Nouvelle Donne - épisode 1.01

Sans Famille

"30 septembre 2002

Cher Journal,

Je sens que ça va de nouveau être le cirque, aujourd'hui. D'ailleurs, ça a déjà commencé. Je crois que la dernière idée intelligente d'Angie est de rester enfermée dans sa chambre. Maman ne va sûrement pas tarder à monter la faire sortir de force, et elles vont encore se disputer. Elles ne font que ça, depuis quelques temps. C'était déjà des fois assez terrible avant, mais depuis que Rose est là, ça n'a fait qu'empirer. Angie la déteste, et elle ne fait pas le moindre effort pour essayer de mieux s'entendre avec elle. Je ne comprends vraiment pas pourquoi elle se comporte comme ça. Dès fois, je me demande si c'est vraiment elle qui est la plus vieille de nous deux. Maman n'arrête pas de lui répéter qu'elle agit comme si elle avait 10 ans, et je suis assez d'accord avec elle. Si Rose était une sale petite peste encore je pourrais comprendre, mais ce n'est vraiment pas le cas. Moi en tout cas je l'aime bien. C'est vrai qu'elle ne parle pas beaucoup et que souvent c'est comme si elle n'était pas là, mais je trouve quand même qu'elle est très gentille. Et puis elle doit être vraiment très triste à cause de papa et de sa maman. Pour moi ce n'est pas pareil, papa je ne l'avais pas vu depuis tellement longtemps… je suis triste qu'il soit mort, mais il ne me manque pas vraiment. Par contre, j'imagine comme ça serait si c'était maman qui était morte. Je trouve que Rose est vraiment très courageuse, si j'étais à sa place sûrement que je ne ferais rien que de pleurer toute la journée. Je suis vraiment contente que maman ait décidé de l'adopter, ça serait encore plus difficile pour elle sinon. Mais des fois quand même… "


  Lucy s'interrompit dans la rédaction de son journal en entendant la porte de sa chambre s'ouvrir. Elle referma le petit cahier d'un coup sec et leva les yeux vers Caitlin qui se tenait dans l'embrasure.
  - Tu es prête ma chérie ?
  La fillette répondit d'un hochement de tête.
  - Bien, dans ce cas prends ta petite sœur et allez m'attendre toutes les deux dans la voiture. J'arrive tout de suite.
  Caitlin quitta la pièce, et quelques secondes plus tard, des coups résonnèrent contre la porte de la chambre de sa sœur aînée, immédiatement suivis de hurlements rageurs de cette dernière. Ignorant le vacarme provoqué par Angela, Lucy traversa rapidement le couloir jusqu'à l'escalier et rejoignit Rose, qui se trouvait déjà dans le hall d'entrée. Sans dire un mot, elle enfila sa veste, attrapa son sac à dos puis prit sa petite sœur par la main et l'entraîna au dehors. Toutes deux prirent place à l'arrière de la vieille Volkswagen rouge que sa mère conduisait depuis des années. Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que Caitlin ne les rejoigne, et Lucy commença à s'impatienter.
  - On va jamais être à l'heure ! s'exclama-t-elle en jetant un coup d'œil nerveux à sa montre. Si ça continue, j'irai à l'école à pieds !
  Rose ne répondit rien et se contenta de lui adresser un regard vide de toute expression. Lucy avait beau comprendre la difficulté de la situation de sa sœur, il y avait certains jours où elle ressentait vraiment l'envie de la prendre par les épaules et de la secouer jusqu'à ce qu'elle réagisse. Au même instant, la porte de la maison claqua violemment et Angela descendit quatre à quatre les marches du perron. Elle s'engouffra à son tour dans le véhicule et prit place sur le siège du passager.
  - C'est pas trop tôt ! grommela Lucy à l'attention de sa sœur. Comme on dit, mieux vaut tard que jamais !
  - Oh toi la ferme ! répliqua Angela sans se retourner. 
  - Angie !
  Caitlin s'installa derrière le volant, ne cherchant pas à dissimuler sa mauvaise humeur. Elle attacha sa ceinture et mit le contact, consciente qu'il lui faudrait rouler vite si elle voulait que Lucy, Rose et Angela soient à l'heure respectivement à l'école et au lycée. 
  - Je ne rentrerai pas tout de suite après les cours, annonça soudain Angela, le regard fixé sur la route.
  - Est-ce que je peux savoir pourquoi ?
  - J'ai un entraînement de basket et tu le sais très bien ! On est obligé de s'entraîner deux fois plus, à cause du championnat qui approche.
  - Ce n'est pas la peine de devenir agressive, fit remarquer Caitlin sans perdre son calme. Et laisse-moi te rappeler que tes devoirs doivent être faits avant que tu n'ailles t'entraîner. Tes notes sont déjà bien assez catastrophiques comme ça.
  - Je suis au courant, merci bien. Tu ne manques jamais une occasion de me ressortir ça de toute façon !
  Angela détourna vivement la tête, et Caitlin jugea le moment plutôt mal choisi pour continuer cette conversation qu'elles avaient déjà eue des dizaines de fois au cours des dernières semaines. Angela n'avait jamais été une excellente élève, préférant de loin le sport aux études, mais elle s'était toujours arrangée pour se maintenir dans la moyenne. Néanmoins, depuis quelques temps, elle semblait avoir décidé de relâcher tous ses efforts et ses résultats scolaires s'en ressentaient de manière de plus en plus inquiétante.
  - Est-ce qu'on peut aller manger chez Joe à midi maman ? demanda Lucy, désireuse de rompre le silence pesant qui s'était abattu sur elles. Rose n'y est encore jamais allée, et je suis sûre qu'elle préférerait ça à la cantine, pas vrai ?
  Elle tourna la tête vers sa sœur qui répondit d'un vague hochement de tête manquant totalement de conviction.
  - Ca, elle a l'air d'en mourir d'envie, commenta Angela avec une grimace sarcastique.
  - Je n'y vois pas d'inconvénient, répondit Caitlin sans tenir compte de la remarque d'Angela. Je téléphonerai à Joe depuis le bureau et je passerai vous chercher toutes les deux à midi. Allez, dépêchez-vous maintenant, vous allez être en retard.
  Tout en parlant, Caitlin avait arrêté son véhicule au bord de la chaussée qui longeait le bâtiment de l'école primaire où étaient inscrites Rose et Lucy. Lucy se pencha en avant pour embrasser sa mère puis rejoignit Rose qui se trouvait déjà sur le trottoir.
  - Tu n'as qu'à me laisser ici aussi, fit alors Angela en ouvrant à son tour sa portière. Je finirai à pied.
  - C'est ridicule, le lycée est à dix minutes, tu n'y seras jamais à l'heure !
  - Et bien je courrai ! répliqua l'adolescente d'un ton sec.
  Avant que Caitlin n'ait eu le temps de répondre quoi que ce soit, elle claqua violemment la portière et se précipita en courrant le long du trottoir, disparaissant parmi les dizaines d'enfants qui se pressaient aux abords de l'école. La jeune femme poussa un profond soupir et laissa quelques secondes s'écouler avant de redémarrer ; on lui avait souvent dit qu'élever un adolescent n'était pas une partie de plaisir tous les jours, mais jusque là elle ne s'était jamais doutée que cette affirmation puisse se révéler aussi proche de la réalité. Angela n'avait jamais vraiment eu ce qu'on appelle un caractère facile - contrairement à Lucy. Décidée, souvent têtue voire bornée, elle avait parfois des accès de colère particulièrement violents pour des motifs qui auraient laissé n'importe qui parfaitement indifférent et pouvait se montrer d'une mauvaise foi déconcertante. Néanmoins, cela n'avait rien de comparable avec la façon dont elle se comportait ces derniers temps. Caitlin n'était même plus capable de déterminer à quand remontait leur dernière conversation civilisée. Angela semblait subitement être devenue incapable de prononcer la moindre phrase sans se montrer agressive ou faire preuve d'un sarcasme qui lui valait souvent d'être envoyée sur-le-champ dans sa chambre.
