Nouvelle Donne - épisode 1.02

Briser la Glace

  Caitlin profita de quelques minutes de calme pour aller prendre l'air sur le perron. L'air de ce matin d'octobre était frais, et la jeune femme croisa les bras sur sa poitrine pour maintenir un peu de chaleur corporelle. Il ne devait pas être beaucoup plus de sept heures, et le soleil apparaissait à peine au-dessus des toits des maisons, dans un ciel aux teintes roses et orangées. Après quelques minutes, Caitlin retourna à l'intérieur. Un désordre inhabituel régnait au sein de la petite maison. Le hall était envahi de sacs de voyage encore ouverts et à moitié vides, de vêtements jetés dessus au hasard, et de divers objets personnels qui n'avaient encore trouvé leur place nulle part. A l'intérieur de la cuisine, Lucy et Rose terminaient de ranger la vaisselle qu'elles avaient utilisée pour le petit déjeuner, tandis qu'Angie devait encore se trouver à l'étage, occupée à déterminer quels vêtements il convenait qu'elle emporte avec elle. En voyant ce fouillis, n'importe qui aurait probablement pensé que Caitlin et ses filles s'apprêtaient à partir pour plusieurs semaines. Il ne s'agissait toutefois que d'un week-end qu'elles avaient projeté de passer à quelques kilomètres de San Francisco.
  - Angie est encore en haut ? demanda Caitlin en pénétrant dans la cuisine.
  Lucy se tourna vers elle et répondit par un hochement de tête affirmatif.
  - Je lui ai demandé cinquante mille fois de venir nous aider, mais ça n'a pas changé grand chose, répondit la fillette, ponctuant sa phrase d'une grimace amusée. Je crois qu'elle a l'intention de vider toute son armoire à vêtements avant de décider lesquels elle allait prendre.
  Caitlin quitta la pièce et rejoignit le premier étage, où se trouvaient les chambres à coucher. Angela n'avait effectivement pas encore quitté la sienne, debout face à son armoire grande ouverte.
  - Tu es bientôt prête ? demanda la jeune femme en s'adossant à l'encadrement de la porte.
  - Je suis vraiment obligée de venir ? demanda l'adolescente en adoptant une expression faussement désespérée. J'ai une tonne de choses à faire, tu n'as pas idée de la quantité de devoirs que les profs nous ont donnés…
  - Angie, par pitié ne commence pas. Il ne s'agit que de deux jours, et il me semble que je t'en ai parlé suffisamment tôt pour te permettre de t'organiser avec ton travail scolaire.
  La jeune fille poussa un soupir dramatique, et se laissa tomber sur son lit.
  - Je ne vois franchement pas pourquoi c'est si important que je vienne avec vous. Je pourrais très bien me débrouiller toute seule puisqu'il ne s'agit "que de deux jours"…
  - Est-ce que tu te souviens de ce dont nous avons parlé il y a quelques semaines ? Tu m'avais promis d'essayer de faire des efforts…
  - De faire des efforts pour être plus cool avec Rose, et tu ne peux vraiment pas dire que je n'en ai pas fait. Mais là excuse-moi, je vois pas le rapport. Et surtout je vois pas pourquoi il faut qu'on aille dans ce trou perdu…
  - Je n'ai vraiment pas du tout envie de m'énerver avec toi maintenant, donc je vais être claire : tu n'as pas le choix. Je préférerais que tu fasses preuve d'un minimum de bonne volonté, cela dit si tu préfères que je t'oblige à nous accompagner, ça te regarde. Toujours est-il que tu viendras, que tu le veuilles ou non. Je t'ai déjà expliqué pour quelles raisons j'ai organisé ce petit week-end, et honnêtement je ne pense pas que ces deux jours de vacances puissent te faire du mal. Et maintenant j'aimerais que tu te dépêches de finir de préparer tes affaires. On ne part pas pour six mois, tu n'as pas besoin d'emporter la totalité du contenu de ta garde-robe.
  Tout en parlant, Caitlin s'approcha de l'armoire, en sortit une paire de jeans, deux pull-overs, des sous-vêtements et un pyjama qu'elle déposa sur le lit.
  - Pour deux jours, crois-moi, c'est largement suffisant. Je veux te voir en bas dans cinq minutes.
  La jeune femme quitta la pièce sans laisser à sa fille l'occasion de répondre quoi que ce soit. Au rez-de-chaussée, Lucy avait entrepris de remplir un sac avec ses affaires et celles de Rose, que la petite fille lui passait docilement.
  - On a presque terminé, annonça fièrement celle-ci en levant les yeux vers Caitlin.
  Le changement le plus notable qui avait marqué le comportement de Rose au cours des dernières semaines était qu'elle semblait avoir retrouvé l'usage de la parole. Durant les premiers temps qui avaient suivi le décès de ses parents et son installation dans sa nouvelle famille, la fillette s'exprimait presque exclusivement par des onomatopées accompagnées de haussements d'épaules ou de hochements de tête évasifs.
  - Il reste juste la place pour les affaires d'Angie, ajouta Lucy. Elle est prête ?
  - Presque, elle ne va pas tarder. Vous pouvez déjà apporter tout ça à la voiture, répondit Caitlin en désignant les sacs de couchage qu'elle avait préparé la veille. Je vais venir vous ouvrir le coffre.
  - Est-ce que ce sera comme du camping ? demanda Rose en hissant l'un des sacs sur ses frêles épaules.
  - Pas exactement non, on ne dormira pas sous tente. Mais votre grand-mère m'a recommandé d'emporter de quoi dormir, il ne fait pas chaud à cette saison, si près de l'océan.
  L'idée de ce week-end en famille avait été suggérée à Caitlin par le Dr Shepard, le psychologue qui s'occupait de Rose. Cela faisait à présent environ un mois et demi que la petite fille s'était installée au sein de sa nouvelle famille, et même si ses rapports avec ses sœurs - particulièrement avec Angela qui avait eu beaucoup de mal à accepter sa venue - s'étaient considérablement améliorés durant les dernières semaines, elle restait toujours généralement en dehors des conversations et autres activités que ses aînées partageaient. D'après le Dr Shepard, cela n'avait rien de très étonnant et il estimait qu'il lui faudrait encore plusieurs mois avant qu'elle ne se sente vraiment à sa place chez les Pryce. Néanmoins, davantage de temps passé ensemble faciliterait cette acclimatation que la fillette avait besoin d'accomplir. La jeune femme avait alors décidé de prendre deux jours de congé, et d'en profiter pour passer le week-end avec ses filles, en dehors de San Francisco. Catherine et Henry Pryce possédaient une petite maison de vacances située au bord de l'océan, à une centaine de kilomètres au nord de la ville. Il ne s'agissait que d'une sorte de chalet sans confort moderne, mais l'endroit lui avait semblé parfait, en partie à cause de son isolement. Le village le plus proche se trouvait à plusieurs kilomètres. Caitlin se souvenait y avoir à plusieurs reprises passé quelques jours en compagnie de Jason et d'Angela lorsque celle-ci était âgée de deux ou trois ans, et le calme dégagé par cet endroit l'avait profondément marquée. 
  - Maman ?
  Caitlin leva les yeux vers Angela qui se tenait en haut de l'escalier.
  - J'imagine que ça ne sert à rien que je prenne mes CD's, n'est-ce pas ?
  - Sauf si tu veux les laisser dans ton sac tout le week-end, répondit la jeune femme en s'efforçant de dissimuler un sourire amusé provoqué par la moue désespérée qu'avait à nouveau adopté l'adolescente. Il n'y a pas de chaîne stéréo, et tant que j'y pense, il n'y a pas non plus de télévision.
  - Et est-ce que je peux savoir ce qu'on va faire pendant tout le week-end, dans ce trou perdu ? 
  - Tu apprendras à jouer aux cartes.
  - Très drôle, vraiment c'est à mourir de rire ! J'hallucine, pourquoi est-ce que tu t'obstines à me traiter comme si j'étais une gamine de l'âge de Lucy ? N'importe laquelle de mes copines aurait eu le droit de rester seule à la maison…
  - Le jour où tu auras décidé de mûrir un peu et de ne plus te comporter comme si tu avais effectivement 12 ans, on en rediscutera tu veux bien ? En attendant, j'aimerais que toi et tes affaires vous dépêchiez de descendre ces escaliers.
