te laisserai, Rose, lui promit-elle en passant une main dans ses cheveux. Jamais. Je serai toujours là si tu as besoin de moi, d'accord ?
 - D'accord, répondit la fillette dans un soupir.

 

Fin