  Caitlin se gara sur une des places du parking de l'agence et arrêta la voiture. Elle n'était pas aveugle, elle savait pertinemment que l'attitude d'Angela était étroitement liée à la venue de Rose au sein de leur famille. L'adolescente s'y était fermement opposée dès le départ, et n'avait pas daigné faire le plus petit effort pour accueillir correctement sa petite sœur. Si elle se montrait agressive envers Caitlin et Lucy, elle n'exprimait pas le moindre sentiment à l'égard de Rose et s'appliquait en général à faire comme si elle n'existait pas. Malheureusement pour elle, Rose existait bel et bien et il faudrait bien qu'elle finisse par s'y habituer.

*

  La matinée se déroula beaucoup plus calmement que ce à quoi Caitlin s'était attendue. Elle en passa la plus grande partie à régler les derniers détails des ventes qu'elle avait effectuées durant la semaine précédente et ne quitta par conséquent pas beaucoup son bureau. Il était un peu moins de midi lorsqu'elle se gara à nouveau aux abords de l'école de Rose et Lucy. Plusieurs enfants étaient installés sur les marches menant à la porte principale, profitant du beau temps pour prendre leur repas au grand air plutôt qu'enfermés à l'intérieur de la cantine scolaire. Il lui fallut quelques instants pour repérer Lucy, qui discutait avec un groupe de filles et de garçons de son âge. Rose se tenait légèrement en retrait, visiblement très absorbée par la contemplation du bout de ses chaussures.
  - Maman !
  Lucy agita la main en apercevant Caitlin qui s'approchait du petit groupe. Rose releva lentement la tête, et posa sur la jeune femme un regard absent.
  - Vous êtes prêtes toutes les deux ?
  Lucy hocha vigoureusement la tête et se précipita en direction de la voiture après avoir salué ses amis. Rose en revanche ne bougea pas d'un millimètre, et Caitlin dû la prendre par la main pour l'amener à son tour vers le véhicule.
  - La matinée s'est bien passée ? questionna Caitlin en démarrant.
  - On a regardé un documentaire sur la guerre de Sécession, répondit aussitôt Lucy. C'était intéressant, mais un peu long quand même. Janice s'est même endormie ! Et sinon on a reçu les résultats du contrôle d'anglais, j'ai eu un A !
  - Félicitations ma chérie, je suis très fière de toi. Et toi, Rose ?
  La fillette tourna vers Caitlin un regard étonné, comme si elle trouvait surprenant qu'on s'intéresse à ses activités scolaires.
  - C'était bien, se contenta-t-elle de répondre avant de se replonger dans la contemplation du paysage qui défilait à l'extérieur du véhicule.
  Caitlin n'insista pas mais jeta à la fillette un regard inquiet. Elle ne savait rien de l'enfant qu'elle était avant la mort de ses parents, mais d'après la mère de Jason, il s'agissait d'une petite fille vive et de nature plutôt extravertie. Bien qu'elle comprenne que la perte tragique qu'elle venait de subir l'ait profondément affectée, la jeune femme ne pouvait s'empêcher de se faire de plus en plus de soucis. A en croire ses instituteurs, elle ne participait aux leçons que si on l'y poussait et ne cherchait jamais à se mêler à ses petits camarades. Le Dr Shepard, un psychologue pour enfants chez qui elle emmenait Rose deux fois par semaine, semblait néanmoins juger que ce comportement n'avait rien d'anormal et que la fillette retrouverait peu à peu sa joie de vivre d'autrefois. C'était juste une question de temps.

*

  La clochette suspendue au-dessus de la porte émit un tintement sonore lorsque Caitlin, Lucy et Rose pénétrèrent dans l'établissement, et quelques clients se retournèrent vers elles. Autrefois, cet endroit avait appartenu au grand-père paternel de Joe. Il s'agissait à l'époque d'un bar sans grande réputation et souvent mal fréquenté, qui était tombé en ruine avec la mort de son propriétaire, disparu en France pendant la seconde guerre mondiale. Lorsque Joe avait décidé de le racheter, il avait fallu des mois de travaux pour le remettre en état d'accueillir des clients. L'idée de le transformer en cybercafé ne lui était venue que quelques semaines avant la date initialement prévue pour l'ouverture. Quatre ans plus tard, il s'agissait d'un endroit que certains qualifiaient d'à la mode, rassemblant en général un grand nombre d'adolescents venant utiliser les ordinateurs mis à disposition dès que leurs horaires le leur permettaient. L'endroit n'était toutefois jamais très fréquenté aux environ de midi. Joe n'offrait pas de menus extraordinaires et de ce fait, peu de personnes venaient prendre leur repas là. Les quelques clients qui se trouvaient attablés dans la partie "restaurant" du café étaient pour la plupart des habitués que Caitlin salua d'un signe amical de la tête. Elles étaient à peine entrées lorsqu'une jeune serveuse d'une vingtaine d'années et particulièrement jolie vint les accueillir, probablement davantage pour tuer le temps que par sympathie ou politesse.
  - C'est bon, Leah, je m'en occupe, fit une voix provenant du bar.
  La jeune fille hocha la tête, ne cherchant pas particulièrement à dissimuler son agacement, et se dirigea vers une table où était installé un couple venant visiblement de terminer son repas. Caitlin se tourna vers Gillian qui s'avança dans leur direction.
  - Ce ne sont pas des serveuses qu'il a engagées, soupira la jeune femme avec une grimace, mais des tops-models ! Je ne vois pas pourquoi il avait besoin de reines de beauté pour faire ce job…
  Caitlin leva les yeux vers sa sœur et ne put réprimer un sourire. Mesurant une bonne douzaine de centimètres de plus que son aînée, Gillian bénéficiait en outre d'un physique plutôt avantageux et aurait probablement très bien pu être mannequin elle-même si elle n'avait pas décidé de se lancer dans une carrière d'artiste peintre.
  - Si au moins cette gamine n'avait pas été totalement incompétente, continua Gillian à voix basse après avoir salué chaleureusement sa sœur et ses nièces. Elle m'a déjà cassé trois verres rien que depuis 10 heures !
  - Joe n'est pas là ? s'étonna Caitlin.
  - Il est derrière, il s'occupe de la comptabilité… Et pendant ce temps c'est moi qui reste ici à supporter les pleurnicheries de sa nouvelle recrue… Figure-toi que mademoiselle rechignait à faire la vaisselle car elle craignait que ça n'abîme sa manucure !
  Gillian ponctua sa phrase d'un soupir exaspéré. Tout en parlant, elle avait conduit Caitlin, Rose et Lucy à une petite table circulaire située à proximité du bar. Lucy s'empara de la carte qui s'y trouvait et l'examina attentivement. Il ne s'agissait que d'une liste peu impressionnante composée en tout d'une dizaine de plats chauds et froids relativement simples, mais jamais personne n'avait trouvé à se plaindre d'aucun d'entres eux. Lorsque Caitlin, Rose et Lucy eurent choisi ce qu'elles souhaitaient manger, Gillian fit signe à Leah de s'approcher.
  - Ma sœur et mes nièces aimeraient manger, dit-elle simplement.
  La jeune fille les dévisagea un instant en silence.
  - Je croyais que vous vous en occupiez, répondit-t-elle sèchement au bout de quelques secondes.
  Gillian ne répondit rien, mais le regard furieux qu'elle lança à Leah suffit à lui retirer toute envie de répliquer quoi que ce soit. Quelques minutes plus tard, elle avait disposé trois couverts sur la table et transmis la commande à la cuisine. 
  Chacune mangea avec appétit, même Rose qui se montrait d'habitude plutôt pénible quand il s'agissait de nourriture. Elles avaient terminé depuis une dizaine de minutes lorsque Joe émergea finalement de la pièce qui lui servait de bureau. Gillian et Lucy s'étaient installées à une autre table située près de la fenêtre et discutaient d'une exposition de peinture à laquelle Gillian avait assisté la semaine précédente. Rose s'était également éloignée et observait avec intérêt un groupe d'enfants un peu plus âgés qu'elles qui étaient plongés dans une partie d'un jeu virtuel. Caitlin devina sans peine qu'elle mourrait d'envie de se joindre à eux mais qu'une raison mystérieuse l'en empêchait.
  - Je pourrais peut-être lui montrer comment ça fonctionne ?
  Caitlin sursauta et tourna la tête vers Joe qui avait pris place sur la chaise vide de Lucy sans même qu'elle ne s'en aperçoive. Elle répondit d'une légère secousse de la tête.