  Caitlin s'empara des deux sacs de couchage restant et rejoignit Lucy et Rose vers la voiture tandis qu'Angela s'exécutait à contrecœur. L'adolescente jeta ses vêtements dans le sac de voyage que ses sœurs avaient laissé à côté de la porte, en ferma la fermeture éclair et sortit à son tour de la maison.
  - Il fait froid en plus, grogna-t-elle en tendant le sac à Caitlin qui le plaça dans le coffre du véhicule. On va se les geler, au bord de l'océan.
  - C'est exactement pour cette raison que je t'ai recommandé de prendre des pulls suffisamment chauds. Après, si tu as préféré ne pas suivre mes conseils, ce n'est plus mon problème. Tant que tu ne viens pas te plaindre pendant tout le week-end que tu as trop froid.
  La jeune femme referma le coffre dans un claquement sec. Le comportement d'Angela s'était certes amélioré par rapport à celui dont elle faisait preuve juste après l'arrivée de sa petite sœur, mais elle n'en demeurait pas moins parfois vraiment pénible. Caitlin se rassurait en se disant que ça finirait par lui passer et que tous les parents étaient plus ou moins obligés de passer par-là un jour ou l'autre avec leurs enfants.
  - Si j'attrape une pneumonie…
  - Si tu attrapes une pneumonie, je retiendrai sur ton argent de poche le prix des médicaments et du médecin. En espérant que ça t'enlève l'envie de tout faire pour tomber malade juste pour me prouver que tu avais raison et que tu aurais mieux fait de rester à la maison. Et maintenant si tu voulais bien arrêter de râler et de te plaindre, ça m'évitera d'avoir à te bâillonner pour te faire taire.
  Angela ouvrit la portière et prit place dans la voiture, avec la même mauvaise volonté que celle dont elle faisait preuve depuis le début de la journée. Quelques instants plus tard, Caitlin s'installait à ses côtés tandis que Lucy et Rose prenaient place à l'arrière. Le trajet dura environ une heure et demi, et il était un peu moins de neuf heures lorsque la jeune femme arrêta la voiture à côté de la maison de ses beaux-parents. Il s'agissait d'une petite bâtisse construite en pierre, dont la cheminée s'élevait au-dessus d'un toit couvert de tuiles grises à l'allure passablement usée. Des volets de bois peints en rouge dissimulaient les fenêtres et une petite galerie bordait l'avant de la maison.
  - C'est magnifique ! s'exclama Lucy avec enthousiasme en jetant un coup d'œil à travers la vitre de la portière.
  - On dirait la petite maison dans la prairie, grogna Angela en réponse.
  - Sauf que leur maison était en bois et qu'ils avaient pas l'océan juste à côté, répliqua sa petite sœur.
  - On peut sortir ? demanda Rose, dont l'admiration égalait visiblement celle de Lucy.
  - Evidemment, répondit Caitlin en souriant. On est pas venu jusqu'ici pour passer le week-end dans la voiture !
  Les deux fillettes n'eurent pas besoin de se le faire répéter deux fois. Toutes deux ouvrirent leurs portières en même temps et firent quelques pas vers la maisonnette. Quelques grains de sable fin recouvraient le chemin de terre qui y menait, soufflés par le vent léger provenant de l'océan.
  - C'est génial ! s'écria Rose d'une voix plus forte que d'habitude, pour couvrire le bruit des vagues qui venaient s'abattre sur la plage à quelques mètres d'elles.
  - Je suis ravie que ça vous plaise, fit Caitlin en les rejoignant. Angie, je t'assure que tu passeras un bien meilleur week-end si tu décides de faire preuve d'un minimum de bonne volonté.
  Sans attendre de réponse de son aînée, la jeune femme prit Lucy et Rose chacune par une main et les entraîna vers les quelques marches menant à la galerie. Une couche de feuilles mortes recouvrait le plancher de bois qui craqua lorsqu'elles y mirent le pied, et ce fut dans un grincement aigu que la porte d'entrée s'ouvrit après que Caitlin eut fait tourner la clé dans la serrure rouillée. A en juger par la couche de poussière qui recouvrait le sol, cela devait faire quelques temps que l'endroit n'avait pas accueilli de visiteurs. Rose émit un léger toussotement, tandis que Caitlin se dirigea directement vers les fenêtres. Elle ouvrit les volets, et la lumière inonda aussitôt la pièce dans laquelle elles se trouvaient. Sur leur droite se dressait une large table rectangulaire, entourée de six chaises en bois. A côté, deux petits buffets servaient à ranger la vaisselle et une petite lampe était posée sur une table d'appoint recouverte d'un napperon en dentelle que Catherine avait brodé quelques années plus tôt. Face à l'entrée se trouvait un escalier menant aux chambres situées à l'étage, et une cuisinière rudimentaire était installée sur la gauche.
  - Je crois qu'il va falloir commencer par passer le balai, commenta Lucy en faisant glisser son doigt sur la surface d'un des buffets.
  - Génial, il ne manquait vraiment plus que ça pour que mon bonheur soit complet…
  Angela s'était vraisemblablement décidée à quitter la voiture et se tenait à présent appuyée contre l'encadrement de la porte d'entrée, les bras croisés sur la poitrine. Sans lui laisser le loisir de râler davantage, Caitlin lui lança une patte à poussière qu'elle venait de dénicher dans une petite armoire située au fond de la pièce, juste à côté d'une porte qui menait manifestement aux toilettes. Elle en tendit également une à Lucy et à Rose puis s'arma elle-même d'un balai au long manche usé.
  - Si on s'y met tout de suite, nous aurons terminé dans moins d'une heure.
  Elle se mit aussitôt au travail, immédiatement imitée par ses filles. Angela finit également par se joindre à sa mère et ses sœurs, même si ce n'était pas particulièrement de bon cœur.
  Les deux chambres situées à l'étage étaient moins sales que le rez-de-chaussée, et une fois qu'elles eurent terminé d'enlever la poussière, ouvert les fenêtres et retiré les fourres protectrices en plastique qui recouvraient la plupart des meubles, la maison avait retrouvé un aspect clair et accueillant.
  - On dirait un petit chalet comme à la montagne, remarqua Rose en posant les yeux sur les fins rideaux quadrillés de rouge et de blanc qui recouvraient les vitres ternies par le temps.
  - C'est que tu n'as jamais mis les pieds dans un vrai chalet de montagne, grimaça Angela.
  - Parce que toi oui peut-être ? répliqua Lucy d'un ton agacé. Quand est-ce que tu vas arrêter de faire comme si tu savais tout mieux que tout le monde ? Y'en a marre à la fin !
  Angela ouvrit la bouche pour riposter, mais Caitlin s'interposa avant qu'elle n'en ait le temps.
  - Ca suffit, vous n'allez pas commencer ! Angela, j'exige que tu changes de comportement immédiatement, où alors je vais finir par vraiment m'énerver avec toi ! Je ne crois pas que tu apprécierais beaucoup d'être privée de participer à tes entraînements de basket-ball jusqu'à la fin de l'année !
  - Tu me fais du chantage maintenant ? C'est vraiment de mieux en mieux !
  L'adolescente tourna les talons et quitta la pièce d'un pas déterminé.
  - Je sens qu'on va bien rigoler, marmonna Lucy avec sarcasme en regardant sa sœur s'éloigner.
  - Elle va déjà bien se calmer, répondit Caitlin en la prenant par les épaules. De toute façon, elle n'aura pas tellement le choix. Allez, venez m'aider à vider la voiture toutes les deux.
  Toutes trois sortirent à leur tour pour rejoindre le véhicule. Angela s'y trouvait déjà, assise sur le siège du passager, l'air renfrogné. Elle détourna vivement la tête en les voyant approcher, mais Caitlin n'y prêta pas attention. Elle ouvrit le coffre, en sortit les quelques bagages qu'il contenait et les déposa sur le sol.
  - Allez-y déjà, dit-elle à l'attention de Lucy et Rose. Nous vous rejoignons dans une minute.
  Les deux fillettes s'éloignèrent et Caitlin vint prendre place sur le siège à côté de celui où était installée Angela.
  - Ecoute-moi bien, commença-t-elle d'un ton à la fois ferme et doux. Jusque là, j'ai vraiment essayé de me montrer compréhensive avec toi et de ne pas m'énerver, mais tu commences sérieusement à dépasser les bornes et j'en ai plus qu'assez de t'entendre râler et te plaindre à tout propos. Je crois que ce n'est pas trop demander que d'attendre de toi que tu agisses en personne responsable au lieu de te comporter continuellement comme une gamine immature. Je pourrais éventuellement comprendre ce genre de conduite de la part de Lucy, mais il s'avère que depuis quelques temps, elle fait preuve de beaucoup plus de maturité que toi !
  - C'est bon, t'as terminé ? demanda l'adolescente dont l'expression contrariée n'avait fait que de s'accentuer au cours des dernières secondes.
  - Oh non, je n'ai pas terminé ! Je pensais qu'après que nous avions discuté, tu serais prête à faire des efforts mais je suis bien forcée de constater que ce n'est pas le cas.
  - Tu sais très bien que c'est faux ! J'arrête pas de faire des efforts pour être sympa avec Rose mais on dirait que tu ne t'en rends même pas compte !
  - Mais tu n'as plus 10 ans bon sang ! Je veux bien admettre que ça ait été difficile au début, mais ça fait bientôt deux mois que ta petite sœur vit avec nous ! Tu n'es jamais satisfaite de rien, tu passes ton temps à te plaindre ! On dirait que tu fais exprès ! J'ai organisé ce week-end pour tenter de rapprocher cette famille, et j'attends de toi que tu y mettes un peu du tien ! Je ne crois pas que ce soit la lune que je te demande !
  Le regard toujours fixé sur l'océan qui s'étendait à perte de vue de l'autre côté de la vitre, Angela ne répondit rien. Elle s'en voulait de réagir de la sorte, mais c'était plus fort qu'elle. Elle ne supportait pas l'idée d'être obligée de se trouver là alors qu'elle aurait de loin préféré être rester à San Francisco, à passer le week-end avec ses amies. De même, elle avait beaucoup de mal à accepter que sa mère puisse avoir raison lorsqu'elle l'accusait de tout faire pour être désagréable au possible. 
  - De toute façon, je crois que je n'ai pas vraiment le choix, répondit-elle finalement d'un ton tranchant. Je me vois assez mal te voler les clés de la voiture et encore moins rentrer à la maison à pied.
  Sur ce, la jeune fille sortit de la voiture et reprit la direction de la cabane, emportant son sac de couchage au passage. Caitlin poussa un profond soupir et appuya sa tête contre le dossier du siège. Lucy avait probablement raison, elles allaient beaucoup rigoler si Angela ne changeait pas d'attitude rapidement.
  Lorsque la jeune femme regagna la petite maison, Rose, Lucy et Angela se trouvaient toutes trois au premier étage, occupées probablement à décider de l'endroit où elles allaient dormir. L'espace était divisé en deux petites chambres séparées par un couloir étroit. Chacune des pièces était meublée de trois lits ainsi que d'un mobilier rudimentaire composé d'une commode en bois poli, d'une table de nuit sur laquelle reposait une lampe à l'abat-jour fatigué, ainsi que d'un vieux rocking chair. Angela, Rose et Lucy avaient déjà installé leurs affaires dans l'une des chambres, la plus grande des deux.
  - On a pensé que tu voudrais avoir une chambre pour toi toute seule, expliqua Lucy lorsque Caitlin pénétra dans la pièce.
  - C'est très bien comme ça, répondit la jeune femme. Je vais vous aider à faire vos lits, il doit y avoir des draps propres dans les armoires.
  Contrairement au reste de la maison, les draps venaient d'être lavés et une agréable odeur de propre s'en dégageait. Caitlin aida les filles à les étendre sur les matelas avant de placer les sacs de couchage par-dessus.
  - Si vous avez froid, ajouta-t-elle, il y a des draps supplémentaires dans le second tiroir.
  Lorsque les chambres furent prêtes, elle redescendit en compagnie de Lucy et Rose, Angela ayant décidé qu'elle préférait rester toute seule à l'étage. Elles s'installèrent sur la galerie, face à l'océan. Il n'était pas loin de midi et le soleil brillait avec force, projetant des ombres verticales sur le plancher en bois.
  - Je crois que je suis déjà venue ici une fois, murmura Rose, rompant le silence. Quand j'étais toute petite, avec grand-père et grand-mère… Mais je ne me rappelle pas très bien…
  - C'est vrai, confirma Caitlin. Ta grand-mère me l'a dit quand je lui ai demandé si nous pouvions venir ici pour le week-end. 
  Elle hésita quelques secondes avant d'ajouter, d'une voix douce :
  - Tu avais deux ans, tes parents s'étaient absentés pour une semaine et tes grands-parents en avaient profité pour t'emmener ici plutôt que de rester à San Francisco… 
  Caitlin observa attentivement la réaction de la fillette. Elle se montrait toujours particulièrement prudente lorsqu'elle mentionnait Jason et Monica. Même si elle parvenait de mieux en mieux à surmonter sa tristesse, Rose demeurait particulièrement sensible lorsqu'il était question de ses parents. La petite fille baissa tristement les yeux, puis releva la tête et posa son regard sur l'immense étendue d'eau qui s'étalait jusqu'à l'horizon.
  - Est-ce qu'on pourra aller se baigner, demanda-t-elle au bout de quelques instants.
  - Bien sûr, pour autant que l'eau ne soit pas trop froide. Est-ce que vous avez faim toutes les deux ?
  Les deux fillettes acquiescèrent d'un hochement de la tête, et toutes trois se relevèrent pour aller se préparer de quoi manger.

*

  Le début de l'après-midi passa rapidement. Après qu'elles se furent restaurées, Caitlin autorisa Rose à aller braver les vagues tandis que Lucy prenait place au bord de l'eau avec son matériel de dessin. Caitlin quant à elle s'installa dans une chaise à bascule qu'elle avait préalablement placée sur la galerie, munie d'un roman et d'un verre de limonade. Angie ne montra en revanche pas son nez avant plusieurs heures, rappelée hors de sa chambre avant tout par les protestations de son estomac qui était resté vide depuis le petit déjeuner.
  - Tiens, est-ce que Sa Majesté aurait décidé de redescendre parmi le petit peuple ? ironisa Caitlin en voyant sa fille passer la porte de la maisonnette.
  - Très amusant, soupira la jeune fille. Je… j'ai un peu faim… est-ce qu'il reste quelque chose à manger ?
  - Je croyais que tu préférais passer le week-end complet sans bouger de là-haut ?
  - J'ai été nulle tout à l'heure, d'accord ? Je m'excuse, et si ça peut te faire plaisir je vais même essayer de me convaincre que cette stupide idée de nous emmener ici n'était en fin de compte pas si stupide que ça. Voilà, t'es contente ? Est-ce que je peux aller manger quelque chose maintenant ?
  - Bien sûr, je t'ai laissé des sandwiches dans le réfrigérateur.
  - Tu rigoles, il y a un réfrigérateur, ici ? s'exclama Angela en feignant la surprise.
  - Bien sûr, juste entre la chaudière à bois et le poêle à charbon.
  L'adolescente ne put retenir plus longtemps le sourire qui se dessina sur son visage, illuminant ses traits renfrognés.
  - Je préfère te voir comme ça, constata la jeune femme en souriant à son tour.
  Angela ne répondit rien, mais il était clair que la hache de guerre était enterrée. Elle n'attendait d'ailleurs probablement que cette occasion pour cesser de faire la tête et profiter elle aussi du week-end. Elle avala rapidement les sandwichs que Caitlin lui avait laissés, puis rejoignit cette dernière à l'extérieur.
  - Il fait drôlement beau, constata-t-elle en levant les yeux au ciel. Où est Lucy ?
  - Lucy peint sur la plage, et Rose se baigne.
  - Elle est cinglée, l'eau doit être gelée !
  - J'imagine que non, sinon elle n'y aurait pas passé la moitié de l'après-midi.