  - D'après son psychologue, c'est exactement ce qu'il ne faut pas faire… la pousser vers les autres. Il dit que c'est à elle de faire le premier pas, de recommencer à s'intéresser à ce qui se passe autour d'elle… Je ne suis pas entièrement convaincue, mais j'imagine qu'il doit savoir ce qu'il fait… D'ailleurs, il a l'air de penser qu'elle a déjà beaucoup progressé… Ca doit être très difficile pour elle, tant de changements en si peu de temps, j'imagine qu'il lui faut du temps…
  - Ne te fais pas tant de soucis, elle se remettra. Et probablement plus rapidement que tu ne le crois. Tu sais, j'ai côtoyé beaucoup d'enfants qui avaient perdu leurs parents, ils finissent presque toujours par s'en remettre… même si souvent ce n'est pas tout à fait complètement et que ça ne se fait pas en quelques jours.
  Caitlin hocha la tête. Au même instant, Gillian vint les rejoindre tandis que Lucy s'approchait de Rose.
  - Tu as l'air crevée, Katie, fit remarquer Gillian en prenant place à côté de Joe.
  - C'est sûrement parce que je suis crevée, admit Caitlin.
  - Comment ça se passe, avec la petite ?
  - Ca n'est pas facile tous les jours, mais j'imagine que ça peut aller. Sauf pour Angie. Je ne l'avais jamais vue aussi agressive depuis que Jason et moi avions divorcé. Je pensais que ça lui passerait rapidement, mais ça n'a pas l'air d'être le cas.
  - Il faut lui laisser le temps de s'y habituer… Et toi, comment ça va ? On n'a pas eu beaucoup l'occasion de discuter ces derniers temps…
  C'était vrai. Caitlin était habituée à voir sa sœur au moins une fois par semaine, mais depuis qu'elle avait recueilli Rose, elle avait l'impression de passer tout son temps libre entre les réunions de parents et les séances de thérapie auxquelles elle assistait parfois. Et ce temps qu'elle ne partageait plus avec Gillian lui manquait profondément. Après ses filles, Gillian était probablement la personne qui comptait le plus pour elle. Elle savait qu'elle pouvait tout lui dire et peu de gens la connaissait aussi bien qu'elle. Toutes deux n'avaient pourtant pas toujours été aussi proches qu'elle l'étaient à présent. Caitlin se souvenait sans peine des trop nombreux conflits qui les opposaient de manière régulière durant leur adolescence. On aurait alors difficilement pu imaginer deux être plus différents l'un de l'autre, et s'il n'y avait pas eu cette légère ressemblance au niveau des traits du visage, rien n'aurait laisser deviner le lien qui les unissait.
  A cette époque, Caitlin correspondait parfaitement à l'image qu'on peut se faire d'une jeune fille "modèle", prenant ses études très au sérieux et s'entendant à merveille avec ses parents, tandis que Gillian refusait catégoriquement de se plier aux règles de la société et s'attirait par là de nombreux ennuis. Peu douée pour les études, elle vouait déjà une passion sans limite à l'art et passait beaucoup plus de temps auprès de ses amis qu'à faire ses devoirs. Caitlin lui reprochait souvent cette attitude un peu bohême, ce que Gillian avait bien entendu beaucoup de mal à supporter. Tout avait basculé le jour-même où Caitlin avait rencontré Jason Pryce. Elle n'avait jusque là jamais eu de véritable petit ami et s'était d'un seul coup sentie prête à tout laisser tomber pour lui. La relation privilégiée qui l'unissait à sa mère avait été rompue brusquement le jour où, à 18 ans, elle avait annoncé qu'elle attendait un enfant et elle s'était brouillée avec toute sa famille lorsqu'elle avait abandonné ses études de droit pour suivre Jason à San Francisco, peu de temps après la naissance d'Angela. Pendant plusieurs mois, elle n'avait pas jugé nécessaire de donner la moindre nouvelle à ses parents et à Gillian, et celle-ci lui en avait longtemps voulu pour ce silence prolongé qui avait plongé tout le monde dans l'inquiétude. D'autant plus que, dès ce moment, leurs parents avaient reporté sur leur cadette tous leurs espoirs d'envoyer au moins une de leurs filles à l'université et s'étaient mis à la harceler à propos de ses futures études comme jamais auparavant. Angela était presque âgée d'une année lorsque Caitlin avait enfin révélé à sa sœur l'endroit où elle et Jason s'étaient installés, et la jeune fille l'avait rejointe en Californie un an plus tard, lorsqu'elle eut atteint sa majorité et obtenu son diplôme de fin d'études secondaires, avant tout pour échapper à la pression étouffante de ses parents. La grande complicité qui unissait les deux sœurs datait à peu près de cette époque. Dès le moment où elles s'étaient retrouvées, à présent toutes deux adultes, dans une ville qu'elles connaissaient à peine, elles avaient laissé tomber leurs querelles d'enfants et étaient devenues plus proches qu'elles n'auraient jamais espéré le devenir.
  Gillian agita une main devant les yeux de Caitlin, la forçant à redescendre sur Terre. Elle répondit d'un hochement d'épaules qui signifiait clairement que, contrairement à ce qu'elle tentait de faire croire, elle ne se portait pas si bien.
  - Je ne peux pas vraiment me laisser aller en ce moment, avoua-t-elle en portant son attention sur Lucy et Rose qui avaient pris place derrière l'un des ordinateurs. Rose a besoin de moi, Angie et Lucy aussi… Tout ça n'est facile pour personne.
  - Je ne parle pas de Rose, d'Angie ou de Lucy, insista Gillian en baissant la voix. Mais de toi. Pour toi non plus, ça ne doit pas être facile tous les jours.
  Caitlin tourna la tête vers sa sœur. Elle savait de quoi elle voulait parler, et en son fort intérieur, elle était obligée d'admettre que Gillian avait raison. Non, ce n'était pas facile pour elle non plus. Elle refusait de trop y penser, mais à chaque fois qu'elle posait les yeux sur Rose, elle ressentait une désagréable contraction au niveau de l'estomac. Qu'elle le veuille ou non, elle ne pouvait s'empêcher d'associer la petite fille à l'infidélité de Jason. Et même si cela remontait à des années, la douleur était toujours là. Lorsqu'elle avait découvert la trahison de son mari, Caitlin avait eu l'impression que tout s'effondrait autour d'elle. Mais cela n'était rien comparé à ce qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait découvert que Monica, la maîtresse de Jason qui était par la suite devenue sa seconde femme, était déjà enceinte au moment du divorce. Au sentiment de trahison s'était ajouté celui d'avoir été complètement manipulée dès le départ. Au fond d'elle-même, elle avait jusque là conservé l'espoir futile que Jason finirait par reconnaître ses erreurs et revenir vers elle. La découverte de la grossesse de Monica avait mis un terme brutal à ses illusions.
  - Ca va, répondit-elle sans grande conviction. Je t'assure, ça va.
  Elle s'efforça de sourire puis, décidant qu'il était temps de changer de sujet de conversation, ajouta :
  - Et toi, petite sœur ? Quoi de neuf ?
  - Ne lui demande surtout pas ça ! s'exclama Joe en adressant à Gillian un sourire amusé. Tu n'es pas prête d'avoir fini de l'entendre se plaindre ! Entre ses collègues de la galerie qui n'y connaissent rien en art et mon personnel totalement incompétent…
  - Pour ta gouverne, ton personnel est vraiment incompétent, et ce n'est pas à Max que je pense en disant ça, coupa-t-elle, faisant référence au cuisinier.
  Machinalement, Caitlin chercha Leah du regard et l'aperçut assise dans un coin, occupée à feuilleter un magazine.
  - Elle ferait mieux de s'occuper de la vaisselle, si tu veux mon avis !
  - Je te promets que je lui en parlerai, dit Joe en passant tendrement ses bras autour de la taille de Gillian. A condition que tu sois un peu plus tolérante et que tu lui laisses un peu de temps pour s'habituer.
  - J'essaierai, promit la jeune femme.
  Joe se pencha pour l'embrasser, et Caitlin ne put retenir un sourire attendri. Gillian et Joe se connaissaient depuis plus de cinq ans et, même s'ils passaient une grande partie de leur temps à se taquiner mutuellement, ils formaient sans doute un des couples les plus unis qu'elle avait eu l'occasion de fréquenter.
  - Bien, si vous le permettez, je vais vous laisser, jeunes filles, déclara Joe en se relevant. J'ai encore une tonne de paperasserie qui m'attend, j'aime autant m'y remettre maintenant et avoir terminé le plus rapidement possible. Il faudra vraiment que j'envisage d'engager une jeune et jolie secrétaire pour s'occuper de tout ça à ma place, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie, s'attirant un regard noir de Gillian.
  - A part ça, il n'a pas totalement tort quand il dit que mes collègues n'y connaissent rien, certains en tout cas auraient davantage leur place dans un fast food que dans une galerie d'art ! Anne nous en a encore faire la démonstration par plus tard qu'hier… Elle est probablement aussi calée en peinture que je le suis en informatique !
  - Pourquoi est-ce qu'elle n'est pas renvoyée dans ce cas ?
  - Parce qu'elle couche avec le directeur. Et le pire c'est qu'elle croit que personne n'est au courant !
  Lorsque Gillian parlait de son emploi dans une petite galerie d'art de San Francisco, ce n'était que très rarement pour en dire du bien. Elle détestait ce travail, et personne n'ignorait cela. Malheureusement, elle avait bien dû se résoudre à trouver un emploi rémunéré, du moins jusqu'à ce que quelqu'un accepte d'exposer les toiles qu'elle avait peintes, ce qui n'avait encore jamais été le cas.
  - De toute façon, si tout va bien, je ne devrais plus en avoir pour trop longtemps là-bas… Une galerie de Philadelphie m'a contactée, ils organisent une exposition pour la fin de l'année, et ils envisagent d'y exposer deux ou trois de mes toiles. C'est toujours un début.
  Caitlin hocha la tête avec enthousiasme. Elle n'avait jamais douté du talent de sa sœur et était persuadée que des professionnels finiraient également par le reconnaître. 
  Les deux sœurs furent interrompues dans leur conversation par l'arrivée de Lucy qui vint prendre place sur les genoux de sa mère.
  - Vous vous amusez bien, toutes les deux ? demanda Caitlin.
  - Ca n'a pas l'air de tellement l'intéresser, répondit la fillette en haussant les épaules. Au fait, j'aurais dû te demander ça avant, mais j'ai totalement oublié… Emily et Janice font un spectacle avec leur groupe de théâtre ce soir, ça commence à sept heures et demi… Je me suis dit qu'on pourrait peut-être y aller toutes les deux, comme les autres années. Ce serait chouette non ?
  - J'adorerais pouvoir y aller avec toi ma puce, mais je dois emmener Rose chez le Dr Shepard, elle a rendez-vous à sept heures et quart… 
  - C'est pas grave, répondit aussitôt Lucy.
  Mais l'expression attristée de son visage montrait clairement qu'elle n'en pensait rien. Elle se leva brusquement, sans même laisser à Caitlin le temps d'ajouter quoi que ce soit, et partit s'installer devant un ordinateur situé à l'autre bout de la pièce, passant à côté de Rose sans lui adresser le moindre regard.

*

  Caitlin n'entendit pas la porte du cabinet s'ouvrir. Perdue dans ses pensées, elle contemplait distraitement le paysage qui s'étendait de l'autre côté de la fenêtre. Le temps avait changé rapidement, et de lourds nuages s'amoncelaient dans le ciel à présent presque totalement obscurci. Un coup d'œil à sa montre, quelques minutes plus tôt, lui avait appris qu'il était près de huit heures. Il arrivait qu'elle assiste aux entretiens de Rose et du Dr Shepard, mais ce dernier avait, ce jour-là, manifesté le désir de discuter avec Rose seul à seul. Elle avait donc pris place dans un fauteuil de la salle d'attente, essayant d'occuper son esprit en se plongeant dans la lecture d'une revue d'actualité. Cependant, elle avait bien vite compris que cela ne servait pas à grand chose ; elle ne parvenait pas à se défaire de l'image de Lucy lorsqu'elle lui avait dit qu'elles n'iraient pas voir la pièce de théâtre de ses amies, et du sentiment de culpabilité qui l'accompagnait. Elle aurait dû se rappeler de cette date, elle ignorait totalement pour quelle raison elle ne s'en était pas souvenue. Elle assistait à ce spectacle avec Lucy depuis que celle-ci était à la maternelle, et jusque là, jamais elles n'avaient manqué une représentation. La première année, elle y était allée principalement parce que deux des meilleures amies de Lucy y participaient, et c'était depuis devenu une sorte de tradition. Mais elle avait été tellement occupée durant ces dernières semaines qu'elle n'y avait même plus pensé.
  - Mme Pryce ?
  Caitlin releva la tête, tirée de ses pensées par la voix du Dr Shepard qui se tenait debout à côté d'elle. Agé d'une quarantaine d'année, David Shepard avait la réputation d'être l'un des meilleurs psychologues pour enfants de la ville et Caitlin n'avait pas hésité une seconde à lui confier Rose. C'était un homme calme et doux, doté d'une patience qui semblait infinie et qu'elle admirait. Par ailleurs, le travail qu'il effectuait avec Rose lui semblait impressionnant. Jamais elle n'avait vu la petite fille aussi à l'aise avec une autre personne que lors des rares entretiens auxquels elle avait assisté. 
  - Comment ça s'est passé ? demanda Caitlin en se levant.
  - A merveille, répondit le Dr Shepard en se retournant pour adresser un sourire à la fillette qui était restée sur le pas de la porte. Rose fait beaucoup de progrès, elle commence à trouver les mots pour exprimer ce qu'elle ressent, ce qui est un point très positif.
  - Vous avez de la chance, soupira Caitlin. En dehors de ce cabinet, elle n'est pas franchement bavarde.
  - Ne vous faîtes pas de soucis inutile. Evidemment, elle est encore bouleversée par ce qui s'est passé. C'est très dur de perdre ses deux parents ainsi, d'un seul coup. Particulièrement pour une enfant de cet âge.
  Caitlin hocha la tête en silence et reporta son attention sur Rose. Appuyée contre l'encadrement de la porte, le regard dans le vide, la fillette semblait absente, comme si seul son corps s'était trouvé là pendant que son esprit voyageait dans un autre monde.
  - Ca lui passera, ajouta le Dr Shepard en posant une main rassurante sur l'épaule de la jeune femme. Il lui faut juste un peu…
  - … un peu de temps, je sais, acheva Caitlin à sa place. Il n'empêche que j'aimerais pouvoir faire davantage pour elle, en ce moment je me sens vraiment inutile.
  - Vous ne l'êtes pas, bien au contraire. En l'accueillant chez vous, vous avez offert à Rose bien plus que vous ne l'imaginez. Et croyez-moi, elle en est parfaitement consciente.
  Caitlin leva les yeux vers son interlocuteur et lui adressa un sourire reconnaissant. Il n'y avait pas qu'avec les enfants qu'il savait merveilleusement s'y prendre. Elle le remercia, prit rapidement congé, puis s'approcha de Rose.
  - Allez ma puce, il est temps de rentrer.
  La fillette ne leva pas les yeux, et pendant quelques secondes Caitlin se demanda si elle l'avait entendue.
  - Rose…
  Toujours sans cesser de fixer le sol, Rose enfonça profondément les mains dans les poches de sa veste et s'engagea lentement dans le couloir menant à la sortie du bâtiment. Caitlin poussa un profond soupir et lui emboîta le pas.
  Rose ne prononça pas le moindre mot durant tout le trajet du retour, et ce malgré les nombreuses tentatives de Caitlin pour lancer la discussion. La fillette esquivait toutes les questions qui lui étaient posées en détournant la tête vers la fenêtre, ou alors se contentait de répondre par un haussement d'épaules ou un vague signe de la tête sans signification précise. Au bout de plusieurs essais qui se révélèrent tous aussi infructueux les uns que les autres, Caitlin finit par abandonner et enclencha la radio. Une mélodie grave et triste s'éleva, mais Caitlin n'y prêta pas attention, pas plus qu'à la pluie fine qui s'était mise à tomber, martelant la carrosserie de la voiture. Elle n'avait plus qu'une envie à présent : rentrer chez elle. Elle avait besoin de s'excuser auprès de Lucy, et était résolue à avoir une discussion avec Angela. Elle s'engagea dans une petite avenue qui lui permettrait d'éviter les principaux axes routiers et, machinalement, appuya plus fort sur l'accélérateur. Jusqu'à ce qu'un cri totalement paniqué de Rose ne lui fasse planter les freins d'un coup brusque. Le véhicule s'immobilisa dans un crissement strident, et la voiture qui les suivait d'un peu trop près les évita de justesse. Après s'être rabattue sur le bas côté, Caitlin prit le temps de retrouver un rythme cardiaque normal avant de se tourner vers Rose. Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, le teint plus pâle que jamais, la fillette semblait pétrifiée de terreur.