  Angela porta son attention sur la plage, où les silhouettes de ses sœurs se détachaient sur le sable blanc. Rose était sortie de l'eau et s'était vraisemblablement lancée dans la recherche de coquillages. De temps à autre, elle se retournait vers Lucy ou courait lui montrer quelque chose qu'elle avait déniché parmi les carcasses de crustacés que les vagues apportaient avec elles en venant s'écraser sur le rivage. Caitlin suivit le regard de sa fille et ne put retenir un sourire attendri ; c'était la première fois depuis des semaines qu'elle voyait Rose visiblement aussi heureuse.
  - Elle a l'air de plutôt bien s'amuser, fit remarquer Angela. Je crois que tu as bien fait de l'emmener ici…
  - Est-ce que par hasard tu chercherais à racheter ta mauvaise humeur du début de la journée ? interrogea Caitlin en riant.
  - C'est pas drôle, je t'ai dit que j'étais désolée.
  - Je sais bien ma chérie, répondit la jeune femme en prenant tendrement la main de sa fille dans la sienne. J'avais juste envie de te taquiner un peu.
  - C'est malin, marmonna l'adolescente en adoptant volontairement une expression boudeuse qui s'estompa néanmoins très rapidement pour laisser la place à un sourire amusé. Je crois que je vais aller voir ce qu'elles font, je m'ennuie là haut.
  - Ca me paraît être une excellente idée, approuva Caitlin. D'ailleurs je ne vais pas non plus rester ici tout l'après-midi.
  Angela hocha la tête et partit en courant rejoindre ses sœurs sur la plage. Lucy l'accueillit en lui montrant le résultat de son travail tandis que Rose restait légèrement à l'écart, sans trop savoir s'il fallait qu'elle s'approche ou non. Se rendant compte de l'hésitation de la petite fille, Angela fit un pas dans sa direction.
  - Tu veux que je te montre les coquillages que j'ai trouvés ? demanda timidement la fillette.
L'adolescente sembla hésiter pendant une fraction de seconde avant de répondre par un hochement de tête. Le visage de Rose s'illumina instantanément d'un large sourire. Encouragée par la réaction de sa sœur, la petite fille prit la main de cette dernière dans la sienne et l'entraîna au bord de l'eau, là où elle avait laissé ses trouvailles. Angela retroussa le fond de ses pantalons et s'agenouilla dans le sable aux côtés de Rose.

*

  Le jour tirait lentement à sa fin, et la lumière naturelle du soleil diminuait peu à peu. Un calme à la fois étrange et bienfaisant était tombé en même temps que le soir et la nature elle-même semblait soudain vivre au ralenti, comme soucieuse de ne pas le troubler. Le vent avait cessé de souffler et seul le bruit régulier des vagues parvenait encore aux oreilles. Caitlin, Angela, Lucy et Rose s'étaient toutes trois installées sur la galerie, désireuses de profiter au maximum de cette belle journée qui s'achevait. Lucy avait délaissé son aquarelle pour se plonger avec Rose dans la confection d'un collier de coquillages, tandis qu'Angela révisait patiemment des pages de vocabulaire espagnol en vue d'un contrôle qu'elle devrait passer la semaine suivante. Toutes trois ne s'interrompirent dans leurs activités que lorsque Caitlin annonça que le dîner était prêt et qu'il était temps qu'elles passent à table. La jeune femme avait préparé un repas rudimentaire - plus consistant toutefois que les sandwiches qu'elles avaient mangés à midi - composé de soupe de poulet et d'une salade de pâtes. Le manque d'équipement ne permettait pas de se lancer dans la composition de plats compliqués, et la jeune femme n'en avait de toute manière pas particulièrement envie. Elle qui n'aimait déjà pas spécialement cuisiner n'avait pas souhaité devoir passer la moitié de son après-midi derrière les fourneaux. Les filles étaient néanmoins beaucoup trop pressées de terminer leur assiette afin de retourner à leurs occupations pour trouver à s'en plaindre.
  - Que diriez-vous d'aller faire une balade sur la plage ? proposa Caitlin, peu après qu'elles eurent achevé de débarrasser la table.
  - Maintenant ? s'étonna Angela en levant le nez de ses feuilles. Il fait presque nuit… 
  - Justement, ça ne vous plairait pas d'aller marcher un peu, au bord de l'eau et sous les étoiles ?
  Rose et Lucy échangèrent un regard amusé. Aucune d'elle n'avait tellement l'habitude de se promener la nuit, San Francisco étant une ville se prêtant mal à se genre d'activité pour des enfants de leur âge. Les deux fillettes hochèrent énergiquement la tête, rangèrent dans une petite boite en carton leur collier inachevé et coururent enfiler un pull-over, presque immédiatement suivies par Angela. Quelques minutes plus tard, toutes les quatre s'engageaient sur le petit sentier de terre qui menait jusqu'à la plage. Le temps qu'elles se préparent, les derniers rayons du soleil avaient disparu derrière l'horizon et un ciel de plus en plus sombre s'étendait au-dessus d'elles. Seule la clarté de la lune presque pleine guidait leurs pas tandis qu'elles s'approchaient de l'océan. Les vagues avaient perdu de leur force et ne formaient plus qu'un remous léger dont le va-et-vient laissait une empreinte plus sombre sur le sable.
  - C'est superbe, commenta Lucy en levant les yeux.
  Caitlin ne répondit rien mais ressentait la même chose que sa fille. Lorsque elle-même avait son âge, elle adorait se promener le soir avec pour seule compagnie celle de la lune et des étoiles au-dessus d'elle. Elle et Gillian avaient été élevées dans un petit village de Floride, en bordure de l'Atlantique et à l'écart des grandes villes. Leur parents possédaient alors une maison située à moins de deux kilomètres d'une petite plage privée où les deux sœurs avaient, durant leur enfance, passé bon nombre d'instants inoubliables. Jusqu'à ce que le propriétaire de cette petite parcelle de sable ne découvre leurs visites presque quotidiennes et leur en interdise formellement l'accès.
  - Grand-mère m'a dit un jour que les étoiles, se sont les âmes des personnes qui sont parties au ciel, murmura Rose en glissant sa main dans celle de Caitlin. Est-ce que c'est vrai, Kate ? Tu crois que papa et maman sont là-haut, et qu'ils me regardent ?
  - Je l'ignore, répondit la jeune femme en toute franchise. Personne ne peut savoir exactement ce qui arrive lorsque quelqu'un s'en va. Mais je suis persuadée que d'une certaine manière, tes parents peuvent effectivement te voir, où qu'ils soient allés.
  - Ils me manquent tu sais… J'aimerais qu'ils soient encore là…
  - Je sais ma puce, c'est normal…
  La petite fille baissa tristement les yeux, ses petits doigts se resserrant plus fort autour de ceux de Caitlin.
  - Mais je suis contente d'être venue habiter chez vous, ajouta-t-elle au bout de quelques instants de silence. C'est comme si j'avais quand même une vraie famille, je n'aurais pas voulu aller à l'orphelinat.
  - Nous aussi on est contente que tu sois là tu sais, dit Lucy en prenant place de l'autre côté de sa petite sœur.
La petite fille releva la tête et la gratifia d'un léger sourire.
  - J'ai une idée ! s'exclama soudain Angela que la discussion avait mise mal à l'aise. On enlève nos chaussures et on fait la course dans le sable, au bord de l'eau !
  - Je ne suis pas sûre que ce soit une très bonne idée, répondit Caitlin. Une de vous pourrait tomber et attraper froid…
  - Maman, s'il te plait, insista l'adolescente en adoptant une intonation implorante. Ca pourrait être amusant, on fera attention… allez, dis oui…
  - D'accord, mais je ne veux pas que vous vous approchiez trop de l'eau, c'est bien clair ? Et faîtes aussi attention où vous mettez les pieds…
  Angela répondit par un sourire enthousiaste et se hâta de retirer ses vieilles baskets et ses chaussettes, aussitôt imitée par ses petites sœurs. Rose semblait déjà avoir oublié la tristesse que lui avait causé la courte conversation qu'elles venaient d'avoir et courrait à présent en riant aux côtés d'Angela et de Lucy. Caitlin les suivit du regard ne put s'empêcher de sourire. Pendant des semaines, elle avait craint que Rose ne sorte jamais de cet état apathique dans lequel la mort de ses parents l'avait plongée, et la voir heureuse lui procurait toujours un sentiment de soulagement. Rien ne l'aurait attristée davantage que d'être incapable de faire quoi que ce soit pour venir en aide à la petite fille.