  - Qu'est-ce qu'il y a, Rose ? demanda Caitlin d'une voix inquiète.
  Comme à son habitude, Rose ne répondit rien. Elle se contentait de continuer à fixer la route avec un regard horrifié.
  - Ma puce, quelque chose t'as fait peur ?
  - Pas si vite… murmura alors la petite fille d'une voix à peine intelligible. Pas si vite…
  Caitlin sentit son cœur se serrer. Elle défit rapidement sa ceinture de sécurité, et se glissa sur le siège arrière. Elle passa doucement un bras autour des épaules tremblantes de Rose et l'attira contre elle. Tout son corps était parcouru de tremblements, et la jeune femme remarqua qu'elle se retenait de pleurer.
  - Tu n'as aucune raison de t'inquiéter, tu sais. Aucune raison… Tout va bien, je suis là…
  Il fallut à Rose plusieurs minutes pour se calmer, et elle ne laissa Caitlin reprendre le volant que lorsque celle-ci lui eut promis qu'elle roulerait lentement.
  Il pleuvait à verse lorsqu'elles arrivèrent finalement chez elles et Caitlin eut toutes les peines du monde à convaincre Rose de quitter la voiture. Bien qu'elle eut cessé de pleurer et que son visage eut retrouvé une expression normale, la fillette semblait encore sérieusement secouée par l'incident qui venait de se produire.
  - Va enfiler ton pyjama et te mettre au lit, lui recommanda Caitlin une fois qu'elles furent à l'intérieur. Je vais te préparer un bon chocolat chaud et je te l'apporterai là-haut une fois que tu seras prête.
  Rose ne se fit pas prier et prit la direction des escaliers menant à l'étage. Caitlin l'avait installée dans une pièce qui servait autrefois de chambre d'amis, située juste à côté de celle de Lucy. La jeune femme avait tenu à ce que la décoration soit entièrement refaite aux goûts de Rose, de façon à ce qu'elle se sente vraiment chez elle, et plusieurs meubles avaient été apportés de son ancienne chambre. Cette pièce était celle où la petite fille passait la majeure partie de son temps, recroquevillée sur son lit, l'esprit bercé par les souvenirs d'une vie qu'elle aurait souhaité ne jamais avoir eu à quitter. Tandis que Rose regagnait son petit univers, Caitlin se rendit à la cuisine où elle mit chauffer une tasse de lait dans le four à micro-ondes, puis gagna le salon. Lucy était occupée à faire ses devoirs devant la télévision qu'elle avait laissée allumée tout en coupant le son. En entendant sa mère approcher, la fillette leva les yeux vers elle et reporta aussitôt son attention sur son travail scolaire. Il était évident qu'elle lui en voulait toujours.
  - Tu as passé une bonne après-midi ? demanda Caitlin en prenant place à côté d'elle sur le canapé.
  - C'est allé, répondit Lucy. On a un une interrogation surprise en histoire, je crois que c'est pas trop mal allé.
  - Tu sais, je suis vraiment désolée pour le spectacle de tes amies…
  - C'est pas la peine, c'est pas grave tu sais, de toute façon j'avais pas tellement envie d'y aller. Et puis je comprends que tu avais des trucs plus importants à faire.
  - Au contraire, je crois que c'est important, et je regrette vraiment que nous n'ayons pas pu y aller. Et contrairement à ce que tu dis, je n'avais rien de plus important à faire… si j'y avais pensé, je t'assure que j'aurais fixé le rendez-vous de Rose pour un autre jour…
  - C'est un peu ma faute aussi, reconnu Lucy avec un léger soupir. J'aurais pas dû attendre aujourd'hui pour t'en parler, j'aurais dû penser qu'avec tout ce que t'as à faire en ce moment, ça risquait de pas jouer…
  - Tu sais quoi ? Je te promets qu'on va rattraper ça un des ces jours !
  - Comment ça ?
  - Et bien, dès que j'aurai un peu de temps, on fera quelque chose, juste toi et moi. Ce que tu voudras, ciné, restaurant,…
  - Promis juré ?
  - Promis juré !
  Lucy lui adressa un large sourire, et Caitlin attira tendrement sa fille dans ses bras. Elle avait conscience de consacrer beaucoup de temps et d'attention à Rose depuis qu'elle était entrée dans leur vie, et même si elle savait que cela était nécessaire pour l'équilibre de la petite fille, il ne fallait pas pour autant qu'elle oublie qu'elle avait deux autres enfants qui avaient tout autant besoin d'elle. Au bout de quelques secondes, l'alarme du micro-ondes retentit, la rappelant du côté de la cuisine.
  - Angie est dans sa chambre ? demanda-elle en se relevant du canapé.
  - Non, elle n'est pas rentrée.
  - Comment ça, elle n'est pas rentrée ??
  - Tu te souviens pas, elle a dit qu'elle avait un entraînement de basket.
  - Lucy, il est presque huit heures et demi, elle devrait être à la maison depuis longtemps…
  Lucy jeta un rapide coup d'œil à sa montre.
  - Je n'avais pas vu l'heure… murmura-t-elle, une vague d'inquiétude traversant son regard. Maman tu ne crois pas qu'il lui est arrivé quelque chose dis ?
  - Non, bien sûr que non ma puce, répondit Caitlin, autant pour se rassurer elle-même que pour tranquilliser sa fille. Probablement que l'entraînement a duré plus longtemps que prévu et qu'elle n'a pas pensé à téléphoner… Je vais appeler le lycée, il doit bien y avoir quelqu'un qui surveille le terrain…
  Elle se précipita en direction du hall d'entrée où se trouvait le téléphone, mais s'arrêta brusquement en chemin. 
  - Lucy, s'il te plaît… J'ai dit à Rose que je lui apportais une tasse de chocolat chaud, tu veux bien la lui amener ?
  - Bien sûr, j'y vais tout de suite.
  Lucy se leva précipitamment et se dirigea vers la cuisine, tandis que Caitlin s'emparait du combiné du téléphone. Elle composa rapidement le numéro inscrit sur une feuille accrochée au-dessus de l'appareil. Elle dût attendre plusieurs sonneries avant que quelqu'un ne décroche.
  - Allô ?
  La voix de la femme à l'autre bout du fil semblait passablement pressée et ennuyée d'être dérangée à cette heure tardive, mais Caitlin ne prit pas le temps de s'en inquiéter. Elle s'annonça rapidement puis expliqua le motif de son appel.
  - Je suis désolée madame, répondit la femme après avoir consulté son registre. Le terrain n'était pas réservé ce soir, ni cet après-midi. En fait, il n'y a eu aucun entraînement aujourd'hui.
  - Elle est peut-être restée à la bibliothèque, ou à la salle d'étude, insista Caitlin, tout en s'efforçant de maîtriser l'inquiétude qui l'envahissait.
  - L'accès est interdit aux élèves après huit heures.
  La jeune femme remercia rapidement son interlocutrice et reposa le combiné, le cœur battant la chamade dans sa poitrine. Elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où Angela pouvait bien se trouver, et savait pertinemment que des dizaines d'enfants et d'adolescents disparaissent dans les rues de San Francisco sans qu'on ne les retrouve jamais. Calme-toi, tenta-t-elle de se raisonner. Elle s'est sans doute juste arrêtée chez une amie en rentrant du lycée, elle va arriver d'un instant à l'autre… Le plus probable était qu'elle soit passée chez Kira, sa meilleure amie qui vivait quelques pâtés de maison plus loin. Il n'était pas rare qu'elle aille chez elle en sortant de l'école, généralement pour réviser un contrôle ou se faire expliquer un exercice de mathématiques qu'elle n'avait pas compris. Caitlin décrocha à nouveau le téléphone et composa le numéro de la famille Peterson. Ce fut la mère de Kira qui répondit.