Caitlin fut interrompue dans ses pensées par un cri aigu provenant de l'endroit où les silhouettes de ses filles s'étaient brusquement immobilisées. J'en étais sûre, songea la jeune femme en se précipitant à leur rencontre, espérant qu'il ne s'agissait pas de quelque chose de grave.
  - Je crois que Rose à dû se couper sur un coquillage, expliqua Angela lorsque Caitlin les eut rejointes. Elle saigne et dit que ça la brûle.
  Caitlin s'approcha de la fillette qui s'était laissée tomber sur le sable humide. La petite était en pleurs et tenait son pied droit entre ses doigts tremblants. La jeune femme se pencha pour l'examiner et constata qu'elle avait effectivement la plante du pied totalement ensanglantée.
  - Je n'y vois rien, il fait trop sombre, dit-elle au bout de quelques secondes. On va rentrer à la maison. Angie, passe-moi une de tes chaussettes…
  L'adolescente s'exécuta et Caitlin enroula du mieux qu'elle put le morceau de tissu autour du pied blessé, espérant que cela suffirait à stopper l'hémorragie.
  - Est-ce que tu crois que tu vas réussir à marcher ? demanda-t-elle à la petite fille tout en l'aidant à se relever.
  - Ca fait trop mal, répondit Rose en secouant la tête.
  - Dans ce cas je vais te porter, heureusement que nous ne sommes pas allées trop loin… Lucy, aide-la à grimper sur mon dos…
  Le retour jusqu'à la cabane s'avéra nettement plus long et laborieux que l'aller. Courbée en avant de manière à mieux supporter le poids de Rose, Caitlin s'efforçait d'avancer le plus rapidement possible, mais sans résultat concluant. Il leur fallut près d'un quart d'heure pour regagner la petite maison et lorsqu'elles l'atteignirent enfin, la jeune femme sentait des élancements lui parcourir le dos de part en part. Elle déposa Rose sur une chaise de la galerie et se rendit directement à l'intérieur, se félicitant de ne pas avoir oublié d'emporter une trousse de premiers secours. Lorsqu'elle revint à l'extérieur, Angela s'était occupée de retirer le bandage improvisé que Rose avait autour du pied et Caitlin put constater que la plaie avait cessé de saigner.
  - Ca n'est pas très profond, annonça-t-elle à la fillette après y avoir jeté un coup d'œil. Ca ne te fera pas mal très longtemps. Attention, ça va brûler un peu.
  Une grimace de douleur déforma les traits de la petite fille lorsque Caitlin appliqua le morceau de coton imbibé de désinfectant sur la coupure.
  - C'est presque terminé, la rassura la jeune femme.
  Rose serra courageusement les dents, mais ne put retenir un soupir de soulagement lorsque Caitlin lui annonça que c'était fini. Cette dernière étala ensuite une couche de pommade sur la blessure, la recouvrit d'une compresse de gaze puis lui enroula soigneusement le pied dans un bandage.
  - Voilà, ça devrait cicatriser rapidement, dit-elle en passant une main affectueuse dans les longs cheveux bruns de la fillette. Maintenant, je suggère que tu ailles directement te coucher, Angie et moi allons t'aider à monter et à t'installer.
  Rose hocha la tête et se releva lentement, prenant bien garde de ne pas poser son pied handicapé sur le sol. Elle fit quelques pas hésitants jusqu'à l'intérieur, soutenue par Angela. Une fois parvenues à l'étage, elle aida sa petite sœur à enfiler un pyjama tandis que Caitlin préparait le lit dans lequel elle allait dormir.
  - Ca te fait encore mal ? demanda-t-elle en s'asseyant à côté de la petite fille.
  - Un peu, mais ça va.
  - Si jamais, je laisse une boite de médicaments sur ta table de nuit, n'hésites surtout pas à en prendre un au cas où ça recommence à être douloureux. Tu verras, ça ira certainement beaucoup mieux demain matin.
  Rose hocha la tête et Caitlin se pencha pour l'embrasser sur le front. Elle la borda soigneusement, puis elle et Angela quittèrent la chambre et regagnèrent le rez-de-chaussée. Pendant leur absence, Lucy s'était occupée de rentrer les chaises qu'elles avaient laissées sur la galerie, et toutes trois entreprirent de finir de ranger la vaisselle que Caitlin avait laissé sécher dans l'évier.
  - Je vais aller me coucher aussi, annonça Lucy une fois qu'elle eurent terminé. Je commence à être fatiguée.
  - Déjà ? s'étonna Angela. Il est à peine neuf heures !
  - Oui, mais j'ai un livre passionnant dont je meurs d'envie de connaître la suite ! avoua la fillette dont le visage se fendit d'un large sourire.
  Elle embrassa rapidement sa mère et sa sœur puis grimpa quatre à quatre les marches en bois menant aux chambres, les laissant toutes deux seules au rez-de-chaussée.
  - Tu as passé une bonne après-midi ? s'enquit Caitlin en prenant place sur l'une des chaises qui entouraient la large table de chêne.
  - Pas trop mal, répondit l'adolescente, accompagnant sa réponse d'un haussement d'épaules qui se voulait désinvolte. Ca aurait pu être pire.
  - Tu ne regrettes donc pas d'être venue avec nous.
  - J'ai pas dit ça.
  - Angie…
  - D'accord, d'accord c'était pas une si mauvaise idée que ça. Si ça peut te faire plaisir, je suis même prête à admettre que c'était une bonne idée, enfin plus ou moins.
  - Je suis contente que tu aies changé d'avis, ça m'ennuyait d'avoir l'impression de te traîner ici de force.
  - Je crois que tu avais peut-être raison, peut-être qu'on en avait effectivement besoin, peut-être que ça nous aidera à un peu mieux connaître Rose… C'est vrai, en y réfléchissant, on en sait quand même pas des masses sur elle et je reconnais que j'ai été injuste… Elle est plutôt gentille, et j'imagine que je devrais être contente d'avoir une petite sœur comme elle…
  - Mais ?
  - Rien, c'est… c'est juste que des fois c'est pas facile… tu sais, de faire comme si de rien n'était… d'oublier ce que papa a fait…
  - Personne ne te demande d'oublier quoi que ce soit ma chérie… tant que tu n'en tiens pas Rose pour responsable…
  Angela répondit par un simple hochement de tête. Elle savait tout cela, elles en avaient déjà discuté à maintes reprises.
  - Tu as une idée de ce qu'on pourrait faire demain ? demanda-t-elle, peu désireuse de continuer la conversation.
  - Il y a un petit village de pêcheurs à environ une demi-heure de marche. Si Rose n'a plus trop mal, je pensais qu'on pourrait y aller à pied et passer une partie de la journée là-bas. Je me souviens d'un restaurant où j'ai mangé les meilleurs fruits de mer que j'ai jamais goûtés.
   Tu veux dire que tu étais déjà venue ici avant ?
  - Quatre ou cinq fois oui. Avec ton père, lorsque tu étais toute petite. On n'avait pas tellement les moyens de partir en vacances, alors on venait ici. La dernière fois, Lucy avait un peu plus d'un an. On n'est plus revenus ensuite.
  - Pourquoi ?
  - Ton père a commencé à travailler davantage, on avait moins de temps…
  - C'est à ce moment-là qu'il a commencé à voir cette fille n'est-ce pas ?
  - Je crois oui, je n'ai jamais su exactement quand ça a commencé… Je n'ai jamais eu envie de le savoir…
  - Je comprends…
  Un silence lourd s'installa. Angela mourrait d'envie de poser davantage de questions à sa mère, mais quelque chose l'en empêchait. Jamais Caitlin n'avait souhaité en discuter avec elle. Sans doute l'estimait-elle trop jeune pour comprendre ce genre de choses, ou peut-être voulait-elle tout simplement la préserver des querelles d'adultes qui les avaient déchirés, elle et Jason.
  - Maman, est-ce que je peux te poser une question ? demanda-t-elle finalement après quelques instants d'hésitation.
  Caitlin répondit d'un simple hochement de tête, se doutant de ce que sa fille souhaitait lui demander.
  - Qu'est-ce que… qu'est-ce que tu as ressenti, quand tu l'as appris ? continua prudemment la jeune fille.
  Caitlin prit une profonde inspiration et détourna le regard pendant quelques secondes. Cela faisait longtemps qu'elle savait qu'un jour, Angela aurait besoin de discuter de tout ça. Cela faisait longtemps qu'elle s'y était préparée. Cela ne rendait néanmoins pas les mots plus faciles à prononcer. Elle avait toujours eu un mal considérable à évoquer cette période de sa vie.
  - J'ai été dévastée, articula-t-elle en posant à nouveau les yeux sur sa fille. Jamais, à aucun moment depuis le jour de notre rencontre, je n'avais pensé que les choses finiraient de cette manière-là… J'étais malheureuse, et furieuse en même temps. Je m'en voulais davantage que ça n'avait jamais été le cas jusque là… J'en voulais à ton père, à Monica… à la Terre entière en fait… J'avais désespérément besoin de trouver une personne à désigner du doigt comme étant responsable de ce qui me tombait dessus. Je voulais un coupable, mais c'était idiot, car il n'y en avait pas vraiment.
  - Bien sûr que si ! s'indigna Angela. Tout ça, c'était la faute de papa !
  - Ca n'est pas si simple, soupira Caitlin avec un vague sourire. Quand quelque chose cloche dans un couple, il ne peut pas y avoir qu'un seul responsable. Je ne suis pas parfaite, loin de là, et je sais que j'ai commis des erreurs. La plus grave d'entre elle a certainement été de fermer les yeux alors qu'il était évident que ma relation avec ton père commençait à battre de l'aile. Peut-être qu'à ce moment-là nous aurions encore pu faire quelque chose pour sauver notre mariage, mais j'ai préféré agir comme si rien ne se passait, comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes…
  - Ca n'excuse pas ce qu'il a fait… Je ne comprends pas que tu essaies de lui chercher des circonstances atténuantes !
  - Détrompe-toi ma chérie, ce n'est pas ce que je fais… Mais avec les années, j'ai eu besoin de comprendre, de trouver des raisons… Je ne voulais plus juste accepter sans savoir pourquoi…
  - Oui mais tu lui en voulais toujours ! Tu me l'as dit toi-même quelques jours avant celui où il…
  Angela baissa les yeux, incapable d'achever sa phrase. 
  - Le jour où il est mort ? Tu peux le dire tu sais. Ton père est mort, Angie. Même si tu préfères considérer que c'était un parfait étranger, il n'en restait pas moins ton père…
  Angela passa rapidement le revers de sa main sur ses yeux, effaçant par ce geste les larmes qui y naissaient. Elle n'allait pas pleurer, c'était hors de question. Pas pour lui, pas maintenant. Il ne le méritait pas.
  - Tu te trompes, maman. Ce n'était pas mon père… ce n'était plus mon père. Il a définitivement renoncé à l'être le jour où il est parti…
  Angela détourna vivement la tête, espérant que Caitlin ne remarquerait pas les larmes qui se formaient à nouveau dans ses yeux. Mais celle-ci n'était pas dupe. Depuis la mort de Jason, l'adolescente avait continué d'agir comme si la disparition de son père ne l'affectait pas. Il était cependant évident que cette attitude apparemment insensible n'était qu'une façade. Angela refusait obstinément d'admettre que le décès de Jason la touchait, probablement davantage qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle préférait probablement se moquer de Lucy lorsque celle-ci montrait sa tristesse qu'accepter le fait que ce père qu'elle disait détester puisse lui manquer. Caitlin se rapprocha lentement de sa fille et passa son bras protecteur autour de ses épaules. Angela eut un léger sursaut de surprise, mais ne chercha pas à se dégager.
  - J'aurais vraiment voulu pouvoir pleurer, ou au moins ressentir quelque chose… Comme Lucy… murmura la jeune fille, le regard toujours tourné vers la fenêtre. Mais c'était comme si j'en étais incapable, comme si ça ne me faisait rien…
  - Et ce n'était pas le cas, n'est-ce pas ?
  - Non, bien sûr que non… Enfin je veux dire, je ne me suis pas sentie vraiment malheureuse au même point que Rose, mais quand même… J'étais toujours en colère après lui, mais en même temps… je ne sais pas, je crois que je regrette la manière dont les choses ce sont passées… Peut-être que j'aurais dû descendre, ce jour-là… Peut-être que je n'aurais pas dû partir avec Joe et tante Gil… Après tout, c'est à cause de ça qu'il s'est mis en colère…
  - Angie, ce qui est arrivé n'est pas de ta faute. Je t'interdis de penser une chose pareille.
  - Pourtant c'est ce que tu as pensé toi aussi, pas vrai ? rétorqua Angela en tournant à nouveau la tête vers sa mère. C'est pour ça que tu as accueilli Rose, parce que tu te sentais responsable de ce qui s'est passé…
  - C'est faux. Evidemment, j'ai eu des remords quand j'ai appris ce qui s'était passé, je me suis dit que ça ne serait peut-être pas arrivé si nous ne nous étions pas disputés… Mais ce n'est pas pour ça que j'ai décidé de recueillir ta petite sœur, pas pour lui. Si je l'ai fait, c'est pour Rose, et aussi pour Monica.
  - Monica ? Je ne vois pas le rapport.
  - Quelques minutes avant de mourir, elle a demandé que je vienne la voir. Elle savait qu'elle n'en avait plus pour très longtemps et elle m'a fait promettre de prendre soin de sa fille. C'était tout ce qui lui importait, d'être sûre que sa petite fille aurait une chance d'être heureuse même si elle s'en allait… Je n'ai pas eu le courage de lui dire non, et quand Miss Clarkson est venue quelques jours plus tard me dire que Rose allait probablement aller dans un foyer, je n'ai pas pu me résoudre à laisser cela se faire.
  Angela acquiesça d'un hochement de la tête.
  - Tu sais, je crois que j'aurais aimé avoir le temps de lui pardonner, le temps de passer à autre chose et peut-être de repartir sur de nouvelles bases avec lui… Le temps d'être suffisamment âgée pour qu'il me considère comme une adulte et qu'il puisse me dire pourquoi il a fait ça… J'aimerais pouvoir oublier le mal qu'il nous a fait et ne garder de lui que le souvenir d'un père génial, comme Lucy et Rose…
  - Je te l'ai dit, personne n'attend de toi que tu oublies, par ailleurs je ne pense pas que tu le pourras un jour…
  - Mais peut-être qu'il serait temps de pardonner ? Tu lui as pardonné, toi maman ?
  - Je n'en sais rien ma chérie. Des fois je crois que oui, et d'autre le simple fait d'évoquer son nom suffit à me faire ressentir la même colère que celle que j'éprouvais au moment de notre divorce… Je crois que le vrai pardon prend du temps, ce n'est pas quelque chose qui se décide comme ça, du jour au lendemain…
  - Mais il faut bien décider, à un moment ou à un autre, qu'on est prêt à pardonner, non ?
  - Sans doute oui…
  Angela esquissa un sourire puis passa ses bras autour de la taille de sa mère, se blottissant tout contre elle comme lorsqu'elle était une petite fille et qu'elle avait besoin d'être réconfortée. Elles demeurèrent ainsi enlacées pendant plusieurs minutes avant que l'adolescente se relève.
  - Je crois que je vais faire comme les autres et aller me coucher, annonça-t-elle en se penchant vers Caitlin afin de déposer un baiser sur sa joue.