  - Lisa, je suis navrée de vous déranger à cette heure, s'excusa Caitlin. Mais Angie n'est pas rentrée à la maison après l'école, je me demandais si elle ne serait pas chez vous…
  - Je suis désolée Kate, mais je n'ai pas vu Angie aujourd'hui. Je suis rentrée il y a une heure environ, Kira est là-haut, dans sa chambre. Elle fait ses devoirs. Je peux vous la passer si vous voulez.
  L'adolescente n'eut toutefois pas grand chose à apprendre à Caitlin. Selon elle, Angela était resté pendant approximativement une heure avec elle à la bibliothèque et était partie aux environs de six heures. Elle ne l'avait pas revue ensuite.
  - Elle m'a semblé particulièrement énervée aujourd'hui, elle n'a quasiment pas participé aux leçons et elle s'est fait renvoyer du cours de math parce qu'elle n'avait pas fait ses devoirs…
  - Et tu n'as pas la moindre idée de l'endroit où elle aurait pu se rendre ?
  - Aucune, je vous jure… Je… Si j'avais su ce qu'elle voulait faire…
  - Tu n'y es pour rien, Kira…
  - Appelez-moi quand vous l'aurez retrouvée…
  - C'est promis.
  L'esprit de Caitlin fonctionnait à cent à l'heure, s'efforçant de faire le compte de tous les autres endroits où sa fille aurait pu se trouver. Elle téléphona d'abord chez Joe, mais sa réponse fut la même que celle de Kira, l'adolescente n'avait pas mis les pieds au café de la journée. Gillian ne l'avait pas vue non plus, pas davantage que les quelques autres amies d'Angela auxquelles elle téléphona.
  A neuf heures et demies, l'adolescente n'était toujours pas rentrée. Ne voyant plus d'autre solution, Caitlin décida de se rendre sur-le-champ au poste de police le plus proche.
  - J'ai appelé vos grands-parents, dit-elle à Lucy tout en enfilant sa veste. Ils devraient arriver d'ici peu de temps. En attendant, je veux que vous n'ouvriez à personne, est-ce que c'est bien compris ?
  Lucy hocha la tête en signe d'affirmation.
  - Il est possible que je rentre tard, je ne veux pas que toi et ta sœur m'attendiez. Vous avez école toutes les deux demain. Vous pouvez attendre vos grands-parents, mais vous irez vous coucher dès qu'ils arriveront.
  - Je n'arriverai pas à dormir tant que tu ne seras pas rentrée avec Angie…
  - Ne t'inquiète pas ma puce, je suis certaine qu'on va la retrouver, elle ne doit pas être allé bien loin…
  Caitlin semblait peu convaincue par ses propres propos, mais cela n'avait pas d'importance. Lucy avait besoin d'être rassurée, et elle aussi. Elle était sur le point d'ouvrir la porte pour sortir lorsque la petite voix de Rose retentit derrière elle.
  - C'est de ma faute, n'est-ce pas ?
  Caitlin et Lucy firent volte-face d'un mouvement simultané ; aucune d'elles n'avaient entendu la fillette quitter sa chambre et descendre les escaliers.
  - Qu'est-ce qui est de ta faute ma chérie ? demanda Caitlin avec douceur, en s'approchant lentement de la petite fille.
  - Si Angie est partie, continua Rose d'une voix mal assurée. Elle était fâchée contre moi, et c'est pour ça qu'elle est partie…
  - Non, Rose, ce n'est pas de ta faute, tu ne dois surtout pas penser une chose pareille… Angie n'est pas fâchée après toi, c'est à moi qu'elle en veut, pas à toi…
  - J'espère que les policiers la retrouveront vite, elle va avoir peur, toute seule la nuit…
  - Je suis certaine qu'elle n'est pas toute seule, elle est sûrement allée chez des amis qui prendront soin d'elle.
  Rose secoua lentement la tête. Caitlin s'était accroupie devant elle, et au moment où elle s'apprêtait à se relever, la fillette lui attrapa le poignet.
  - Je suis désolée Kate, murmura-t-elle en baissant les yeux. Désolée pour Angie, et pour ce qui s'est passé dans la voiture tout à l'heure…
  - Rose, ma chérie tu n'as pas à être désolée, tu n'as rien fait de mal, bien au contraire…
  Caitlin l'attira doucement contre elle et la prit dans ses bras. La petite fille frissonna, mais n'opposa aucune résistance.
  - Maman, intervint Lucy après quelques secondes, je crois… je crois que tu devrais y aller… Je vais m'occuper d'elle…
  Caitlin hocha la tête et se releva. Quelques instants plus tard, elle prenait la direction du poste de police. Il avait cessé de pleuvoir, mais l'air restait froid et humide. Tout en marchant, elle resserra machinalement son manteau sur sa poitrine. Elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer ce qui pouvait arriver à une jeune fille de 16 ans, seule la nuit dans les rues de San Francisco. Face à Lucy et à Rose, elle s'était évertuée à ne rien laisser paraître de son inquiétude, mais elle ne parvenait pas à ignorer le nœud qui enserrait ses entrailles toujours plus violemment et ce malgré tous les efforts qu'elle faisait pour tenter de se rassurer.
  L'éclairage au néon du commissariat offrait un contraste violent avec l'obscurité du dehors, et il fallut à Caitlin quelques instants pour s'y habituer. Elle n'avait jusque là jamais eu à s'y rendre, et elle n'aurait pas imaginé que la réalité puisse ressembler autant à ce qu'on montrait à la télévision ou au cinéma ; des hurlements provenaient de tous les coins, proférés par des officiers dont les ventres proéminents débordaient de leur pantalons, tandis que d'autres, plus calmes et dont les uniformes impeccables laissaient deviner des corps d'athlètes interrogeaient posément témoins ou suspects. Un homme menotté passa devant elle, emmené par un policier à l'air renfrogné, suivis par deux jeunes filles qui ne devaient pas être plus âgées qu'Angela et dont les tenues et le maquillage provocants ne laissaient que peu de doutes sur la nature de leurs activités nocturnes.
  - Je peux vous aider madame ?
  Caitlin sursauta. Un officier s'était approché d'elle sans qu'elle s'en aperçoive. Grand, brun et plutôt bien bâti, l'homme qui se tenait à ses côtés lui inspira aussitôt confiance. Elle hocha la tête et lui exposa la raison de sa présence.
  - Bien, vous allez commencer par vous asseoir et essayer de vous calmer, ensuite vous me répéterez tout ça et je prendrai note. Est-ce que vous voulez un café ?
  Caitlin secoua la tête. Son estomac était si contracté qu'elle doutait de pouvoir ingurgiter ne serait-ce qu'une goutte d'eau. Elle suivit le policier - qui s'était présenté sous le nom de lieutenant Andrews - jusqu'à un petite bureau et prit place sur un des deux sièges situés de part et d'autre de la table tandis qu'il s'installait sur la seconde.
  - Vous m'avez donc dit que votre fille n'est pas rentrée du lycée cet après-midi, et que personne ne l'a vue après dix-sept heures, c'est bien cela ?
  Caitlin acquiesça d'un hochement de tête.
  - Bien, vous allez commencez par me la décrire, âge, taille, couleur des cheveux, quels vêtements elle portait,…
  - Elle a 15 ans, elle en aura 16 dans un mois… elle… elle mesure environ un mètre soixante-cinq, elle a les cheveux bruns, ils lui arrivent à peu près à hauteur d'épaule… ce matin elle portait un jean bleu délavé, un t-shirt beige et une jaquette noire…
  - D'accord. Est-ce qu'il y a des endroits où elle aime se rendre, avec ses amis par exemple ?
  - Le petit ami de ma sœur possède un café en ville, nous y passons pas mal de temps… mais je l'ai déjà appelé et il ne l'a pas vue…
  - Ca ne fait rien, donnez-moi l'adresse de ce café, il est toujours probable qu'elle traîne aux alentours sans forcément y entrer. Pas d'autre endroit ?
  - Rien qui me vienne à l'esprit… Je vous en supplie, dîtes-moi que vous allez tout faire pour la retrouver…
  - Il faut que la personne ait disparu depuis vingt-quatre heures pour que nous lancions un avis de recherche, mais dans ce genre de cas nous envoyons tout de même une patrouille. Je crois que j'ai toutes les informations nécessaires, vous pouvez rentrer chez vous. Je vous appellerai dès que nous aurons du nouveau.
  - C'est hors de question, je reste ici… Je suis incapable de rester chez moi à attendre… 
  - Comme vous voulez. Je vais vous montrer où vous installer en attendant, suivez-moi.
  Le lieutenant se leva et Caitlin l'imita. Il l'emmena jusqu'à une petite salle adjacente à celle où ils se trouvaient auparavant. Meublée en tout et pour tout de quelques sièges et d'un distributeur de boissons, la pièce en question ressemblait un peu à une salle d'attente d'hôpital. Quatre ou cinq personnes s'y trouvaient déjà, mais Caitlin ne prit pas la peine de les détailler. Sans jeter le moindre regard autour d'elle, elle se dirigea vers une rangée de chaise qui se trouvaient à proximité d'une fenêtre et s'y installa. Elle avait toutefois beaucoup de peine à rester tranquille. Il lui semblait que si elle ne bougeait pas constamment, elle ne serait plus jamais capable de quitter cette pièce exiguë où elle avait l'impression d'étouffer. Elle aurait préféré pouvoir se rendre utile, peut-être vaudrait-il d'ailleurs mieux qu'elle parte elle-même à la recherche d'Angela… Le temps semblait par ailleurs avoir décider de ne plus avancer, et jamais les minutes ne lui avaient parues aussi longues.
  Au bout d'une demi-heure, n'en pouvant plus de rester ainsi dans l'expectative, elle se leva et s'apprêtait à quitter le commissariat lorsqu'une silhouette familière se dessina dans l'encadrement de la porte, escortée par un officier en uniforme.
  - Henry ? s'exclama-t-elle, surprise, en reconnaissant le père de Jason.
  - Catherine est restée avec les petites, expliqua celui-ci en s'approchant d'elle. Comme on ne te voyait pas rentrer, j'ai pensé que tu étais restée ici et que tu ne refuserais probablement pas un peu de compagnie.
  La jeune femme répondit d'un hochement de la tête. Elle avait la gorge trop nouée pour articuler le moindre mot. Elle se rassit en silence, et Henry prit place à ses côtés, serrant doucement sa main entre les siennes. Elle avait toujours eu avec les parents de Jason la relation qu'en tant qu'adulte elle aurait souhaité entretenir avec ses propres parents, et elle aurait été incapable d'exprimer la reconnaissance qu'elle éprouvait en cet instant précis à l'égard du vieil homme. Sa présence auprès d'elle avait quelque chose de rassurant.
  - Ne t'inquiète pas, ils vont la retrouver. Ces gens-là font ça tous les jours, et je doute qu'Angie soit allée bien loin. Si ça se trouve, elle va rentrer d'elle-même à la maison et tu te seras fait tout ce soucis pour rien.
  Caitlin hocha la tête, mais sans grande conviction. Les minutes continuèrent de s'écouler avec une lenteur exaspérante. Caitlin et Henry ne parlèrent pas beaucoup, la jeune femme se sentait trop anxieuse pour faire la conversation. Il était plus de onze heures et demi lorsque le lieutenant Andrews apparut à l'entrée de la pièce. Caitlin se leva aussitôt, mais fut incapable de faire un pas dans sa direction. Son cœur battait la chamade, ses jambes étaient en coton et sa bouche complètement sèche. Faîtes qu'ils l'aient retrouvée, pria-t-elle intérieurement. Faîtes qu'il ne lui soit rien arrivé…
  - J'ai de bonnes nouvelles pour vous, madame Pryce, annonça le lieutenant en s'approchant.
  Caitlin ferma les yeux et un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres entrouvertes.
  - Est-ce qu'elle… est-ce qu'elle va bien ? s'enquit la jeune femme d'une voix hésitante. Est-ce qu'elle est ici ?
  - Elle va très bien, ne vous inquiétez pas. En revanche, nous ne l'avons pas amenée ici. Des hommes l'ont repérée dans un bar situé à quelques pâtés de maison de votre domicile. Vu les circonstances, nous avons pensé qu'il vaudrait peut-être mieux que vous alliez directement la rejoindre là-bas. Deux de nos gars sont restés sur place pour s'assurer qu'elle ne bougerait pas, mais d'après ce qu'ils m'ont dit ça ne semblait pas être dans ses intentions.
  - Vous avez bien fait, répondit Caitlin avec un sourire reconnaissant.
  Elle n'y avait pas songé jusque là, mais il était évident qu'Angela n'aurait probablement pas beaucoup apprécié que des policiers viennent la chercher pour l'emmener au poste, d'autant plus si elle se trouvait dans un lieu public.
  - Si vous voulez bien me suivre, un officier va vous conduire jusque là-bas.
  Caitlin hocha la tête et se tourna vers Henry.
  - Vas-y, dit-il en souriant. Je rentre rassurer Catherine, Lucy et Rose.
  La jeune femme serra rapidement son beau-père dans ses bras, puis s'éloigna en compagnie du lieutenant. Quelques instants plus tard, elle prenait place à l'arrière d'une voiture banalisée conduite par un jeune agent qui ne devait pas avoir atteint la trentaine. Ils ne roulèrent que pendant une dizaine de minutes avant que le véhicule ne s'immobilise dans une rue fréquentée de San Francisco.
  - C'est ici, annonça le policier en désignant de la tête la porte d'un petit restaurant.
  Caitlin le remercia poliment, puis sortit de la voiture et se précipita vers l'entrée de l'établissement. Il n'y avait que très peu de clients et elle n'eut aucun mal à repérer Angela, installée à une petite table. Les yeux baissés vers une tasse de café apparemment vide, l'adolescente ne la vit en revanche pas s'approcher. Ce ne fut que lorsqu'elle prit place en face d'elle qu'Angela remarqua sa présence. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant qu'aucune d'elles ne prononce un mot. Ce fut finalement Angela qui rompit le silence.
  - Je savais que tu finirais par me retrouver.
  - Sinon, tu ne serais pas partie ? Angie, je viens d'avoir la peur de ma vie, est-ce que tu es consciente de ça ?
  - Je sais.
  - Et tu es contente j'imagine…
  - Je n'ai pas dit ça… Je… Je n'avais pas envie de rentrer et qu'elle soit là… Je la déteste…
  - Et moi je suis persuadée que tu ne penses pas un mot de ce que tu viens de dire.
  - Tu as tort ! Je le pense, je la déteste vraiment ! Tout est de sa faute…
  - Je comprends ce que tu ressens ma chérie, mais… 
  - Non ! Justement tu ne comprends pas ! Tu ne sais pas ce que c'est pour moi de voir la fille que papa a eue avec cette femme tous les jours ! On était tellement heureux, tous les quatre, avant… pourquoi est-ce qu'il a eu besoin de faire une gosse à une autre ? Pourquoi est-ce qu'il l'a préférée à nous, qu'est-ce qu'elle a de plus ?
Angela était au bord des larmes. Elle détourna la tête et lorsque Caitlin posa sa main sur la sienne, elle la retira brusquement.
  - J'aurais tellement voulu qu'il ne la rencontre jamais, qu'il n'ait jamais d'enfant avec elle… J'aurais tellement voulu qu'il s'occupe de nous comme il s'est occupé d'elle… Il avait l'air de l'aimer tellement fort, pourquoi pas nous, maman ?
  - Je n'en sais rien ma chérie… murmura Caitlin, sentant ses propres yeux se remplir de larmes. Je n'en sais rien… Je me suis souvent posé la question, mais jamais je n'y ai trouvé de réponse…
  - C'est tellement injuste… Elle a eu tout ce que j'aurais voulu avoir, et maintenant elle croit qu'elle peut venir s'installer chez nous comme si c'était la chose la plus normale au monde !
  - Bien sûr que c'est injuste. Terriblement injuste. Et tu as le droit d'en vouloir à ton père, même si à présent ça ne sert plus à grand chose. Mais Rose n'y est pour rien. Quelles que soient les erreurs que ton père à commises, elle n'en est pas responsable…
  - Et moi oui peut-être ?
  - Je n'ai pas dit ça.
  - Mais moi je l'ai pensé ! Pendant des mois et des mois j'ai cru que c'était à cause de nous que papa était parti, parce qu'on avait fait quelque chose de mal ou je sais pas quoi d'autre… Et comme si c'était pas suffisant, un jour on apprend qu'il ne veut plus de nous mais qu'en revanche il en a fait une autre avec sa nouvelle femme !