*

  Le matin suivant, Caitlin fut éveillée par les premiers rayons du soleil qui se glissaient timidement à travers les fissures des volets en bois. Il était encore tôt, et elle ne se sentait pas particulièrement pressée de se lever. Habituée à sauter du lit dès le réveil, elle avait oublié le bien-être qu'on peut ressentir à rester se prélasser sous la couette tandis que le monde s'éveille peu à peu à l'extérieur. Un silence presque total régnait autour d'elle, troublé uniquement par le bruit des vagues qui lui parvenait en raison de la fenêtre qu'elle avait laissée entrouverte. Une légère brise soufflait au dehors, amenant jusqu'à la petite maison le parfum salé de l'océan. Caitlin ferma les yeux et se laissa envahir par les souvenirs qui affluaient à sa mémoire. Elle occupait cette chambre avec Jason lorsqu'ils venaient en vacances ici, et tous deux avaient pour habitude de rester couchés aussi longtemps que possible, blottis l'un contre l'autre, à écouter le chant de la mer ou celui des oiseaux. Ces quelques instants de répit n'étaient toutefois généralement que de courte durée puisque Angela se faisait toujours un plaisir de venir les tirer du lit afin qu'ils l'accompagnent sur la plage. La jeune femme rouvrit les yeux et son regard se posa sur le plafond de bois nu. Tout cela remontait à plus de dix ans. Sa vie avait tellement changé depuis… Caitlin secoua légèrement la tête, comme pour en chasser ces pensées peu plaisantes. Il était hors de question qu'elle se laisse gâcher la journée par le fantôme de Jason et des années qu'ils avaient passées côte à côte. Son ex-mari était mort, et elle avait enterré les restes de leur relation en même temps que lui. Elle se retourna, se pelotonna sous l'épaisse couverture de laine, ferma à nouveau les yeux et ne tarda pas à se rendormir.
  Le soleil brillait haut dans le ciel lorsqu'elle fut pour la seconde fois tirée de son sommeil. Il ne devait pas être très loin de dix heures et elle avait le sentiment de se sentir plus reposée que jamais. Elle prit le temps de bien étirer chacun de ses membres encore engourdis puis s'extirpa de ses couvertures. A en juger par les voix étouffées qui lui provenaient du rez-de-chaussée, Angela et Rose étaient toutes deux réveillées. Après avoir quitté sa chambre, Caitlin alla jeter un œil dans la chambre des filles pour voir si Lucy s'y trouvait toujours. Recroquevillée en position fœtale, la fillette semblait profondément endormie. Un livre encore ouvert reposait sur le matelas à côté d'elle, laissant deviner qu'elle avait certainement lu particulièrement tard à la lumière de la petite lampe de poche qu'elle avait laissé tomber sur le plancher. Caitlin se baissa pour la ramasser et la déposa sur la table de nuit, ainsi que le livre dont elle prit soin de marquer la page avant de le refermer. Elle remit ensuite en place la couverture qui avait légèrement glissé, couvrant soigneusement le corps endormi de sa fille puis se pencha et déposa un baiser sur son front. Dans son sommeil, la fillette émit un léger soupir et un sourire se dessina sur son visage. Caitlin demeura immobile quelques instants, puis décida d'aller rejoindre Angela et Rose en bas. Toutes deux étaient installées à la grande table, tellement absorbées par ce qu'elles étaient en train de faire qu'elles n'entendirent pas Caitlin descendre l'escalier. Ce ne fut que lorsque la jeune femme prit place face à elles qu'elles remarquèrent sa présence.
  - Bonjour mesdemoiselles, dit-elle en s'installant sur une chaise.
  - Je ne savais pas que tu étais réveillée, répondit Angela en levant les yeux vers elle. Bien dormi ?
  - Comme un bébé. Rose, comment va ton pied ?
  - Ca va mieux, répondit la fillette. Ca tire un peu quand je marche mais ça fais presque plus mal.
  - Tant mieux. Je jetterai un œil tout à l'heure pour être sûre que la plaie cicatrise bien. Qu'est-ce que vous faîtes de beau toutes les deux ? ajouta-t-elle, intriguée par le travail qui semblait accaparer toute l'attention des deux filles lorsqu'elle était entrée dans la pièce.
  Rose et Angela échangèrent un regard puis la petite fille se leva, contourna la table et vint s'asseoir à côté de Caitlin. Elle posa alors sur la table un dessin qu'elle venait de réaliser avec l'aide de sa sœur. Deux personnages se tenaient côte à côte au centre de la feuille. Un homme et une femme, tous deux vêtus entièrement de blanc. De larges ailes argentées apparaissaient dans leur dos et une auréole d'or flottait au-dessus de leur tête.
  - C'est papa et maman, précisa la fillette. Maintenant qu'ils sont au ciel, Angie a dit qu'ils étaient devenus des anges et qu'ils veillaient sur nous depuis là-haut. C'est Angie qui a dessiné, et moi j'ai mis les couleurs. C'est joli non ?
  - C'est magnifique ma chérie, répondit Caitlin en passant une main dans les cheveux de Rose. C'est vraiment très joli.
  - On aurait voulu que Lucy nous aide, ajouta Angela. Elle dessine beaucoup mieux que moi, mais comme elle a encore moins que toi l'air de vouloir se réveiller…
-   Je le trouve bien comme ça, rétorqua Rose en haussant les épaules. Est-ce qu'on pourra le mettre dans un cadre et l'accrocher dans ma chambre, au-dessus de mon lit ? Comme ça se serait un peu comme si papa et maman étaient toujours avec moi malgré tout…
  - Bien sûr, on fera ça dès qu'on rentrera, promit Caitlin. En attendant, tu ferais mieux de l'amener là-haut, pour qu'il ne risque pas de s'abîmer.
  La fillette la gratifia d'un large sourire, hocha la tête et se précipita aussitôt vers les escaliers.
  - Profites-en pour réveiller Lucy, ajouta Caitlin avant qu'elle n'arrive en haut. Angie et moi allons préparer la table pour le petit déjeuner pendant ce temps.
  La jeune femme se leva, imitée par Angela qui s'empressa d'ouvrir le meuble où était rangée la vaisselle et d'en sortir assiettes et couverts.
  - C'est bien que tu aies fait ça avec elle, dit Caitlin en revenant vers la table, munie d'une boite de céréales, d'un litre de lait et du reste du pain qu'elles avaient utilisé la veille pour confectionner leurs sandwiches.
  - Elle m'a demandé de l'aider, j'allais pas lui dire non.
  - Il y a encore quelques semaines, c'est ce que tu aurais fait.
  - Nuance, il y a quelques semaines, elle ne serait même pas venue me le demander.
  - Tu n'as pas tort, acquiesça Caitlin. Mais je suis heureuse de constater que vous vous entendez mieux, toutes les deux.
  Angela n'ajouta rien, et toutes deux achevèrent de mettre la table en silence. Rose les rejoignit quelques minutes plus tard, bientôt suivie de Lucy. Celle-ci n'avait pas l'air encore tellement réveillée et se laissa tomber sur une chaise sans avoir prononcé le moindre mot.
  - Bien dormi ma chérie ? lui demanda Caitlin, incapable de réprimer un sourire à la vue de l'air maussade qu'affichait sa fille.
  - 'suis crevée, se contenta de grogner cette dernière dans un soupir.
  - Ne t'en prend qu'à toi-même, rétorqua Angela en s'asseyant à côté d'elle. Je t'ai dit cinquante mille fois d'éteindre, hier soir. Tiens, passe-moi les céréales.
  Lucy s'exécuta sans prendre la peine de relever les reproches de sa sœur. Caitlin et Rose prirent à leur tour place autour de la table et toutes les quatre entamèrent leur petit déjeuner.
  - Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? demanda Rose, la bouche pleine d'un gros morceau de tartine beurrée.
  - … dormir… articula Lucy sans lever les yeux du bol de céréales qu'elle avait à peine entamé, tout en étouffant un bâillement.
  - J'ai suggéré hier à Angie qu'on aille à pied jusqu'au village et qu'on passe l'après-midi là-bas. Il semble qu'il va faire un temps superbe et ça serait dommage de ne pas en profiter. Il y en a pour une vingtaine de minutes, une demi-heure tout au plus.
  - Personnellement, ça me va, commenta Angela. Ce sera sûrement plus intéressant que de rester ici toute la journée.
  - … trop fatiguée, soupira Lucy en levant les yeux vers Caitlin. J'aimerais autant rester ici…
  - On n'est pas obligé d'y aller tout de suite, on pourrait partir d'ici une heure ou deux, ce qui te laisserait le temps d'aller te reposer encore un peu.
  - Ok, dans ce cas je suis partante aussi. Est-ce que je pourrai emporter de quoi faire quelques esquisses ?
  - Bien sûr, répliqua Caitlin, appuyant sa réponse d'un hochement de tête. Rose, est-ce que tu crois que tu pourras marcher jusque là-bas ?
  - Je pense oui, je te l'ai dit ça me fait presque plus mal du tout. Et j'ai pas trop envie de rester assise toute la journée.
  - Parfait, annonça Caitlin en affichant un large sourire.
  Elle jeta un rapide coup d'œil à sa montre avant de continuer :
  - Dans ce cas je suggère que nous nous mettions en route vers midi, on mangera là-bas tout de suite en arrivant et nous aurons le reste de l'après-midi pour nous promener.
  - On repart à quelle heure ? s'enquit Angela.
  - Vers cinq heures, cinq heures et demi je pense. Comme ça nous n'arriverons pas trop tard à la maison.
  - Je pourrai aller voir Kira ?
  - On verra ça en temps voulu tu veux bien ? Pour l'instant tu ferais mieux de terminer ton petit déjeuner, tu n'auras pas faim à midi sinon.
  Toutes les quatre achevèrent de manger en silence, puis chacune donna un rapide coup de main pour débarrasser et tout remettre en place. Lorsqu'elles eurent terminé, Lucy remonta immédiatement dans sa chambre tandis qu'Angela se replongeait courageusement dans ses déclinaisons espagnoles. Caitlin en profita pour contrôler la plaie au pied de Rose et constata avec soulagement que la blessure était déjà en bonne voie de guérison. Elle la couvrit soigneusement d'un nouveau pansement avant d'autoriser la fillette à retourner sur la plage continuer sa quête de coquillages.
  Il était un peu plus de midi lorsqu'elles quittèrent la petite maison pour prendre la direction du village. La température avait sensiblement chuté par rapport à la veille, en partie à cause du vent du large qui soufflait avec davantage de force, mais le temps n'en demeurait pas moins magnifique. Le trajet leur prit un peu plus de temps que ce que Caitlin avait estimé, et leurs estomacs commençaient sérieusement à crier famine lorsqu'elles atteignirent enfin leur destination. Construit autour d'un petit port de pêche, le village en lui-même n'était pas particulièrement destiné à accueillir les touristes et ne comprenait que peu d'établissements autres que des habitations. La plupart des endroits publics étant regroupés autour de la place centrale, ce par conséquent là que Caitlin emmena ses filles en premier lieu. Elles s'installèrent sur la terrasse d'un petit restaurant, celui-là même où la jeune femme avait l'habitude de se rendre avec Jason. L'endroit était resté semblable à ses souvenirs, les seules différences que le temps y avait apportées étant les traces de rouille qui marquaient les pieds en fer des tables et des chaises. Le propriétaire, un homme d'une soixantaine d'années à l'embonpoint prononcé, se déplaçait toujours de table en table avec la même démarche traînante tandis que son épouse, une petite femme souriante et aussi grassouillette que son mari, venait aimablement saluer les clients et leur apporter la carte. Après s'être restaurées, elles restèrent là encore quelques instants, profitant du soleil qui réchauffait agréablement leurs visages. Elles passèrent le reste de l'après-midi à flâner le long des ruelles, s'arrêtant de temps à autre dans une petite boutique où sur un banc pour se reposer, profitant au maximum de cette belle journée qui arriva trop rapidement à son terme.
  Alors que le soleil commençait déjà légèrement à faiblir, elles se remirent en route et regagnèrent la maison. Elles se hâtèrent d'emballer leurs affaires et de tout mettre dans la voiture, puis passèrent encore un peu de temps sur la plage avant de prendre à leur tour place dans le véhicule et de reprendre la direction de San Francisco. Le retour s'avéra particulièrement rapide en raison du peu de trafic sur la route, si bien qu'il était à peine plus de sept heures lorsque Caitlin immobilisa le véhicule devant leur maison.
  - Est-ce qu'on pourra y retourner ? s'enquit Rose en descendant de voiture. Une fois un peu plus longtemps, pendant les vacances ?
  - Pourquoi pas, ça pourrait être une bonne idée, répondit Caitlin.
  Elle contourna rapidement la voiture pour récupérer le reste de leurs affaires dans le coffre, tandis que les filles remontaient la petite allée menant au perron.
  - En tout cas, ça sera sans moi, ajouta Angie, accompagnant ses paroles d'une petite moue.
  Lucy leva vers elle un regard perplexe.
  - Je croyais pourtant que tu t'étais bien amusée…
  - C'était sympa bien sûr, rétorqua l'adolescente avec un haussement d'épaules. Mais imagine un peu, y passer une semaine voire plus ? C'est quand même assez perdu, y'a pas trop grand chose à faire…
Caitlin les rejoignit au même moment, dégagea ses clés de sa poche et ouvrit la porte.
  - Cela dit, je ne regrette pas du tout d'être venue, ajouta Angela en entrant. C'était vraiment chouette, j'ai passé un bon week-end.
  - Elle a raison, moi aussi j'ai trouvé ça chouette, commenta Lucy. Franchement, on devrait faire ça plus souvent, de passer un week-end comme ça, toutes les quatre, en famille.
  Rose leva vers elle un visage illuminé d'un large sourire, et Lucy l'entoura affectueusement de son bras au moment où elles pénétraient chez elles.

*

  Une légère brise soufflait, balayant avec légèreté le tapis de feuilles mortes qui s'étaient détachées des arbres alentours. Caitlin n'était pas retournée au cimetière depuis l'enterrement, laissant à Catherine le soin d'y accompagner Rose environ une fois par semaine. Elle ne s'y sentait pas à sa place, comme si la rancœur qu'elle ressentait à l'égard de Jason l'empêchait d'emmener sa fille se recueillir sur sa tombe. La jeune femme serra doucement la main de Rose dans la sienne et prit celle de Lucy, qui marchait à côté d'elle. Angela les suivait, légèrement en retrait. Caitlin avait été à la fois surprise et soulagée lorsque l'adolescente avait manifesté le désir de les accompagner.
  La tombe commune de Jason et Monica était située parmi les dernières du cimetière, dans la partie la plus opposée à la large grille d'entrée. Un petit étang s'étalait non loin de là et de hauts chênes aux troncs massifs ombrageaient la pierre blanche sur laquelle se détachaient quelques mots :

"Jason Pryce & Monica Stevens Pryce
Parents et amis bien aimés
À jamais dans nos coeurs"


  Rose baissa lentement les yeux et chacune l'imita. Quelques minutes s'écoulèrent, puis la fillette prit doucement la parole, comme si elle s'adressait à ses parents.
  - J'aurais voulu venir le week-end passé, murmura-t-elle, mais nous sommes allées passer deux jours dans la maison de grand-père et grand-mère, au bord de l'océan… C'était vraiment très beau, et on s'est bien amusé…
  La fillette s'interrompit un court instant, comme si elle cherchait les mots pour exprimer ses pensées.
- J'aime bien être avec Kate, Angie et Lucy, ajouta-t-elle. Kate s'occupe bien de moi, et quand je suis avec elles, je suis un peu moins triste…
  Rose marqua une nouvelle pause et releva les yeux, promenant distraitement son regard sur les gigantesques arbres qui les entouraient.
  - J'ai fait un dessin, reprit-elle au bout que quelques secondes. Un dessin de vous. Je l'accrocherai au-dessus de mon lit, comme ça, ce sera un peu comme si vous étiez toujours avec moi… Vous me manquez tellement…
  La voix de la petite fille se brisa et une larme roula lentement sur sa joue. Caitlin s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule. Le corps de la fillette fut parcouru d'un léger frisson et elle essuya ses pleurs du revers de la main.
  - Je voulais juste que vous le sachiez, ajouta-t-elle dans un murmure. Je vous aime…
  Elle s'agenouilla lentement et déposa le bouquet de lys qu'elle avait apporté au pied de la tombe, puis se releva et glissa sa main dans celle de Caitlin.
  - J'aimerais rentrer, dit-elle.
  Caitlin hocha la tête. Lucy et Angela s'approchèrent de la tombe pour y poser chacune une rose blanche, puis toutes les quatre reprirent le chemin de la maison.

 

Fin