  - Rose était probablement une coupable toute désignée à l'époque, mais tu n'as plus 8 ans, Angie. Elle n'est pas plus responsable de ce qu'il s'est passé que toi tu l'étais à son âge… Je sais que c'est dur, et contrairement à ce que tu peux croire, je comprends cela. Mais Rose n'est qu'une petite fille, tu n'as pas le droit de reporter la rage que tu éprouve à l'égard de ton père sur elle. Tout ce qu'elle demande, c'est d'être aimée et acceptée… Tu n'aurais tout de même pas préféré qu'elle se retrouver dans un foyer d'accueil, au milieu de gens qu'elle ne connaît pas et qui ne s'occupent d'elle que parce qu'ils sont payés pour ça ?
  - Je n'en sais rien… Tout était tellement plus simple, avant… Ce que je voudrais, c'est que papa ne soit pas venu chez nous ce jour-là… Rien de tout ça ne se serait passé, et nous vivrions encore tranquillement, toutes les trois…
  - Peut-être, mais ce qui est arrivé est arrivé, et tu ne pourras rien y changer. Et je t'assure que Rose est probablement la première à souhaiter que ses parents et elle soient rester chez eux plutôt que de venir ici…
  - Je sais bien…
  - Alors promets-moi que tu feras des efforts pour changer de comportement à son égard. Pour changer de comportement tout court.
  Angela baissa les yeux. Il était évident qu'elle se sentait tiraillée entre sa rancœur pour son père et les paroles de sa mère. Une part d'elle-même savait pertinemment que Rose n'était pas responsable, même si elle refusait de l'admettre. C'était tellement facile d'en vouloir à une fillette de 8 ans… Tellement plus facile que d'en vouloir à son père…
  - J'essaierai, murmura-t-elle au bout de quelques secondes. Je ne te promets rien, mais j'essaierai…
  Un sourire se dessina sur le visage de Caitlin. Elle prit doucement la main d'Angela dans les siennes, et l'adolescente releva lentement la tête.
  - J'ai besoin de toi ma chérie… Cette situation n'est facile pour personne, et certainement pas pour moi. Et les choses n'iront pas mieux si on continue à perdre notre temps et notre énergie à se bagarrer constamment pour des choses qui n'en valent vraiment pas la peine…
  - Je sais…
  - Bien… dans ce cas je ne vois pas ce qui nous empêche de laisser tout ça de côté et d'essayer d'aller de l'avant. Pas seulement pour Rose, mais aussi pour nous.
  Angela répondit par un hochement de tête.
  - Et maintenant je suggère que nous rentrions. Tes sœurs et ta grand-mère doivent être mortes d'inquiétude. Et il y a toujours un charmant jeune policier qui nous attend là-dehors…
  - La police ??
  - Angie, je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où tu te trouvais, ou de ce qui avait pu t'arriver… D'ailleurs de ça aussi, il va falloir qu'on en discute.
  - J'imagine… j'imagine que je vais être punie… articula la jeune fille en se relevant.
  - Ca, je crois que tu l'auras un peu cherché.
  - Tu vas m'interdire de jouer au basket ?
  - Je n'en sais rien, à vrai dire je n'y ai pas encore tellement réfléchi. On verra ça demain, d'accord. Pour l'instant je crois que nous avons toutes les deux besoin de rentrer à la maison et de nous reposer.
  Caitlin se leva à son tour, passa son bras autour des épaules de sa fille, et toutes deux prirent la direction de la sortie. Il ne fallut que quelques minutes au jeune agent pour les ramener jusque chez elles. Après l'avoir remercié une nouvelle fois, Caitlin traversa rapidement la route, suivie d'Angela. Elles n'avaient pas atteint les premières marches du perron lorsque la porte d'entrée s'ouvrit à la volée. Lucy se précipita à leur rencontre, sans se soucier du fait qu'elle ne portait rien d'autre qu'un pyjama.
  - Angie ! s'exclama la fillette en sautant dans les bras de sa sœur. J'ai eu tellement peur, on croyait que tu t'étais fait kidnappée !
  - Ne sois pas sotte, répliqua la jeune fille avec un sourire amusé. J'étais juste allée boire un café, et même pas loin en plus.
  - La prochaine fois, pense à nous prévenir !
  Angela passa une main affectueuse dans les cheveux bouclés de sa sœur. L'accueil que lui réserva sa grand-mère fut toutefois beaucoup moins chaleureux.
  - Nous nous sommes tous fais un sang d'encre, lui reprocha la vieille dame en la prenant dans ses bras. Qu'il ne te prenne jamais l'envie de recommencer…
  Mal à l'aise, Angela s'arracha à l'étreinte de Catherine et lui adressa un sourire désolé. Au même moment, elle aperçut Rose, qui se tenait à demi cachée derrière la rampe d'escalier. La fillette la fixait de ses yeux sombres et tristes, et pendant quelques secondes, l'adolescente se sentit accablée de remords, non pas à cause de sa fugue mais en raison de l'hostilité qu'elle avait manifestée à l'égard de sa petite sœur.
  - Je… je suis contente qu'ils t'aient retrouvée… articula timidement la petite fille.
  Angela ne répondit pas immédiatement. Elle ne savait pas quoi dire.
  - Je ne voulais pas vous inquiéter, dit-elle finalement en se tournant vers Caitlin et Lucy. Je suis désolée, je vous promets que ce n'était pas le but…
  - Dommage, fit remarquer Lucy. Parce que si ça avait été le but, ben ça aurait drôlement bien marché.
  Angela esquissa un sourire, soulagée de constater que sa petite sœur ne lui en voulait pas.
  - Je crois que je vais monter dans ma chambre, je suis fatiguée…
  Toutefois, le regard que lui adressa Caitlin suffit à lui faire comprendre qu'elle n'irait nulle part tant qu'elle n'aurait pas présenté ses excuses également à Rose. Elle prit une profonde inspiration et se tourna à nouveau vers la fillette.
  - J'ai pas été très sympa avec toi, ces derniers jours, marmonna-t-elle. Je m'excuse… Je… je suis contente que tu sois là…
  Les yeux de Rose, toujours posés sur elle, semblèrent soudain s'illuminer, comme si quelqu'un était enfin parvenu à retirer le voile de tristesse qui les dissimulait depuis plusieurs semaines. Un faible sourire se dessina sur son visage et elle fit un pas hésitant dans la direction de sa sœur. Celle-ci n'effectua pas le moindre mouvement, mais lorsqu'elle sentit les bras de Rose se nouer timidement autour de sa taille, elle ne chercha pas à la repousser. Sa mère avait probablement raison, comment une petite fille aussi fragile pourrait-elle être la cause d'événements survenus avant même sa naissance ? Il lui faudrait sans aucun doute un peu de temps avant de parvenir à accepter totalement sa petite sœur au sein de son foyer, mais elle était définitivement prête à faire un effort.
  - Nous allons y aller, intervint Henry en se penchant vers Caitlin. Il est tard, et je crois que vous avez toutes les quatre beaucoup de choses à vous dire.
  La jeune femme hocha la tête en silence. Catherine et Henry récupérèrent leurs manteaux, et quittèrent la petite maison après avoir embrassé leurs petites filles. Caitlin referma la porte derrière eux, puis se retourna vers Angela, Rose et Lucy. Cette dernière avait rejoint son aînée et toutes deux montaient les escaliers, suivies de près par Rose dont la petite main était accrochée à celle de Lucy. Elle demeura immobile pendant quelques instants, observant ses trois filles qu'elles voyaient pour la première fois depuis des semaines se comporter vraiment comme des sœurs. Du temps… Bien sûr, elles en auraient toutes besoin, que ce soit Rose pour surmonter la perte de ses parents, Angela pour accepter la présence de sa petite sœur ou encore elle-même pour tenter de pardonner enfin à Jason. Néanmoins, pendant une seconde, elle eut la certitude qu'elles finiraient par y parvenir tôt ou tard. Un sourire se dessina sur les traits de la jeune femme, puis, après avoir verrouillé la porte d'entrée, elle éteignit la lumière du hall et rejoignit ses filles au premier étage.

 

Fin